1948 – Gérard Philipe (dégoulinant) tourne "Une si jolie petite plage"

 Une si jolie petite plage, film de Yves Allégret (détail de l'affiche)

Sorti en 1949, Une si jolie petite plage, film de Yves Allégret sur un scénario de Jacques Sigurd, doit beaucoup à l’implication de Gérard Philipe. En 1945, c’est lui qui aurait convaincu son ami (et alors colocataire, rue du Dragon) Sigurd de transformer ce qui était un début de nouvelle en scénario de cinéma. C’est également lui qui use de sa célébrité pour vendre le scénario de Sigurd au producteur et à Allégret. Avec succès, puisque le journaliste à L’Écran Français écrira finalement une sorte de « trilogie noire » pour ce dernier, avec les tout aussi superbes Dédée d’Anvers et Manèges.  

"Une si jolie petite plage", publicité parue dans "Ce Soir" du 20 janvier 1949

Ce film est aussi une histoire d’amitié, puisqu’il voit la reconstitution, le temps d’un projet, d’un groupe amical qui s’était connu à Nice et Cannes : n’oublions pas que Gérard Philipe y avait fait ses débuts au théâtre avec Une grande fille toute simple que jouait également Madeleine Robinson, qu’il y avait connu Sigurd, et les frères Allégret.

 

Dans une interview, Yves Allégret a expliqué que le point de départ du scénario avait été inspiré par un fait divers :

Il détaillera également son ambition pour son film dans L’Écran Français (14 décembre 1948).

Friande de potins cinématographiques, la presse se fait l’écho de l’avancée du projet :

 

 TEMPÊTE… SUR UNE PETITE PLAGE

Au début d’avril, commenceront les prises de vue du prochain film de Gérard Philipe, Une si jolie petite plage.

Depuis longtemps, le projet était en cours. Exactement au lendemain du succès de Diable au Corps. Micheline Presle devait également faire partie de la distribution et occuper du même coup la place de vedette du film.

Mais, entre-temps, Gérard Philipe a grimpé allégrement au firmament du cinéma. Et ses cachets en ont fait autant. Si bien que l’équilibre du budget du film risquait de se trouver gravement compromis. Du coup, les producteurs devaient faire des sacrifices. Philipe ou M. Presle ? Après quelques hésitations, c’est cette dernière qui a payé les frais – si l’on peut dire – de l’opération et Madeleine Robinson tiendra sa place.

Ciné-Miroir, 16 mars 1948.

 

Madeleine Robinson aurait en effet signé son contrat le 31 janvier 1948 (L’Aurore, 1er février 1948). Micheline Presle avait-elle été vraiment pressentie ? Ne faut-il pas y voir plutôt le souhait des journalistes, prompts à créer un « couple idéal » de « vedettes » ? Philipe retrouvera M. Presle dans Tous les chemins mènent à Rome (toujours un scénario de Jacques Sigurd, qui s’essaye au comique, avec un résultat… mitigé) et dans un sketch des Amants de Villa Borghèse, qui pourrait se voir comme Le Diable au Corps II : 15 ans après… Quant à Simone Signoret, elle se serait estimée trop jeune pour le rôle.

 

Une si jolie petite plage... et un tournage arrosé

Les difficultés du tournage ont été relatées par Henri Alekan dans Gérard Philipe, Souvenirs et Témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy (Gallimard, 1960, pp. 108-109) aussi n’y reviendrons-nous pas trop… En avril 1948, l’équipe est à Barneville-sur-Mer (Calvados) pour les extérieurs. Mais le scénario nécessite une pluie incessante… dont la météo est bien chiche !

 

 UNE SI JOLIE PETITE PLAGE… SOUS LA PLUIE

La si jolie petite plage s’étend à perte de vue de Carteret à Portbail. C’est beau et un peu sinistre. Tout à fait ce qu’il faut pour le film que tourne en ce moment Yves Allégret.

On tourne en juin, mais l’action du film se situe en novembre, alors la pluie est la bienvenue. Naturellement, puisqu’on l’attend, elle est rare et ce sont les pompiers de Barneville qui sont chargés de faire la pluie… et le beau temps. C’est vous dire que le tournage n’est pas toujours très agréable pour les acteurs et qu’ils ont eu du mérite à me donner les quelques lignes manuscrites que j’étais bien décidée à ramener à Paris. Ce que je dois ajouter, c’est que Madeleine Robinson (trempée jusqu’au os), Gérard Philipe (grelottant de froid), « s’exécutèrent » de bonne grâce… comme vous pouvez en juger. André Valmy eu, lui, moins de mérite, car c’est à l’apéritif que je l’ai surpris, un apéritif qu’il dégustait à la terrasse ensoleillée d’un café (…).

Une si jolie petite plage : autographe de Gérard Philipe et Madeleine Robinson
Une si jolie petite plage : arrosage de Gérard Philipe

Au moment où je pars, toute (sic) le monde s’affaire déjà pour les préparatifs de la fête de nuit qui aura lieu quand paraîtront ces lignes. Cette fête est organisée (…) pour remercier la population barnevillaise qui (…) c’est très obligeamment prêté aux exigences des techniciens.

[Elle] se déroulera dans les « Studios de Barneville » en l’occurrence un immense garage ! … On y dansera autour du plateau où subsiste un décor (…).

(…)

J. V.

Cinémonde, 8 juin 1948.

 

"Une si jolie petite plage": les pompiers durant le tournage (Ce Soir, 4 septembre 1948)
Les pompiers au travail…

Ce Soir, 4 septembre 1948

 

En juillet, le tournage se délocalise au Studios Billancourt pour filmer les intérieurs. Il n’est pas rare d’échanger des visites de courtoisie de plateau à plateau. Un journaliste rend ainsi compte de la rencontre entre Pierre Blanchar (qui tourne Docteur Laennec) et Gérard Philipe :

 (…)

[Pierre Blanchar] nous parle avec autant de sincérité de la manière dont son ami Charles Boyer s’est jeté sur la crème fraîche peu après avoir débarqué en Normandie. De la crème fraîche en 1948 ? (…)

(…)

Mais Gérard Philipe l’interrompt. Dans une salle voisine, il joue le rôle principal d’« Une si jolie petite plage », un film de Y. Allégret. Il vient rendre à Pierre Blanchar une visite de bon voisinage, en lui tendant une main bandée de multiples pansements.

— Vous êtes blessé ? s’inquiète le docteur Laennec.

— C’est dans mon rôle, réplique avec beaucoup de naturel Gérard Philipe.

Décidemment, on ne saura jamais très bien à quel moment ces messieurs jouent.

L’Aurore, 1er juillet 1948.

  

Cinémonde s’invite lui aussi sur le tournage :

 

[Synopsis du film avec de gros divulgâchages… y compris la fin !!!! Pas sûr que l’indiscrète ait retrouvé de sitôt du boulot !]

Lucille, la jolie script-girl qui vient de raconter Une si jolie petite plage ajoute :

« Yves Allégret serait furieux : c’est très mal raconté. L’histoire ne prend sa valeur qu’avec une certaine atmosphère… »

*

Toute l’équipe est revenue trempée de Barneville, où, pendant quatre semaines, on a tourné les extérieurs en grelottant. Maurice Colasson a bâti au studio le décor intérieur de l’hôtel. [Puis description du tournage d’une scène avec Jean Servais.]

Une si jolie petite plage est, comme Dédée d’Anvers, un scénario de Jacques Sigurd. Un nouveau tandem scénariste-réalisateur est-il en train de naître ?

Cinémonde, 13 juillet 1948.

 

Avec un titre archi-racoleur, en août 1948, Combat fait également le point sur l’achèvement du film : 

 

"Une si jolie petite plage", reportage : titre de "Combat", 26 août 1948

 On termine actuellement le montage et la sonorisation du dernier film d’Yves Allégret : « Une si jolie petite plage », avec Madeleine Robinson et Gérard Philipe. Commencées quelques lois après l’achèvement de « Dédée d’Anvers » (…), les prises de vues avaient été achevées au mois de juillet à Barneville.

Une grande partie de film, en effet, se situe en extérieurs. Le cadre – la « si jolie » petite plage – joue un très grand rôle dans l’action. Il crée presque entièrement l’atmophère désolée et sinistre du film. C’et pourquoi l’on a choisi une petite localité pluvieuse du littoral de la Manche. La pluie était de rigueur. Elle était même si nécessaire que lorsque le ciel nuageux ne se décidait pas, les pompiers de Barneville étaient chargés d’arroser consciencieusement les acteurs. Gérard Philipe, Madeleine Robinson et leurs camarades Jean Servais, André Valmy et Georges Ferry ont ainsi tourné pendant plusieurs semaines sous une pluie inlassable, qu’elle soit naturelle ou artificielle. On ne signale pourtant aucune bronchite ni pneumonie.

(…)

[Long synopsis commenté du film.]

C’est la première fois que Gérard Philipe meurt au cinéma. C’est aussi la première fois que Madeleine Robinson est aussi mal habillée.

 En somme, m’a dit Jacques Sigurd, tout le film est commandé par un drame qui appartient déjà au passé lorsque l’action commence. Nous assistons à la lutte d’un jeune homme contre la fatalité qui le cerne. Je crois que Yves Allégret a réussi un excellent film. Mais ce n’est là pour l’instant, que mon opinion…

R. G.

Combat, 26 août 1948.

 

 … et un film censuré

Mais la finalisation n’est pas tout. Voici que la censure s’en mêle, menaçant la sortie du film. En raison d’attaques contre la moralité des pupilles de l’Assistance Publique. Jacques Sadoul s’en émeut, dans Les Lettres Françaises du 18 novembre 1948 : 

« (…) Parce que la Commission consultative de contrôle n’était pas automatiquement soumise à leurs ordres, certains ministres avaient voulu sévir à sa place. (…) Mais les ministres sont têtus.

Ce n’est pas un secret, par exemple, que le ministre de la Santé publique demande actuellement à Marc Allégret, des coupures dans Une si jolie petite plage, qui promet d’être l’un des meilleurs films de la saison. Parce que Gérard Philipe y joue le rôle d’un pupille de l’Assistance publique dont l’enfance n’a pas été très rose. Or, officiellement, tous les pupilles de l’Assistance sont heureux, sains, prospères, choyés. (…) Demain, la Santé publique interdira Le Malade imaginaire parce qu’on y ridiculise les apothicaires, et Madame Bovary parce qu’un médecin y est cocu… (…) »

 "Une si jolie petite plage" (Les Lettres Françaises, 18 novembre 1948)

Finalement, après diverses tractations, l’autorisation de sortie est décernée. On en rend compte :

 

JACQUES SIGURD, le dialoguiste d’« Une si jolie petite plage » avait fait dire à Jane Marken parlant des enfants de l’Assistance publique : « C’est pourri dès la naissance. Le poids du péché, comme on dit. Un jour ça périt sur l’échafaud et ça n’est pas volé ».

Le ton de cette phrase dit assez le personnage. Le ministre de la Santé publique s’est cependant ému, et a demandé que la phrase soit modifiée. Jane Marken dira donc : « …Ça périrait un jour sur l’échafaud que ça ne m’étonnerait pas. »

Le ministre s’est contenté de ce changement grammatical. Mais ce conditionnel ressemble bien à un futur… C’est pourquoi Yves Allégret, le metteur en scène, et Jacques Sigurd ont accepté cette phrase.

Le ministre demandait aussi que le film soit précédé d’une introduction précisant que tous les enfants de l’Assistance publique ne finissent pas dans la peau de criminels, et que certains d’entre eux deviennent même ministres…

C’est en définitive un « chapeau », comme disent les journalistes, plus anodin qi a été adopté ; on vous dira seulement que le film ne saurait avoir une portée générale.

Il y a un mois environ que les discussions se poursuivaient pour savoir si « Une si jolie petite plage » devait être interdite ou non.

Tout est bien qui finit bien. Jusqu’à nouvel ordre, on prévoit la sortie du film pour aujourd’hui au Madeleine.

Ce Soir, 20 janvier 1949.

 

Encadrant le film avant et après son déroulé, un double avertissement précise également :


"Une si jolie petite plage" avertissement préliminaire imposé avant le film
"Une si jolie petite plage" avertissement préliminaire imposé avant le film


Ce texte avait été (ironiquement) suivi de « Communiqué rédigé  et imposé par le ministère de la Santé Publique et de la  Famille ».

Toutefois « le ministère de l’Intérieur, à qui cette vérité ne convenait pas, a protesté énergiquement. Le producteur a dû enlever sous quarante-huit heures la mention en question. » (Femmes françaises, 26 février 1949)!!!

 

Photographies © Bibliothèque nationale de France. - Copies d’écran © Gaumont.

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