1953 – Un Cid "au-dessous de rien"… selon un journaliste helvétique

 Troupe du TNP saluts du Cid avec Gérard Philipe

© DR, provenance inconnue.

Un journaliste helvétique assiste en 1953 à une représentation du Cid. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas aimé... 

 

Compte rendu paradoxalement assez savoureux quand on connaît les dithyrambes de la presse et l'adhésion du public, mais qui dut sans doute énerver la troupe du TNP, si ce texte est bien tombé sous leurs yeux…  

Le «Cid» au Théâtre national populaire - Le « Bonheur des méchants» aux Bouffes-Parisiens

Comme tout le monde, j'avais entendu dire monts et merveilles du « Cid » dans la mise en scène de Jean Vilar, et surtout de la manière étourdissante dont le jeune et beau Gérard Philipe avait renouvelé le rôle de Don Rodrigue. J'avais aussi entendu exprimer quelques réserves sur cette présentation, personne n'étant jamais d'accord, au fond, sur la valeur d'un spectacle. Pour finir, je suis allé voir ce que c'était, et je vais vous dire exactement ce que j'ai vu. D'abord, au Palais de Chaillot, il n'y a pas de rideau, de sorte qu'en prenant possession de sa place, à travers le va-et-vient des ouvreuses, tandis que remuent les chaises et que les manteaux se plient et se posent au bord des loges, on peut déjà jouir du décor, ou de ce qui en tient lieu : le fond de l'immense scène est masqué par de lugubres draperies noires à plis verticaux, sur lesquelles se détachent deux demi-grilles dorées, laissant entre elles, au milieu, un espace d'environ quatre mètres. Suite devant, à droite et à gauche, deux maisonnettes en carton-feutre noir, percées de petites portes cintrées, par où l'on verra entrer et sortir les personnages. Quelques escabeaux et quelques chaises de bois à dossier, d'une laideur extrême, occupent l'espace vide du plateau. Au second plan, un trône sculpté, fort modeste, tourne le dos aux spectateurs. Souci de simplification, destiné sans doute à concentrer toute l'attention sur la beauté du texte et la perfection du jeu...

Obscurité

Puis tout devient noir, si l'on peut dire, dans la salle et sur la scène. On attend. Un projecteur s'allume et enveloppe d'une auréole lumineuse une petite dame toute fluette et une volumineuse confidente, vêtues de robes dont les couleurs jurent ensemble : il s'agit de Chimène et d'Elvire. Elvire est appliquée et détaille son rôle avec soin. Chimène, sans moyens physiques ni vocaux, met une certaine intelligence dans la façon dont elle récite le sien. Disons-le tout de suite : jusqu'à la fin elle saura faire comprendre le texte qu'on l'a chargée d'expliquer, et rendre presque acceptables les passages les plus ridicules de son rôle. C'est méritoire. Si elle avait un peu de prestance et de charme, ce serait bien. Malheureusement il n'en est rien. Vient ensuite l'Infante. Elle a une robe fort décorative. Elle articule si mal que même en connaissant les vers de Corneille, on a peine à les suivre. De plus, ce soir-là, elle était fort enrhumée et reniflait de temps en temps avec bruit. Quand elle a quitté la scène, on voit arriver Don Diègue et Don Gormas. Ils sont l'un et l'autre ridicules, sans ardeur, et comprennent mal ce qu'ils disent. C'est lamentable.

Gérard Philipe ne sauve rien

Mais on attend Gérard Philipe, on escompte la révélation qu'il va apporter ; tout ce qu'on a vu et entendu jusqu'ici peut être tenu pour nul. II va tout sauver. Eh bien, non ! Il ne sauve rien. Il n'a visiblement aucune notion de ce que c'est que jouer — sauf avec ses manches... Toutes ses intonations sont fausses. II ne regarde pas ses interlocuteurs, ne leur répond pas. Il se trémousse devant un miroir invisible dans lequel, sans doute, il se complaît à admirer son élégance juvénile. Pendant les trois quarts du temps qu'il passe sur la scène, judicieusement installé près de la rampe dans le rayon d'un projecteur, tourné de trois quarts sous son angle le plus avantageux, il pose pour la photographie en couleurs qui ornera la couverture de quelque magazine. Il est au-dessous de rien. Pourquoi est-ce que le public l'applaudit ? Je veux bien accorder qu'il soit un assez beau poupon, grand, large d'épaules, habillé avec chic. Encore ne faut-il pas regarder de trop près les détails. Il a un accent horrible, impossible à identifier, qui ne porte le cachet d'aucune des provinces françaises et surtout pas celui de l'Île-de-France. Quand il force la voix, elle s'étouffe dans un nasillement désagréable. Si l'on ne nous l'avait pas présenté comme un phénix, je pourrais tempérer ma justice d'indulgence ; mais en présence des éloges sans mesure dont on l'a couvert, comment avoir pitié ? Les mots d'imposture et de conspiration viennent naturellement à l'esprit.

Le métier de Jean Vilar

Reste Jean Vilar. Celui-là sait son métier. Il joue de façon excellente le rôle du roi, il en fait jaillir l'esprit, la sensibilité que l'auteur y a mis. On lui doit le seul instant d'émotion que comportent ces cinq actes, lorsqu'il relève paternellement le jeune Don Sanche, que sa passion et sa jeunesse ont emporté jusqu'à l'insolence, et qui vient de tomber à genoux pour demander pardon. La simplicité du ton, le naturel du geste, la juste imitation de la vie vous procurent ce frisson de plaisir qui est la grande réussite de l'art. Rien de plus exquis que la surprise de la vérité. Et puis le texte qu'il interprète est si intelligent ! Il y a tant de solidité et de finesse dans ces discours, une telle organisation, un tel bon sens ! Quand on se rappelle les vains efforts du même Jean Vilar pour tirer un sens humain, plausible, du galimatias prétentieux de Sartre dans le « Diable et le bon Dieu », on loue le ciel qu'il y ait eu, voici quelque trois cents ans, d'honnêtes écrivains classiques pour écrire avec probité et sans pose d'admirables pièces qui permettent encore aujourd'hui à un acteur de classe de faire valoir tout son talent.

[Puis compte rendu d’une pièce de Jacques Deval]

(signé) O.C. dans L'Express, 3 janvier 1953.

Commentaires