Le TNP se rend à nouveau au Québec, à Montréal entre le 22 septembre et le 9 octobre 1958. Comme précédemment, c’est un événement : les places s’arrachent pour les pièces présentées : Lorenzaccio (régie de Gérard Philipe, qui incarne également le rôle-titre), Marie Tudor d’Hugo, Henri IV de Pirandello, Le Triomphe de l’Amour de Marivaux et Le Cid de Corneille, données sur 21 représentations. (Le TNP partit ensuite à Québec pour représenter Marie Tudor, Henri IV et Le Cid les 10 et 11 octobre, puis se dirigea vers les États-Unis.)
Lorenzaccio est alors une pièce peu jouée, et encore moins par un comédien. En France, dans la lignée de Sarah Bernhardt, ce sont des comédiennes qui se sont approprié le rôle-titre, gommant la virilité et l’ambiguïté du double jeu de masques du personnage. L’approche de Gérard Philipe, qui renouvelle totalement la perception théâtrale de ce chef-d’œuvre, ne peut donc que faire débat. Comme un texte long, touffu, scandé par des changements de lieux incessants et porté par un dramatis personae pléthorique.
Lorenzaccio ne laisse pas la critique indifférente, comme on peut le lire dans ce texte paru dans Photo-Journal du 11 octobre 1958 :
« (…) Gérard Philipe
a mis en scène "Lorenzaccio" avec un beau lyrisme du verbe et du
mouvement. Il y a beaucoup d'acteurs en scène mais jamais de confusion : le mouvement est ample et les personnages se déplacent en tableaux qui font du spectacle une joie pour l’œil. La pièce est très morcelée, mais Philipe a réussi admirablement à lier toutes les scènes en utilisant des "fondus", comme au cinéma, et en jouant avec science des ombres et lumières.
L'interprétation est
remarquable. Gérard Philipe incarne un Lorenzaccio au visage rongé, au
corps fatigué, au regard de quelqu'un qui aurait bu à la coupe de tous
les maux du monde. La souffrance du personnage, Philipe la porte dans
toutes ses attitudes et dans sa voix. Philippe Noiret compose un Alexandre
tout en force; Geneviève Page se révèle une grande tragédienne et toute la
troupe joue avec une belle homogénéité. » Jean Bouthillette
© Paris Match (source)
Pourtant, le compte rendu publié dans le « Journal hebdomadaire de l’Association Générale des Étudiants de l’Université de Montréal » intitulé Le Quartier Latin, pour le 9 octobre 1958, témoigne de l’incompréhension d’une partie du public envers Lorenzaccio : tant le texte de Musset lui-même que le traitement scénique, réalisé sur une large échelle, rendent le critique très perplexe :
« Le Théâtre National Populaire a mis à l’affiche une pièce d’Alfred de Musset "Lorenzaccio" : la présentation de cette pièce a confirmé l’idée que je m’étais toujours faite de Musset. Je soutiens et encore plus après "Lorenzaccio" que Musset est difficilement présentable à Montréal. Non pas que le public montréalais ne puisse pas comprendre l’œuvre de Musset, bien au contraire, je soutiens que la conception et les idées théâtrales telles que conçues dans l’œuvre entière de Musset ne correspondent plus à rien pour le public canadien-français ; et on peut aussi ajouter que le texte lui-même suscite très peu d'intérêt.
La pièce telle que présentée par le T.N.P. m'a semblée avoir été mal comprise par le metteur en scène Gérard Philippe. En effet il me semble qu’on ait voulu faire de cette pièce un grand déploiement scénique de manière à suppléer à la difficulté d'adaptation que suscitait "Lorenzaccio". Et ce déploiement m'a paru friser les productions américaines qui ne cherchent qu’à éblouir le spectateur et le divertir de ce qui devrait le frapper en premier. Dans la première partie de la pièce Gérard Philippe n’a pas su rendre avec justesse un personnage à double personnalité ; au contraire il n’a su faire ressortir qu’un seul côté et si dans la deuxième partie il a semblé rendre plus véridique son interprétation ce n’est dû qu’au texte lui-même qui nous dévoilait complètement ce personnage. D'ailleurs, dans toute la pièce, Gérard Philippe est apparu comme inapte à remplir ce rôle de "Lorenzo". Il est d’autant plus incompréhensible que Philippe ait pu interpréter le rôle de cette manière qu’il est en fait le régisseur de cette pièce. Il est assez difficile de comprendre comment ce même homme en arrivera à une juste conception de l’œuvre s’il ne sait en saisir la juste interprétation du personnage principal.
J'ai parlé au début d’un déploiement scénique employé par le metteur en scène, et j'ai même dit que ce déploiement avait été fait dans le but de suppléer à la difficulté d’adaptation de la pièce. Une raison qui confirme un peu ce que j'ai avancé, ce sont les costumes des acteurs ; en effet certains costumes n’ont été conçus qu’en vue de distraire le spectateur de tel ou tel passage. D’autres costumes sont tout simplement le résultat d’un mauvais goût, comme par exemple le costume de Lucienne Le Marchand.
Dans la distribution il convient de signaler l'interprétation de Geneviève Page dans son rôle de la marquise Cibo, ainsi que celle de Philippe Noiret dans le rôle du duc d’Alexandre. Les décors conçus de manière à éviter les innombrables changements de décors que la conception de l’auteur demande sont à la fois pratiques et éblouissants.
De toute cette pièce, je
n’ai retenu que le déploiement scénique qu’en a fait Gérard Philippe et je
crois que c’est là que réside la grosse erreur de la part du metteur en scènes
car si les grands déploiements peuvent être compris quand ils nous viennent de
nos voisins des États-Unis, il me semble que cela ne peut pas être compris de
la part d'une troupe de théâtre française comme le T.N.P. qui vient présenter
des spectacles français en tournée et qui se vante, comme l’a dit si bien Jean
Vilar, de ne pas faire de la mise en scène mais de la régie: ce qui veut dire
que in pièce telle qu’elle est interprétée est conforme à l’idée et à la
conception qu’en avait l’auteur lui-même. Il me semble que "Lorenzaccio"
va à l’encontre même de la formule de théâtre que le T.N.P. a l’habitude de
présenter en tournée. » Claude Deschamps.
Cette démolition en règle se voit rapidement opposer une riposte très vive dans le même hebdomadaire, en date du 6 novembre :
« À propos de "Lorenzaccio"
Monsieur Deschamps pour ses coups d'essai veut des coups de maître. Il a réussi à placer plus de sottises dans son quart de page du “Quartier Latin" que tous les auteurs réunis n’en pourraient produire en un an. Monsieur Deschamps a, bien sûr, le droit à ses opinions. Mais il est dommage qu’il se croit (sic) obligé de nous les infliger. II est encore plus triste de songer que les dites opinions pourraient être prises pour celles de la majorité des étudiants. On en pourrait tirer d’afigeantes conclusions sur notre jugement littéraire.
"Lorenzaccio" ne correspond plus à rien pour le public montréalais : Qu’importent pour nous, hommes du Vingtième siècle, les problèmes qui agitent une Florence décadente ? Notre critique semble ici refuser aux spectateurs Canadiens-français cette faculté d’abstraction qui permet d’apercevoir derrière le masque des contingences, le problème humain éternel. Pour une pièce "qui ne correspond plus à rien" elle fut, semble-t-il, fort bien appréciée. Ici Monsieur Deschamps nous dira sans doute que les spectateurs se sont laissés entraîner commeles moutons de Panurge par un déploiement scénique "à l’américaine". Lui seul ne s’est pas laissé "éblouir", et a pu rendre un jugement sûr.
"Le texte suscite très peu d’intérêt" – s’il y a un texte qui suscite peu d'intérêt, c’est bien le vôtre, (…)
La pièce a été mal comprise par Gérard Philippe et celui-ci vous a paru inapte à remplir le rôle de Lorenzo
Bien sûr, Gérard Philippe n’y entend rien, c’est un gâcheur et un histrion. Il n’attend que vous, monsieur le critique, pour lui enseigner son métier d’acteur et lui exposer les vues, sans doute fort justes, "que vous avez toujours eues sur l’œuvre de Musset".
Venons-en à la mise-en-scène, et aux costumes qui ont tant mérité les foudres de M. Deschamps. Les costumes dont la plupart des gens se sont déclarés enchantés, M. Deschamps les trouve trop voyants, voire de mauvais goût. Toutes les scènes se passant la nuit, ne fallait-il pas des costumes un peu voyants ? Sans doute M. Deschamps eut préféré une armée de fantômes.
Le fait que M. Deschamps s’oppose diamétralement à l’opinion générale ne le trouble pas le moins du monde. Il sait que les prophètes et les grands hommes ont toujours eu à s'opposer à l’ignorance et au fanatisme de la foule. II sait qu’il n’y a pas d’axiome plus mensonger que "Vox populi, vox Dei" et que même si tout Montréal affirme le contraire c’est lui qui détient la vérité.
Chaque siècle ne comporte
que quelques grands critiques et, malgré tout le respect que je porte à M.
Deschamps, je pense qu’il a encore quelques progrès à faire avant de devenir notre
Sainte-Beuve canadien-français. » Philipe Bricaut.
On peut écouter une captation intégrale de Lorenzaccio enregistrée en 1953 à Avignon, diffusée sur France Culture.
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