1954 – Interview de Gérard Philipe, "chevalier de la casquette"

Gérard Philipe coiffé d'une casquette

Les matinées étudiantes étaient une partie importante du projet du TNP. Jean Vilar insista pour qu'elles aient également lieu à Montréal, d'autant plus que le coût de la tournée interdisait les prix modiques des billets d'entrée français... Ce n’est donc pas étonnant que Jean Vilar, Gérard Philipe et la troupe du TNP aient accepté l’invitation de l’Université de Montréal : le chef de troupe et Gérard Philipe devaient être intronisés dans l’Ordre de l’Escholerie. La cérémonie se déroula dans un amphi, le 21 septembre 1954.

Pour l’occasion, la rédaction du Quartier Latin, le journal hebdomadaire de l’Association générale des étudiants, fidèle à sa devise « Bien faire et laisser braire », a décidé d’interviewer Gérard Philipe. Ce qui n’est pas une mince affaire pour les étudiants, la réputation du comédien étant déjà bien établie auprès de la gent journalistique…

Et c’est ainsi Gérard Philipe se retrouve « chevalier de la casquette » et que l’édition du 30 septembre 1954 du Quartier Latin publie en « Une » deux articles, dont voici des extraits :

 

Vilar et Philipe chevaliers de la casquette

« C'était l’autre mardi vers 4 heures 30. Une trentaine de poutchinettes [étudiantes] s’étaient déjà emparées des meilleurs sièges de l’auditorium. On attendait vers 5 heures la visite de la troupe Jean Vilar. Elles avaient été bien inspirées, d'ailleurs, d'arriver tôt puisque les retardataires ont dû travailler des oreilles pour saisir les paroles de bienvenue de Monseigneur le recteur et les quelques mots de Jean Vilar. Il y avait bien là un microphone mais il ne fonctionnait que pour le Radio Quartier Latin (I'électricien de l’Université était parti à 5 heures, etc… etc…). (…)

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas des haut-parleurs silencieux qui pouvaient empêcher Jean Vilar et Gérard Philipe d’être ennoblis du titre de chevaliers de l’ordre de l’Escholerie, c’eût été peut-être leurs présupposés succès scolaires, mais tous deux protestèrent bien haut contre de telles suppositions et affirmèrent, à la face de l’univers (étudiant), avoir été d’affreux cancres. Leurs réputations étaient sauves ! Ils méritaient bien la casquette, signe distinctif de l’escholier (…). Le sympathique Claude avait procédé à l’interrogatoire, et Cordeau, des Services Universitaires, avait, pour la circonstance, fait office de valet. (…)

Invité à nous adresser la parole, Jean Vilar s'interrogea devant nous de la fonction du théâtre. “Le théâtre se doit d’être populaire”, dit-il. “Je suis convaincu que toute grande œuvre dramatique est accessible au grand public et on ne doit pas avoir peur de la lui offrir. Le théâtre est un instrument de culture que l’on doit savoir utiliser.” Vilar nous dit le grand mouvement de popularité qu’a pris le théâtre dans les milieux ouvriers français depuis que le TNP présente ses grands spectacles à prix modiques. (…)

Pendant que ses compagnons donnent des extraits de l'Avare, de Don Juan ou lisent quelques poèmes, Gérard Philipe nous entretient (Bernard Benoist, Gilles Mathieu et moi) de théâtre et de cinéma. "Pour l’acteur, nous dit-il, la différence essentielle entre ces deux arts en est une de souffle. À la scène, le jeu du comédien est plus ample, plus exagéré. Le spectateur de la dernière rangée du balcon doit être rejoint et touché. Au cinéma, le jeu doit être beaucoup plus intime, beaucoup plus naturel. À ce moment, ce qui préoccupe le comédien, c’est beaucoup moins le spectateur de la dernière rangée que la caméra qui décèle le moindre trait de son visage."

Au bout de 20 minutes de conversation, nous sommes un peu gênés de retenir si longtemps cette grande vedette connue aux quatre coins du monde, mais sa grande simplicité comme la chaleur communicative de son amour pour le théâtre, nous donne l’impression de converser avec un grand frère qui a réussi. Il mérite bien la casquette. » Fernand Benoît.

 

 Gérard Philipe, "chevalier de la casquette"

Quant à l’intervieweur principal, qui signe « Ti-Casse », il s’étend davantage sur ses états d’âme que sur les révélations du comédien, les propos retranscrits reprenant grosso modo ce qui a été indiqué ci-dessus :

 

Les aventures universitaires de TI-CASSE

« (…) On fixa donc une réunion spéciale de l'équipe pour trouver à Ti-Casse une besogne journalistique digne de lui. Après une discussion violente, (…) on s’entendit pour adopter [cette] solution (…) : il irait interviewer Gérard Philipe.

(…) Comme une bête de proie, [lors de la visite du TNP], il guettait son interview, ses questions toutes prêtes dans sa poche, son sourire le plus engageant tout prêt, au coin de ses lèvres tremblantes d'émoi… Philipe n'avait qu'à se bien tenir… Mais, pour l'instant, il semblait très à l'abri, dans son fauteuil de la première rangée, sous l'ombre protectrice et paternelle du Recteur.

Ti-Casse a un sursaut d'énergie. Il quitte sa gangue d'incertitude, i.e. la coulisse, se glisse jusqu'au siège de la vedette, et, là, la voix éteinte, bégaye son désir de l'interviewer. Fanfan Latulippe (sic) Philipe accepte de bonne grâce et voilà notre Casse l'entraînant par l'escalier du grand amphithéâtre vers l'arrière-scène. Malgré son humilité native, notre homme ressent au coin le plus ignoré de son amour-propre un petit chatouillement d'aise devant les regards en accent circonflexe de quelques étudiants isolés dans le grand hall.

Plus il veut se montrer calme, plus il éprouve de la difficulté à exprimer clairement ses questions ; et, la présence de trois ou quatre spectateurs qui se sont glissés dans la coulisse, ne l'aide guère, comme si les coups d'œils (sic) furtifs, lancés par ces gens sur l'acteur, pétrifiaient l'atmosphère. Ti-Casse, enfin, tente d'éviter les questions classiques posées dans les interviews de ce genre : "Avez-vous des enfants ? Serait-ce indiscret de vous demander voire âge ? Quelle actrice préférez-vous embrasser, dans vos films ? Le cinéma a-t-il une âme ?"

D'autant plus que Philipe possède la réputation de détester les questions simplistes el celle de se montrer parfois très peu sociable… Tout cela, selon le même critique montréalais qui fut échaudé déjà par Philipe, pour une question enfantine (le mot est faible pour exprimer toute mon idée).

Comme les confrères de Ti-Casse ne peuvent mener tout seuls l'interview, comme il ne faut pas non plus laisser sa page blanche dans "Le Quartier Latin" (…), notre homme y va aussi de ses interrogations : "Trouvez-vous très diffèrent de jouer au théâtre et au cinéma ? Vous parlez de l'état de grâce (s.v.p. ne pas confondre) de l'acteur, de son incarnation de son personnage, est-ce qu'au cinéma, la répétition fréquente de la même scène ne brise pas cette sorte de ferveur ? N'êtes-vous pas ralenti, en tournant un film, par le fait de voir une lentille sans âme, suivre et enregistrer vos gestes ?"

Gérard Philipe, charmant, répond avec simplicité, à ce flot de questions. Il affirme, d'abord, se donner également à l'un comme à l'autre, mais souligne que le cinéma reste surtout un gagne-pain pour lui. Il tourne donc deux ou trois films par an et consacre le reste de son temps faire du théâtre ; en second lieu, la reprise répétée de la même scène, au cinéma, ressemble fort aux pratiques des pièces de théâtre et reste un moyen de perfection, un moyen pour l'acteur de se confondre mieux avec son personnage ; en réponse à la dernière question, il dit qu'au théâtre, on ne voit pas l'assistance, à cause des réflecteurs, qu'au cinéma, on ne remarque pas la lentille, mais qu’un acteur peut toujours juger de la perfection de son jeu par l'altitude des machinistes, par exemple : si ces gens, blindés par l'habitude, viennent le féliciter, après la scène, si, en cours de production, il a senti leur union à lui, il sait avoir réussi; mais si, au contraire, la scène tournée, ils s'en vont aussitôt fumer une cigarette…

Malgré l'heure tardive, malgré la représentation du soir qui l’attend, Gérard Philipe continue à causer et ainsi, il ne quitte le petit groupe des intervieweurs, que pressé par le départ du reste du T.N.P. Dans l'intervalle, Ti-Casse a repris son contrôle, il s'acquitte donc la tâche de remercier l'artiste, le reconduit-dans le grand hall où, là, Philipe lui serre la main. (…) [Et Ti-Casse retourne chez lui.] » Ti-Casse

 

Bien qu’agréées par Philipe, les questions sont loin d’être originales, et les réponses ne le sont guère non plus ! Le comédien répondra à peu près toujours dans les mêmes termes et avec les mêmes exemples à ce type d’interrogations…

Au sujet de cette cérémonie, voir également l’article publié dans le webzine de l’Université de Montréal FORUM (vol. 41 n°27, 10 avril 2007).

 

Illustration : Gérard Philipe et le buste de Guillaume Couture, le 21 septembre 1954. (source : webzine Forum.)

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