1955 – "Les Grandes Manœuvres" : Marie Louise Rivière, une femme acceptable ?

Les Grandes Manoeuvres : Gérard Philipe et Michèle Morgan (c) Coin de Mire

 Lorsque le film de René Clair, Les Grandes Manœuvres sort en 1955, le chroniqueur cinéma Jean Fayard, tout en ayant apprécié le film (présenté en avant-première au Festival du cinéma français de Moscou), lui reproche deux accrocs à la crédibilité, estimant que « la fantaisie vaut d'autant plus que le milieu où elle fleurit est plus vrai ». Les voici :

« Avec Les Grandes Manœuvres, René Clair s'est plu à écrire une variation sur le thème On ne badine pas avec l'Amour. René Clair a les qualités d'un poète et d'un Français. Il sait badiner avec l'amour. Il possède les deux dons essentiels qui permettent ce jeu : le goût et la fantaisie. Tout est joli chez lui, même les couleurs. Les personnages éprouvent des sentiments honorables et je ne suis certes pas de ces esprits chagrins qui crient à la contre-propagande parce qu'un jeune officier de cavalerie apparaît sous des dehors frivoles, d'autant plus que Gérard Philipe est un de ceux qui peuvent faire admettre un soupçon de muflerie.

Je ferai tout de même deux reproches à René Clair. Il lui manque un rebondissement au milieu de son histoire. On souhaiterait à ce moment un peu d'imprévu, un de ces coups du destin que savent su bien ménager les auteurs de romans policiers. Il accepte assez facilement la fatalité qu'il s'est imposée. La jeune femme qui est l'enjeu d'un pari assez odieux aime celui qui l'a bafouée. Il ne peut guère sortir de là et il n'en sort, d'ailleurs, que par une fin assez ambiguë. Jolie, mais non satisfaisante. (Il l'a préférée, sans grande conviction, à la fin nettement dramatique qui a été offerte dans certaines présentations.)

L'autre reproche concerne la pertinence de ses remarques sur la province. Le tableau provincial n'est pas assez serré et il a oublié sans doute cette règle d'or que la fantaisie vaut d'autant plus que le milieu où elle fleurit est plus vrai. Qu'une modiste soit divorcée ou non est de peu d'importance. Elle ne sera reçue en aucun cas par la société provinciale (surtout avant 1914). En revanche, l'agrément du détail est continuel. Il y a des petits chefs-d’œuvre d'esprit : le bal et la loterie, le tête-à-tête muet sur le mail, la rencontre des deux dames qui ont le même chapeau, les fredaines du colonel condamné à l'indulgence. C'est un film très français, et c'est plus précisément cela que les gens de Moscou ont apprécié. Ne soyons pas plus royalistes qu'eux. » La Revue de Paris, décembre 1955.

 

Si les remarques sur le statut social de la modiste sont tout à fait justifiées (une grande bourgeoise ne fraye alors pas avec une femme au statut de commerçante ou d'artisan), on pourrait également en ajouter une autre : avant 1914, l’ostracisme social envers les divorcés était énorme. On comprend alors mal la présence de Marie-Louise comme invitée à un mariage de hauts notables locaux, bien qu'étant présente au titre de fiancée de Duverger. De même, sa présence de cette « scandaleuse » à cette messe de mariage devrait faire résonner bien des murmures scandalisés…

Est-ce pour accentuer la solitude de son héroïne que Clair en a fait une divorcée plutôt qu’une veuve ? Quoi qu’il en soit, il faut souligner « l’héroïsme social » dont fait preuve Duverger qui poursuit en mariage une femme dont il sait l’impossible acceptation par sa famille et ses pairs ; il sait également qu'il devrait alors nouer une union non sanctifiée par un mariage religieux, détail qui a son importance (et combien !!) pour la société de son temps, surtout provinciale…

Armand de La Vergne, dans ses vacillations, en est tout aussi conscient. Mais cet aristocrate désinvolte a sans doute plus de latitude à transgresser les usages. A condition que sa hiérarchie militaire ne lui interdise pas tout bonnement pas ce mariage… comme il lui est possible de le faire (les officiers doivent avoir une bonne réputation qui rejaillit sur l'Armée, etc.)

 

Dans le compte rendu ci-dessus, il est amusant de voir citer On ne badine pas avec l’amour de Musset, que René Clair mettra en scène en 1959 au TNP…. avec Gérard Philipe en Perdican ! C’est évidemment dans l’expression morale du titre que vaut la référence et non pour le contenu de l’intrigue…

Quant à la fin choisie par René Clair, sa signification se discute d’autant plus que la  novélisation  du film, rédigée « d’après le scénario » du réalisateur, offre une troisième voie…

 

 

Photographie © Coin de Mire.

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