Les spectateurs du Prince de Hombourg de Kleist, créé en Avignon en juillet 1951 et dont le rôle-titre est incarné par Gérard Philipe, sont unanimes : cette expérience de spectateur les a éblouis, charmés, subjugués. Pour ceux qui eurent la bonne fortune d’y assister, ce souvenir encore prégnant est toujours l’une des plus fortes de leur vie de spectateurs…
Ce beau texte du critique dramatique Morvan Lebesque rend déjà compte de cet éblouissement :
L’émerveillement d’Avignon
LE PRINCE DE HOMBOURG, drame en cinq actes, par Heinrich von Kleist, dans la cour d’honneur du Palais des Papes.
Nous venons de vivre en Avignon les plus
grandes heures de théâtre de notre vie. J’espère que, devant ce préambule, le
lecteur voudra bien se rappeler que le critique dramatique de Carrefour ne se
signale pas précisément par son indulgence. Aujourd’hui le cinquième
festival d’Avignon, sous la direction de Jean Vilar, touche à sa fin. (…)
Mais rien n’effacera désormais, entre ces hautes pierres le souvenir de la
merveilleuse semaine. Rien n’effacera le souvenir de la soirée du Prince du
Hombourg et de la soirée du Cid, dans la mémoire de ces milliers
d’hommes et de femmes qui constituaient le public et que l’enthousiasme secoua
comme une rafale d’orage et souleva dans un prodigieux hurlement de joie et de
gratitude. Délire collectif ? Oh, non. Cri de joie profonde et grave. Car
ce qui qui venait de se produire sous nos yeux en Avignon, c’était mieux qu’un
miracle hasardeux : c’était la consécration d’un artiste et, je le dis en
pesant mes mots, du plus grand metteur en scène français.
Rendre justice à cet inoubliable festival passe évidemment les limites d’une simple chronique. Il nous faut donc, pour aujourd’hui, nous contenter du spectacle d’ouverture, c’est-à-dire du Prince de Hombourg, le drame d’Heinrich von Kleist. [Suit une très longue présentation de Kleist, la présentation de l’intrigue de sa pièce de théâtre et la présentation du rôle-titre comparé à « un Cid allemand romantique ».]
Cette admirable pièce, par endroit sublime et digne de Shakespeare, exigeait une interprétation à sa mesure : Jean Vilar la lui a donnée. Faute de pouvoir nommer tous ceux qui, dans les moindres rôles, mériteraient pourtant nos éloges, je me bornerai à citer Mlle Jeanne Moreau (Nathalie d’Orange, toute grâce frémissante) : Mme Lucienne Le Marchand (Princesse Electrice de grande allure) : M. Jean Negroni, parfait dans le rôle du comte de Hohenzollern, ami et confident de Frédéric ; M. J[ean]-P[aul] Moulinot (Kottwitz), qui a enlevé « à la charge » une scène d’une rare puissance et remporté l’un des triomphes de la soirée. Jean Vilar jouait le Grand Electeur. Il était impossible de le faire avec plus d’intelligence, d’autorité et de simple grandeur. Toutes les qualités – exceptionnelles – du metteur en scène se retrouvaient en l’interprète.
A M. Gérard Philipe avait été confié le rôle de Frédéric de Hombourg. Ici, il nous faut regretter que la place et, bien certainement, les mots convenables nous manquent pour traduire l’impérissable impression que ce jeune acteur nous a laissée.
M. Gérard Philipe est, n’en doutons plus, le premier comédien de sa génération. Encore une fois, comme pour Jean Vilar tout à l’heure, je pèse mes mots. Pour savoir ce que peut être le génie d’un acteur, ce dépassement de soi-même que j’évoquais l’autre semaine, pour parler en connaissance de cause du don théâtral, il faut avoir vu M. Gérard Philipe dans Le Prince de Hombourg (comme nous le vîmes aussi, trois jours plus tard, dans Le Cid – au point, je le dirai dans huit jours, qu’il nous paraît désormais impossible de voir jouer Le Cid par quelqu’un d’autre, et sans doute pour les vingt ou trente années à venir). Il faut avoir vu le Frédéric de M. Gérard Philipe tresser sa couronne dans le jardin lunaire, marcher dans sa prison comme dans une cage, jouer avec le banc de sa cellule, se traîner à genoux en mendiant sa grâce et, même dans la pire lâcheté, demeurer émouvant et aimable. Il y avait là un tour de force nécessaire, qui n’était probablement pas étranger à l’oubli incompréhensible où l’on tenait le drame de Kleist : aucun acteur, depuis un siècle, ne semblait capable de « sortir » cette scène. M. Gérard Philipe a tenu cette gageure, et d’une manière indicible il a joué la scène de la bataille, piaffant, courant d’un groupe à l’autre, avide de combat et de gloire. Ah ! que nous étions loin des bons acteurs ! Que nous étions loin des acteurs à effets ! A mille coudées au-dessus des meilleurs tempéraments de la scène française ! que dire de plus ? Les spectateurs qui ont vu M. Gérard Philipe en Avignon parleront de lui toute leur vie, comme nos parents nous parlaient des « monstres sacrés » du début du siècle.
Et la mise en scène ? nous demanderez-vous. Les costumes, les éclairages, la musique, le spectacle, enfin ? Eh bien ! tout cela réclame un long compte rendu, que nous remettons à la semaine prochaine. De même pour Le Cid d’Avignon, qui écrase tous les Cid de la Comédie Française et d’ailleurs. Et nous évoquerons aussi l’atmosphère bouleversante de ces représentations, marquées d’un accident qui faillit les interrompre comme si le destin eut été jaloux d’une réussite telle que personne, je ne me lasserai pas de le répéter, ne nous en avait jamais offert d’équivalent depuis que nous allons au théâtre.
Carrefour, 25 juillet 1951 : rubrique Le théâtre par MORVAN LEBESQUE
Cet article était accompagné de ce cliché du comédien, et non d’une photographie du spectacle…
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