1951 – La lâcheté du Prince de Hombourg : une scène iconique (1)

Gérard Philipe dans sa loge (Prince de Hombourg)

Avec le Cid, Arthur Frédéric de Hombourg est l’un des rôles les plus mythiques de Gérard Philipe. A travers la vision de Jean Vilar, le personnage devient même le double inversé de Rodrigue. La photographie (littéralement) iconique d’Agnès Varda, un portrait de ce prince somnambule tenant sa couronne de lauriers, est devenue l’essence même d'un héros de Kleist qui s’est désormais fondu dans la persona de Gérard Philipe. Plus qu’un instant inscrit dans l’histoire du théâtre, cette incarnation théâtrale est aussi l’un des moments-phares, quasiment l’incarnation, du festival d’Avignon. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce cliché est reproduit sur l’une des fresques ornant les murs de la ville…

Il en a cependant fallu beaucoup pour faire d’une pièce de théâtre inconnue en France, mal aimée et sujette à de nombreuses interprétations polémiques en Allemagne, l’un des moments fondateurs du festival en sa jeune maturité et, par la suite, du Théâtre National Populaire. 

Le flair de Jean Vilar et l’interprétation de Gérard Philipe en sont les promoteurs et les acteurs agissant. Pour presque tout, en réalité. 

Sans cesse joué tant que Gérard Philipe fera partie de la troupe et qu’il se sentira assez jeune pour jouer le rôle, ce drame aura du succès. Le T.N.P le reprendra sur la longue durée : Gérard Philipe le jouera sans doute 120 fois.

 

Jouer Le Prince de Hombourg, un choix étrange et risqué

Ouvrir le cinquième festivald’Avignon avec cette pièce était une véritable gageure.

Heinrich von Kleist était un auteur germanique (ce qui rappelait de mauvais souvenir, la guerre étant encore si proche), suspect d’apologie du militarisme conquérant, auteur d’un « drame patriotique » (terme utilisé par Kleist lui-même) devenu injouable après la guerre… (À ce sujet, voir Nicole Colin, « Eine Histoire Croisée ? Kleist auf Französischen Bühnen » dans Études Germaniques (janvier 2012, disponible en ligne).

Pire, la pièce était très appréciée des Nazis qui se l’étaient appropriés : cette apparente apologie de l’État fort et militariste ne pouvait que leur plaire ; il avait vaguement été question que Louis Jouvet monte la pièce, avant le départ précipité du directeur de l’Athénée en Amérique du Sud…

Pourquoi ce choix ? Jean Vilar n’a pas laissé de nombreuses explications, mais des bribes de réponses.

En 1951, il l’expliquait ainsi à Constantin Brive :

« [...] je considère que bien plus que Goethe ou Schiller Kleist est l'un des pères de la littérature romantique au théâtre, avec Strindberg ou Georg Büchner dont nous avons créé en 1948 "La Mort de Danton". Ce rôle, bien des auteurs dramatiques de notre temps refusent de le reconnaître. Mais c'est aussi évident que le rôle de Sophocle dans la tragédie classique française... [En ce qui concerne le choix du "Prince de Hombourg"], c'est loin d'être son œuvre la plus terrible. Mais jamais nos grands aînés, Dullin par exemple, n'auraient osé la jouer : le public n'était pas prêt. En somme (ajoute-t-il modestement), c'est une chance pour mes camarades et moi que cette évolution se soit faite lentement : nous en profitons ; il nous reste des découvertes à faire ! [Quant aux reproches qui lui ont été faites à lui, Vilar, relatifs à ses choix de « maîtres étrangers »], pendant cinq ans nous nous sommes efforcés de maintenir une équivalence entre les œuvres françaises et étrangères. Nous aurions volontiers donné la préférence aux auteurs de chez nous. Mais sur les tréteaux il faut qu'une pièce soit bien grande pour ne pas paraître petite... Maintenant notre troupe estime qu'avec Shakespeare, Büchner et Kleist elle aura fait une sorte de pèlerinage auprès des trois maîtres du théâtre contemporain. L'an prochain nous verrons autre chose... » (Combat, 9 juillet 1951)

Il dira aussi un peu plus tard :

« Sans doute ai-je été amené à monter plusieurs œuvres étrangères au Palais des Papes, mais si je les ai choisies, c'est parce qu'elles étaient complétement ignorées en France. Bien que, de Shakespeare, Richard II et Henri IV n'avaient jamais été joués chez nous, de même Le Prince de Hombourg, de Kleist, ou encore La Mort de Danton, de Buchner. Il va sans dire que je n'hésiterai pas à donner la préférence aux jeunes auteurs français. Pourquoi ne pas monter, par exemple, une pièce d'Henri Pichette, qui possède un si extraordinaire don du langage ? Évidemment, c'est là un jeu qui ne va pas sans risque. » (Ce Soir, 24 août 1951).

(Sur ce dernier point, Vilar avait raison : Nucléa sera un échec cuisant et la recherche de jeunes auteurs français sera laborieuse, comme en témoignent les « fiches de lectures » souvent hilarantes de Georges Perros, alors lecteur pour le T.N.P. On peut en lire tout un florilège sur le compte Facebook de la Maison Jean Vilar.)

 

Ce seraient la traductrice de Büchner, Marthe Robert et son mari, Arthur Adamov, qui lui auraient recommandé Le Prince de Hombourg lorsque Vilar cherchait un « autre drame romantique » pour exploiter le succès qu’il avait obtenu avec La Mort de Danton de Büchner. (Voir Pierre Bertaux, «Die Kleist Rezeption in Frankreich » dans Die Gegenwärtigkeit Kleists: Reden zum Gedenkjahr 1977 im Schloss Charlottenburg zu Berlin, Berlin, E. Schmidt, 1980, p. 38) Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Kleist lui paraîtra si essentielle qu’il envisageait de créer ensuite Penthésilée, « chef d’œuvre lyrique et tragique » « plus fort que Macbeth ou Lear ». (Voir Louis Montillet, Jean Vilar, de la tradition théâtrale à l'utopie nécessaire : contribution à l'étude de la pensée de Vilar conduite à la lumière de ses textes, thèse de doctorat, Université Bordeaux Montaigne, 2014, p. 506). Il ne reviendra pourtant pas à l’œuvre de Kleist après cette fulgurante création.

 

Présentant le programme du cinquième festival d’Avignon à un journaliste, au temps des répétitions qui se déroulaient au studio de danse du Théâtre des Champs-Élysées, Gérard Philipe expliquait tout d'abord :

« "Curieux personnage que ce prince, que je dois incarner... Tout d’abord, je le voyais comme un enfant gâté. Mais Jean Vilar, aux répétitions, me l’a fait découvrir, m'a révélé sa personnalité, bien plus forte." »

Vilar enchaînait : « "Ce n'est pas moi, c'est Artaud qui disait que les trois maîtres contemporains étaient Buchner, Strindberg et Kleist. J'avais déjà travaillé sur des œuvres des deux premiers ; maintenant, j'arrive au troisième. Et vraiment ce prince de Hombourg est un personnage passionnant.

Passionnant... répète Gérard Philipe. » (L'Aurore, 23 juin 1951)

 

Le comédien développera ultérieurement sa réflexion sur l’œuvre, en réponse à certaines critiques récurrentes sur le choix de cette pièce par Vilar :

« Le Prince de Hombourg était devenu pour Hitler un dithyrambe exaltant la patrie. Et l’on peut donner tant de sens au mot patrie, n’est-ce pas ? En déplaçant l’accent, en modifiant la perspective, on peut faire beaucoup. Il y a dans le Prince de Hombourg une réplique qui illustre bien ce que Jean Vilar et moi-même recherchons dans la mise en scène... Elle est connue... "Il faut faire attention à ce que l’arbre ne cache pas la forêt..." C’est le sentiment général qui guide Vilar plus que les détails... C’est aussi le sentiment de se trouver devant un chef-d’œuvre qui fait que le T.N.P. joue une pièce plutôt qu’une autre. Le thème et anecdote importent moins... Ainsi dans Le Prince de Hombourg, il y a un revirement à la fin qui représente une concession de l’auteur à son époque. On sent bien qu’il n’a pas été agréable à Kleist de faire gracier le prince, lequel avait gagné la bataille contre les ordres... Mais qu’importe ! À deuxième vue, son héros plus sentimental que raisonnable est follement attachant. C’est un être qui vit et rêve comme l’on peut vivre et rêver sur cette terre. » (Cité dans Gérard Philipe, souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, pp. 167-168 ; non sourcé.)

 

En dehors de ces raisons d’importance dramatique et de large format épique, cette « tragédie romantique » était faite pour Gérard Philipe, et l’habile régisseur le savait parfaitement… Ce qui fut relevé par la critique : « Gérard Philipe était d’évidence le héros destiné de ce drame de la nuit, traversé de sanglots et de fanfares, où la fraternité, la tendresse et l’héroïsme font de ces soldats prussiens des hommes que nous reconnaissons » (Combat, 23 juillet 1951).

Cet avis montre aussi que la pièce était alors reçue dans un perception « romantique » : l’exaltation du poète suicidé alliée à la vision d’un « Gérard Philipe en chemise blanche comme un jeune héros foudroyé » ont fortement contribué à infléchir la perception du Prince de Hombourg et de son auteur dans l’esprit du public français, comme le notait d’ailleurs Pierre Bertaux (Ibid., p. 39).

Avant les représentations, Henry Magnan soulignait aussi l’adéquation du rôle et de la persona torturée de Gérard Philipe, dans certains de ses rôles (on l’avait récemment vu au cinéma dans La Ronde — un aristocrate militaire névrosé —, Souvenirs perdus — un assassin très perturbé —, Juliette ou la clé des songes — un rêveur suicidaire) :

« On imagine assez bien le profil tendu, aigu, angoissé, de Gérard Philipe dans le rôle de ce prince de Hombourg dont les Mémoires de Frédéric II révèlent qu'il a forcé la victoire contre toutes les lois de la guerre. Et derrière lui, naturellement, celui de Kleist. » (Le Monde, 24 mai 1951).

 

Gérard Philipe et Jeanne Moreau, "Le Prince de Hombourg"

En effet, cette incarnation mythique contribua à lancer le futur T.N.P., profita à la jeune réputation de la troupe et révéla un dramaturge inconnu des spectateurs. Comme le précisa par la suite l’académicien André Maurois,

« L'attention des Français fut attirée sur Heinrich von Kleist et son œuvre par les représentations, au Théâtre National Populaire, du Prince de Hombourg. Le talent d’un acteur, Gérard Philipe, contribuait à faire de ce jeune héros un Hamlet, un Lorenzaccio, un Richard II. Le ton, étonnamment moderne, du langage et des sentiments s'imposa. Hors les germanisants de profession, le public ne savait rien de l’auteur et ne connaissait pas ses autres œuvres, En Allemagne, Kleist avait été et demeurait populaire. Mieux que Gœthe ou Schiller, il exprimait les aspects dionysiaques et troubles de l'âme germanique. Son existence tourmentée, sa mort tragique en font le type même du romantique absolu, qui, dans sa fuite devant la vie, va jusqu'au meurtre et au suicide. L'écrivain rappelle parfois Nietzsche et l'on a pu, à son propos, parler de Shakespeare et d'Eschyle. » (La Revue de Paris, juin 1954 (Vol 61), p. 3)

 

Tragédie complexe ; tragédie de la désobéissance, dit-on souvent ; mais aussi tragédie de la lâcheté ou du refus viscéral de la mort, surtout absurde et peut-être injuste. Quoi qu’il en soit, « furieusement lyrique », comme le précisera Jean Lacouture (Combat, 23 juillet 1951). Un lyrisme qui se prêtait parfaitement au phrasé si particulier de Gérard Philipe, à ses envolées si spécifiques, à cette outrance contrôlée qui a marqué et, assurément, fasciné ses contemporains.

 

Gérard Philipe dans "la scène de la lâcheté", photo de Benno Graziani

Le recul instinctif du personnage devant son destin, cette volonté de vivre à tout prix, s’incarnent pleinement dans la fameuse « scène de la lâcheté » qui voit le héros prêt à tout pour survivre. À tout. Même (et surtout) à se renier (provisoirement) lui-même, ses valeurs et sa naissance. Ce qui ne pouvait que choquer le spectateur français habitué à des personnages de tragédie empreints de noblesse et guidés par leur sens du devoir.

C’est cette scène – pivot de l’œuvre – qui revient comme un leitmotiv dans les appréciations et les souvenirs des contemporains qui y ont assisté. Elle fait de la pièce de Kleist une œuvre fascinante dans ses ambiguïtés et dans l’abandon, le lâcher-prise apparent qu’elle demande à son comédien principal. Elle n’est pas pour rien dans la séduction qu’exercent toujours les traces de ce spectacle (enregistrement radio intégral, photographies de scène, compte rendus divers, témoignages, bribe filmée par Georges Franju - récemment ressortie en DVD).

S’y ajoute désormais une dimension biographique que l’on ne peut nier : aux cris de panique et de révolte de Hombourg se superposent désormais notre connaissance du destin du comédien, lequel n’avait plus que huit ans à vivre lorsqu’il incarna le prince pour la première fois. La mort précoce de Gérard Philipe s’ajoute donc désormais à l’horreur que nous éprouvons, en tant que spectateurs-auditeurs de théâtre, au sort du personnage ; vivants qui écoutons un fantôme de voix, celle d'un mort-en-devenir qui se débat vainement contre son destin : celui de son personnage et celui qu’il ignore, mais que nous connaissons et qui fait partie intégrale de son mythe.

Et c’est sur cette scène centrale que nous allons nous pencher, à l’aide de quelques traces (sonores et photographiques) avant de tâcher de voir comment elle fut perçue par les spectateurs d’alors (dans ce billet de blog). 

 

Le Prince de Hombourg, Avignon 1951 (photo de Laurent Moreau)

 

Le Prince de Hombourg : argument de la pièce

Mais avant d’arriver à cette scène, voici, pour rappel, l’argument de la pièce. C’est André Maurois qui la résume, avec quelques corrections et/ou ajouts de ma part entre crochets :

« L'action se passe en 1675, lors de la bataille de Fehrbellin où l'Électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, vainquit les Suédois. A la veille du combat, le prince de Hombourg, jeune général qui commande la cavalerie, a une crise de somnambulisme. Troublé par la maladie, par l'amour [pour] sa cousine Nathalie, entrevue à la lueur des flambeaux, par la passion de la gloire, il n'entend pas les instructions que le maréchal Doerfling donne à ses officiers. [...] Les ordres sont, pour la cavalerie, de ne pas charger avant un signal convenu. Hombourg, qui les ignore, attaque avec une excessive précipitation, mais il se trouve que sa fougue décide de la victoire. Est-il un héros ou un coupable ? Lui, en toute bonne foi, se croit un héros et vient avec simplicité déposer les drapeaux suédois aux pieds de l'Électeur. Pour récompense, il demande la main de Nathalie. L'Électeur qui ne peut pardonner, même à un vainqueur, une faute contre la discipline, le somme de rendre son épée et de gagner la prison, en attendant le jugement. La peine ne peut être que la mort.

"[...] Le premier mouvement du jeune homme devant la mort est de ne pas y croire. Ce qui lui arrive est un cauchemar absurde, duquel il va s'éveiller... Si jeune est le prince de Hombourg qu'il croit [...] qu'il ne s'agit que d'un jeu. Sans doute il est en prison : sans doute l'affaire suit son cours. Sans doute ce vieil Électeur se plaît-il à juger avec la rigueur des Anciens... Mais quand il aura fait son devoir, il écoutera enfin son cœur. Et, pour Hombourg, le cœur et la raison ne font qu'un : il est déraisonnable de condamner à mort la jeunesse victorieuse... ?" [Note originelle : Jacques Lemarchand, introduction au Prince de Hombourg, Bibliothèque Mondiale, 1954, p. 13]

Quand il comprend [grâce à son ami Hohenzollern] que la mort est à sa porte, inexorable, il a un mouvement de révolte. Si jeune, il ne veut pas mourir. La gloire ? L'honneur ? La discipline ? L'amour ? Comme ces mots fantômes se dissipent en présence de la seule terrible réalité : la Mort. À ce moment, "le prince de Hombourg est un jeune garçon qui a peur et qui crie". Pour vivre, il est prêt à renoncer à son sang, à la main de celle qu'il aime ; il est prêt à devenir un simple paysan, qui sème et qui moissonne, mais qui vit. C'est un accès de terreur panique. "Il a, dans sa montée et dans son éclat, quelque chose de si vrai et de si inattendu que l'on est forcé de songer aux plus merveilleuses surprises de la tragédie grecque et du drame shakespearien ?" [Note : la source citée est identique que précédemment.] Soudain toutes les conventions se brisent : il ne reste plus qu'un être humain sans frontières, sans pudeur. Le drame l'emporte sur la tragédie.

[Nathalie se rend auprès de son oncle pour plaider la cause de Hombourg. Mais] L'Électeur sait la puissance de l'honneur. Il décide que Hombourg aura la vie sauve s’il déclare lui-même que la sentence est injuste. C'est le rappeler à la fois à la grandeur et à la servitude militaires. Le prince ne peut se résoudre à déclarer injuste ce qui lui paraît juste. Il restera en prison et attendra la mort. Une nuit il est amené, les veux bandés, au lieu de l'exécution cependant que, dans le lointain, les tambours battent une marche funèbre.

[Lorsqu'on lui débande enfin les yeux], devant lui sont l'Électeur de Brandebourg et Nathalie, qui lui apportent sa grâce, une couronne de lauriers et l'amour car, en effet, il en est digne ; il est devenu un autre homme, capable d'assumer tous les devoirs du métier d'homme et de chef. » (André Maurois « de l'Académie française », La Revue de Paris, juin 1954 (Vol. 61), p. 20-21.)

 

On peut toutefois moduler cette vision très optimiste : Hombourg a quand même été « cassé » psychologiquement et les tensions entre le Prince et l’ordre établi ne sont que peu réconciliées ; seules les circonstances (l’intervention des officiers qui pétitionnent pour Hombourg et lui gardent leur confiance) permettent de « réparer » l’ordre établi.

Bernard Dort relevait d’ailleurs que « le TNP de Jean Vilar n’a jamais cessé de faire se mesurer les rêves de l’individu et la réalité de la société, tout comme la liberté de l’acteur et la tyrannie du texte, en rejetant toute autre médiation que le plancher nu des tréteaux » (Théâtre en jeu : 1970-1978, Seuil, 1979, p. 40.) De même, il estimait que :

« Les meilleurs spectacles — cela dès les débuts du TNP — en témoignent : à preuve, son Prince de Hombourg, voire son Cid, où la réconciliation de l’individu et de la cité demeurait incertaine, plus rêvée ou promise que réalisée. C’est que la scène ne saurait, aujourd’hui, être le lieu où se produit, par la seule vertu de la parole poétique, une dialectique de la conscience et du monde. Il y a le monde et le héros y participe ; il y a la conscience du héros et le monde la détermine. » (Ibid., p. 39.)

 

Par sa morale ambiguë, par ses clairs-obscurs tremblés et la personnalité mouvante de son héros, Le Prince de Hombourg se prête à de nombreuses métamorphoses : s’il est somnambule et perméable aux sortilèges de l’inconscient nocturnes, le prince est aussi un jeune coq imbu de lui-même, cassant et brutal, conscient de sa caste. Vilar ne recommandait-il pas à Philipe : « Le Prince de Hombourg n’est pas seulement un chef d’œuvre. C’est aussi une pièce bien faite. / Il faut, tu es de mon avis, n’est-ce pas, que tous les soirs toutes tes ressources physiques et tes faiblesses d’homme jeune y contribuent. N’oublie pas non plus l’ivresse de la bataille proche. L’odeur de la poudre n'est pas un vain mot. Ne ralentis pas. Ne joue jamais la tendresse. Ou bien alors, rudement. » (Cité dans Jean Vilar/ Gérard Philipe. « J’imagine mal la victoire sans toi », TriArtis, Maison Jean Vilar, Festival de la Correspondance de Grignan, 2019, pp. 8-9).

Et c’est cette richesse qui fonde aussi la postérité d’un texte prompt à de nombreuses métamorphoses.

 

Le Prince de Hombourg : la scène à l’écoute

Pour avoir un écho, même partiel, de l’étonnement suscité par l’abaissement volontaire du vainqueur de Fehrbellin, mieux vaut écouter la fameuse scène dans sa continuité et dans sa rupture, déchirure noire se creusant en contraste avec les scènes précédentes… La voici donc :

 


Acte III, fin de la scène 2 à la scène 5.

Représentation du 23 juillet 1951, diffusée le 29 juillet sur la radio Chaîne nationale

 

Avec : Gérard Philipe (Hombourg), Jean Negroni (comte de Hohenzollern), Maurice Coussonneau (Stranz), Monique Chaumette (une dame de la Cour), Lucienne Le Marchand (princesse-électrice), Jeanne Moreau (Nathalie d'Orange).

 

L’entrevue entre le Prince, l’Électrice et Nathalie se déroule comme suit, selon la version scénique en langue française de Jean Curtis, cité ici pour une meilleure écoute (L’Arche éditeur, « Collection du Répertoire », 1952, pp. 54-58) :

 

« SCÈNE IV

 

SUIVANTE

Madame, je n’en crois pas mes yeux,

le Prince de Hombourg est dans l’antichambre.

 

ÉLECTRICE

Est-ce possible ?

 

NATHALIE

Lui-même, en personne ?

 

ÉLECTRICE

Il est pourtant aux arrêts ?

 

SUIVANTE

Il n’a même pas pris la peine d’ôter son manteau et son chapeau.

Il prie, il supplie,

il n’entend pas raison, il veut vous voir.

 

ÉLECTRICE, mécontente.

Manquer à sa parole ! Quelle inconscience !

 

NATHALIE

Il a peut-être une raison toute puissante.

 

ÉLECTRICE, après réflexion.

Faites-le entrer.

Elle s’assied.

 

SCÈNE V

Entre Hombourg.

 

HOMBOURG :

Ma mère !

Il tombe à genoux.

 

ÉLECTRICE

Prince, a quoi pensez-vous ?

 

HOMBOURG

Ah, laisse-moi me traîner à tes pieds !

 

ÉLECTRICE avec une émotion contenue.

Prince, vous êtes prisonnier et vous avez l’audace…

N’étiez-vous pas suffisamment coupable ?

 

HOMBOURG, pressant

Si tu savais ce que j’éprouve !

 

ÉLECTRICE

Je ne le sais que trop. Mais que peut faire

une pauvre femme comme moi ?

 

Gérard Philipe dans "la scène de la lâcheté", photo de Benno Graziani

HOMBOURG

Tu parlerais autrement

si tu sentais le frisson de la mort qui me glace le cœur,

Pour moi, tu es une créature surhumaine, toute puissante,

dont j’attends le salut ; oui, toi, mais aussi ta nièce

et ces femmes et tous ceux qui sont encore vivants !

Le plus misérable des êtres est un Dieu pour moi.

Le dernier de tes palefreniers, si je le rencontrais,

je me pendrais à son cou et je lui crierais : au secours !

Il n’y a que moi sur la terre entière

qui sois faible et sans pouvoir, incapable de me sauver.

 

ÉLECTRICE

Tu n’es pas toi-même. Que s’est-il passé ?

 

HOMBOURG

Ma tombe, ma fosse ! Je viens de les voir,

aux lueurs des torches, les fossoyeurs qui creusent ma fosse,

la tombe ou mes os seront alignés demain.

Tu vois mes yeux, n’est-ce pas, tu vois leur regard ?

Demain ils seront dans les ténèbres. Pose ta main sur mon cœur

ils veulent le trouer avec du plomb, du fer, le trouer !

Sur la place du marché il y a des gens qui louent leurs fenêtres :

on paie pour me voir exécuter !

Et moi, qui regardais l’avenir, du plus haut de l’existence,

comme un nouveau monde et comme un empire fabuleux,

demain je suis entre deux planches, à pourrir

et tu ne verras plus de moi qu’une pierre et qu’une croix !

 

Gérard Philipe dans "la scène de la lâcheté", photo de Benno Graziani

Nathalie, qui était restée debout, à quelque distance, appuyée sur l’épaule

de la suivante, s’assied, bouleversée, près d’une table et pleure.

 

ÉLECTRICE

Mon fils ! Si c’est la volonté du ciel,

tu dois subir-ton sort avec courage.

 

HOMBOURG

Le ciel, ma mère ?  La terre est trop belle.

Je t’en supplie, ne me laisse pas descendre

un jour trop tôt parmi les morts.

Si j’ai failli, s'il doit me punir,

pourquoi faut-il précisément qu’il me tue ?

Qu’on me chasse de l’armée, qu’on me casse,

qu’on me dégrade, :

j’accepterai, grand Dieu !

Depuis que j’ai vu cette fosse, ma fosse,

tout m’est égal, sauf la vie

Avec ou sans gloire, il m’importe bien !

 

Gérard Philipe dans "la scène de la lâcheté", photo de Benno Graziani

 

ÉLECTRICE

Que dis-tu ? Relève-toi, mon fils,

relève-toi. Tu es égaré. Il faut te ressaisir.

 

HOMBOURG

Non. Jure-moi d’abord, il le faut,

que tu me sauveras de la mort

En te prosternant à ses pieds !

Souviens-toi de la parole donnée

à ton amie d’enfance :

« Aime-le comme un fils quand je ne serai plus »

Voilà ce qu’elle t’avait dit sur son lit de mort.

Et toi, profondément émue, tu lui as saisi les mains

en lui répondant : « Je l’aimerai comme si Je lui avais donné le jour »

« Comme si tu m’avais donné le jour ! » — Il est temps.

Souviens-toi ! Va lui dire :

« Grâce pour mon fils, grâce »

Oui, fais cela et reviens me dire que je suis libre !

 

ÉLECTRICE, pleurant.

Mon cher enfant ! Je l’ai déjà fait

J’ai supplié, mais en vain.

 

HOMBOURG

Mais puisque je renonce au bonheur !

As-tu songé à lui dire

que je ne demande plus Nathalie,

que je ne ressens plus aucune inclination pour elle ?

Ta nièce est libre, libre, dis-le-lui bien,

comme si je n’avais jamais existé.

Qu’elle épouse qui elle veut,

fût-ce le roi de Suède, je m’en féliciterai !

Je veux me retirer sur mes terres,

bâtir avec mes mains, détruire avec mes mains,

semer, moissonner, suer sang et eau

comme si j’avais femme et enfant, récolter pour moi seul

et quand j’aurai tout rentré dans la grange,

semer encore, semer toujours, moissonner encore,

tourner en cercle à la poursuite des jours,

jusqu’au soir final et jusqu’à l’anéantissement.

 

ÉLECTRICE

Retourne en prison :

J’intercéderai pout toi, mais pas avant

 

Hombourg se relève. Il s’adresse à Nathalie :

HOMBOURG

Pauvre enfant, tu pleures. Le soleil ne brille aujourd’hui

que pour mettre nos espoirs au tombeau.

Ton premier amour est pour moi, je le sais

et ton visage, transparent,

me jure que tu n’en auras pas d’autre.

Mais quelle consolation pourrais-je te donner, dans ma misère ?

Va t’enfermer dans un cloître sur les bords du Rhin,

ou bien, si tu veux, les montagnards de Franconie sont pauvres,

achète-leur un enfant, un garçon

qui ait des mèches blondes comme les miennes,

il t’appellera du nom que tu rêvais d’entendre

et plus tard tu lui montreras

comment on ferme les yeux des morts.

Voilà tout le bonheur que j’imagine pour toi.

 

NATHALIE, mettant sa main dans celle du prince.

Prince, retournez à votre cellule

et, chemin faisant, regardez encore une fois

cette fosse que l’on creuse pour vous.

Le champ de bataille vous en a destiné

mille fois de plus sombres et de plus vastes

Moi, pendant ce temps, fidèle jusqu’à la mort,

j’essaierai de fléchir mon oncle.

Peut-être parviendrai-je à l’émouvoir

et à vous délivrer de toutes vos angoisses.

 

Gérard Philipe et Monique Chaumette (1952), photo d'Agnès Varda

Silence.

 

HOMBOURG, mains jointes, en extase.

Ai-je bien entendu ? Vous lui parlerez en ma faveur ?

Ainsi les anges n’ont pas toujours des ailes.

Chère Nathalie ! C’est la première cause que tu plaides,

comment oses-tu la plaider devant Monseigneur ?

Ton éloquence peut-elle viser si haut ?

— Ah, cette clarté soudaine de l’espérance !

 

NATHALIE

Dieu me tendra les flèches et j’atteindrai mon but.

Mais s’il ne peut pas revenir

sur la sentence du tribunal, si vraiment il ne peut pas,

un brave se doit de mourir bravement.

Tu as remporté dans la vie trop de victoires

pour ne pas sortir de la dernière épreuve triomphant.

 

ÉLECTRICE

Allons nous préparer. Chaque minute est précieuse.

 

HOMBOURG

Que tous les Saints du Paradis te protègent.

Adieu, adieu et de grâce fais-moi

connaître le succès de tes efforts.

 

Ils sortent. »

 

(Version scénique en langue française de Jean Curtis, L’Arche éditeur, « Collection du Répertoire », 1952, pp. 54-58.)

 

À suivre dans ce billet

  Une autre version de ce texte est disponible sur Academia.edu

Illustrations : Gérard Philipe dans sa loge (photographe inconnu, © DR) – Hombourg face à l'Electeur (acte II, scène 10), photo © Laurent Moreau (source: site du Festival d'Avignon)  – clichés de la « scène de la lâcheté », acte III scène 5, réalisés par Benno Graziani (source : merci de me signaler si vous souhaitez qu'elles soient enlevées) – Hombourg face à Nathalie (Monique Chaumette), acte III, scène 5, en 1952 © Agnès Varda (L’Arche Éditions, « Collection du répertoire », exemplaire personnel.)

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