1950 - Gérard Philipe en Arthur Rimbaud ? un film de Melville avorté


Rimbaud, un biopic projeté par Jean-Pierre Melville

C’est dans une interview accordée par Jean-Pierre Melville à Alain Guérin pour Ce Soir (8 septembre 1950) que l’on apprend certains détails de ses projets, et plus particulièrement le tournage d’une espèce de « biopic » d’Arthur Rimbaud.

«  (…)

[Jean-Pierre Melville] Je veux tourner la vie de Rimbaud. Rien n’est encore signé, mais l’idéal serait Gérard Philipe en Rimbaud et Bernard Blier en Verlaine.

 Sur quelle époque de la vie du poète pensez-vous porter votre effort ? Car on connaît peu, je crois, la période que l’on dit « silencieuse » et qui est la plus longue. D’autre part, envisagez-vous de poser, sinon de résoudre, le « problème Rimbaud » ?

 La première séquence du film sera la distribution des prix, triomphale pour l’élève Arthur Rimbaud. La dernière sera, après sa mort, le moment où sa mère est venue déposer des fleurs auprès de la statue de son fils. Ne croyez pas que je veuille faire un film littéraire ou même poétique. C’est le côté « homme » qui, chez Rimbaud, me passionne et c’est ce côté que je veux traiter. Les problèmes poétiques ne seront exposés qu’autant qu’ils rencontrent, servent ou découlent des problèmes humains. Je tiens à montrer Rimbaud aussi bien en officier hollandais à Batavia qu’en poète génial, qu’en contremaître aux carrières de marbre de Chypre. Je veux expliquer comment il a grandi en deux mois de vingt centimètres, juste quand il cessait d’écrire, et comment, après, il ne savait qu’à peine le français et émaillait ses rares lettres d’énormes fautes. Enfin, je désire aussi rétablir la vraie perspective dans les relations entre Rimbaud et Verlaine, qui sont très comparables à celles de Lola-Lola et du professeur dans L’Ange Bleu. (…) »

 De même, Combat fait savoir, dans son édition du 12 septembre 1950, que :

« J. P. MELVILLE Se refusant à tenter quoi que ce soit d’indifférent sous prétexte de faire son métier, le réalisateur (…), à qui l’on avait prêté des projets sur la Barrages de Tignes, prépare un « Rimbaud » qui ne sera ni voyou, ni voyant. Le scénario de Guy Desson qui embrasse toute la vie du poète et… même au-delà, s’attache surtout à l’opposition qui dressa Rimbaud contre sa mère. Il est question de Gérard Philipe et Gabriel Dorziat, et pour Verlaine, on parle de Blier ou de [Fernand] Ledoux. Melville est actuellement sur place, à Charleville, pour repérer ses extérieurs. »

 

Gérard Philipe en Arthur Rimbaud ?

Le choix semble logique en cette année 1950, où l’acteur a derrière lui des personnages maudits, accablés par le destin ou romantiques. Le public aurait probablement suivi cette évolution de sa persona cinématographique…

Est-ce son agenda qui a empêché Gérard Philipe de donner suite ? Pourtant, il ne s’était alors pas encore engagé auprès de Jean Vilar (il n’acceptera Hombourg et le Cid qu’en novembre) et son emploi du temps de début 1951 semblerait lui avoir laissé la place pour tourner ce biopic du poète.

Ses problèmes de santé ? Il avait fait une rechute pulmonaire nécessitant du repos en mai-juin 1950.

Une idée de scénario non encore aboutie ? (Guy Desson, probablement le député ardennais ancien professeur de lettres, était apparemment pressenti pour l’écrire.) Ou bien le film ne se monta-t-il tout simplement pas, faute de financement ? (Les projets annoncés dans l’interview de Melville ne se montèrent pas.)

La jeunesse d’un personnage trop calqué sur le François du Diable au corps ? On sait combien Gérard Philipe avait hésité avant d’accepter le rôle, se jugeant trop vieux à 25 ans pour jouer un lycéen de 17. « Place aux jeunes ! » sera d’ailleurs un leitmotiv qu’il redira souvent dans les interviews (voir l’ouvrage de Georges Sadoul, publié en 1967.) Peut-être les parallèles avec le rebelle François (jeunesse, opposition avec la famille) lui semblaient aussi une redite. Toutefois un sujet centré sur « les problèmes humains » aurait pu l’intéresser.

Le comédien incarnera toutefois une figure d’artiste « maudit » dans Montparnasse 19 (Les amants de Montparnasse) après avoir également refusé plusieurs figures de musiciens romantiques ou « torturés », par envie de changer de palette interprétative. L’ironie est que sa mort précoce le fera souvent comparer à Rimbaud dans les nécrologies ou les propos de ses contemporains ! 


Gérard Philipe dit Rimbaud

S’il n’a pas incarné le poète, Gérard Philipe enregistre un double album avec Maria Casarès, Les plus grands poètes de la langue française (deux 33t Festival, 1959), qui s’achève par Le bateau ivre dit par le comédien.

Jouant de tout son ambitus, rocaillant les flots emportant le bateau, susurrant « la circulation des sèves inouïes » ou criant presque ces remous, un emportement juvénile entraîne tout d’abord les vers, les précipitant et les entrechoquant avec une emphase qui sonne parfois « admirablement faux », avant d’encalminer le poème dans une désillusion qui semble mimer l’entrée dans l’âge adulte et l’abandon à une langueur empêchant de « nager sous les yeux horribles des pontons ».



Photos : Arthur Rimbaud photographié par Étienne Carjat (vers 1872) – Wikipédia / Gérard Philipe dans Juliette ou la clé des songes, photographié par Raymond Voinquel (1951) – © MAP

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