L’anecdote est bien connue. En Avignon, dans nuit du 17 au 18 juillet 1951, durant la dernière répétition du Cid, Gérard Philipe chute depuis le praticable, en sortant de scène d’un bond. Blessé (genou, pied, reins), il choisit d’assurer, malgré tout, la représentation du lendemain et obtient un triomphe en dépit de ce handicap momentané qui met à mal toute la mise en place préalable.
Le chroniqueur de Paris-presse, L'Intransigeant rend compte de la première dans l'édition du 20 juillet 1951:
« 2.000 spectateurs ont applaudi Le Cid comme un western
(De n[otre] env[oyé] sp[écial] Max FAVALELLI)
AVIGNON, 19 juillet (par téléphone)
Hier soir, en Avignon, le « Cid » a été doublement un héros.
C’est, en effet, au prix d’un véritable exploit personnel que Gérard Philipe, qui incarnait Rodrigue, pour cette troisième manifestation du Festival, réussit à vaincre les Maures et à conquérir Chimène.
Au cours d’une ultime répétition nocturne, Gérard Philipe, emporté par sa fougue franchit les limites de l’estrade et fit une chute de qutre mètres de haut. Il tomba lourdement sur un lit de rochers. On s’empressa et on le crut mort. Fort heureusement, il ne se blessa que le genou droit et le pied. On le radiographia et le docteur Bec lui ordonna le repos.
C’était mal connaître la conscience et la foi de Gérard qui voulut tenir son engagement.
A 9 heures, on lui fit une piqûre de « novocaïne » et Gérard Philipe joua en dissimulant sa douleur. Dès qu’il sortait de la scène, en boitillant, deux de ses camarades le portaient jusqu’à une chaise et essuyaient la sueur qui perlait à son front.
Rodrigue avait du cœur
Avec une volonté farouche, Gérard Philipe termina cette soirée et remporta un triomphe auquel s’associèrent tous les membres de la troupe qui eurent bien de la peine à cacher leur émotion.
Bien que diminué dans ses moyens, Gérard Philipe a campé un Rodrigue comme je n’en avais encore jamais vu. Jamais je n’avais vu une telle jeunesse, une telle générosité et un tel charme. Le « Cid » avait 20 ans. Tout l’héroïsme exaltant de la chevalerie espagnole frémissait dans les plis de sa cape écarlate.
A son exemple, la tragédie de Corneille a, grâce à la mise en scène de Jean Vilar, subi une véritable cure de jouvence, et est redevenue ce que bien des représentations nous ont souvent masqué, une allègre et merveilleuse chronique de ce que Robert Brasillach appelait si justement « un scandale permanent [ »].
Nous avions tous l’âge de Rodrigue
Il faut remercier Vilar d’avoir débarbouillé ce chef-d’œuvre et de lui avoir rendu son frais et juvénile visage.
Le public qui avait envahi la cour du Palais des Papes, que dominait la voûte d’un ciel ibérique sablé d’étoiles, s’est liassé entraîner par ce chant d’amour qui brûle les lèvres, par ce cliquetis d’épée et a réagit ainsi que devant un Western.
Nous avions tous l’âge de Rodrigue.
Aux côtés de Gérard Philipe, tous les interprètes firent preuve d’un même enthousiasme. Mlle Françoise Spira, est une excellente Chimène. Un peu élégiaque et romantique, peut-être dans les scènes de douleur.
Mlle Jeanne Moreau est une Infante qui eut comblé d’aise un de nos éminents confrères de la critique, Napoléon Bonaparte, lequel y voyait le personnage qui donne sa vraie couleur au drame. Avec quelle sensibilité cette comédienne a réussi à traduire l’amour un peu hautain de cette future souveraine !
Mais il faudrait citer également Negroni, Pierre Asso et leurs camarades, en réservant le salut final au roi dont Jean Vilar teinte la majesté d’une subtile intelligence. Sa face blême, rongée par une barbe couleur de liche, semble sortir d’une toile de Greco.
Ne serait-ce que pour s’être enrichi d’un joyau aussi pur, le Festival d’Avignon mériterait la reconnaissance de tous ceux qui se rendent, le cœur battant, au rendez-vous du théâtre.»
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