1946-1959 – Gérard Philipe, un Caligula qui sait ce qu’il veut

Gérard Philipe, le premier Caligula de Camus

En 1959, un journaliste du quotidien helvétique Construire se souvient de Gérard Philipe. Après tous les hommages et toutes les nécrologies « pourtant tellement incapables de restituer le véritable Gérard Philipe » et qui « ont constitué en quinze jours une sorte de bouillie fade », il éprouve le besoin de publier les « souvenirs, pourtant si précis » qu’il a de lui, de peur de les voir s'amoindrir, et « pour lutter contre cet effacement, pour essayer de l’empêcher de mourir tout à fait ».

Paul Alexandre revient donc sur l’éblouissement qu’a été pour lui son Caligula, mentionne leur rencontre en 1946 (pour une interview) et explique ce qui fait, selon lui, la force de vie du comédien et de l’homme, même après son décès.

Voici des extraits de ce texte, paru dans un numéro de Construire du 16 décembre 1959 :

 

« (…) C’est en septembre 1945 que je l’ai vu la première fois. Paris sortait à peine de l’état de guerre, la plupart des hôtels étaient encore réquisitionnés, le métro ne s’arrêtait qu’aux stations principales et cessait de rouler à onze heures du soir. (…) Une seule ressource, mais exaltante : le théâtre, qui semblait ne jamais s’être mieux porté, bien qu’on y gelât, que les représentations commençassent à sept heures et demie ou à huit heures, et que les programmes fussent imprimés en format timbre-poste.

(…) Pourtant, je faillis bien renoncer à voir Caligula d’Albert Camus, dont la création parisienne avait lieu la veille de mon départ pour Genève. J’avais déjà vu cette pièce en Suisse quelques mois plus tôt (…) et je l’avais trouvée exécrable. Quant à Gérard Philipe, je n’en avais jamais entendu parler ; personne, du reste, n’en avait entendu parler, sauf les quelques milliers de spectateurs de Sodome et Gomorrhe de Giraudoux, l’année précédente, qui se souvenaient probablement d'un ange au visage faunesque, mais ne se rappelaient même pas son nom.

J'allais quand même voir Caligula, par curiosité, par une sorte de scrupule vis-à-vis de Camus, et peut-être à cause de la présence, dans l’unique rôle féminin, de Margo Lion, l’inoubliable Jenny de L’Opéra de quat’sous. Les premières scènes de la pièce m’ennuyèrent autant qu’à Genève. Puis Caligula parut, bondit plus exactement, sur le plateau, pulvérisa tout ce qu’il y avait autour de lui, y compris le texte de Camus, qu’il ne récitait pas, qu’il n’interprétait pas, qu’il ne détaillait pas, mais qui sortait de lui comme un torrent. Une sorte de fureur satanique mêlée d’intense douleur l’habitait, crispait ce visage d’adolescent trop vite grandi, sur lequel fleurissait pourtant par instants le plus miraculeux des sourires, un sourire qui illuminait la salle comme un éclair de magnésium. Et cette voix monocorde, rauque, un peu nasillarde, aussi insolite et inimitable que les voix de Dullin, de Jamois, de Jouvet, de Ludmilla Pitoëff, labourait les tripes des spectateurs médusés, les traînait d’atrocité en atrocité jusqu’à l’ultime réplique de l’empereur assassiné : "Je suis encore vivant !"

Était-ce le vrai Caligula, était-ce le personnage rêvé par Camus ? Je l’ignore et peu m’importe. Mais quand le rideau tomba, puis se releva, que Gérard Philipe, souriant et à peine fatigué, semblait-il, vint annoncer la création en bafouillant et en mélangeant le nom du décorateur et celui du metteur en scène, de l’air du collégien qui vient de faire une bonne blague, je compris soudain que je venais d’assister à un de ces spectacles qui comptent dans une vie et de voir jouer un acteur égal aux plus grands de l’histoire. Et le public de cette première le comprit comme moi, qui demeura debout vingt minutes à applaudir, sans souci du dernier métro, dans une sorte d’extase délirante.

(…) Depuis lors, je l’ai vu dans presque tous ses rôles, et si je l’y ai jugé parfois inégal, il y avait toujours un moment au moins où je retrouvais Caligula. Je pense surtout aux Épiphanies de Pichette, à tel monologue de Lorenzaccio, au grand récit du Cid, bien entendu, et surtout à l’extraordinaire scène du Prince de Hombourg où le héros se rouie par terre en apprenant sa condamnation à mort. J’ai aussi vu Gérard Philipe à l’écran, comme tout le monde : dans son premier film, Le pays sans étoiles, que peu de gens connaissent, et dont le lancement suivit de quelques semaines la première de Caligula, il avait un visage lisse, intact, qui contrastait avec les figures rongées de ses partenaires. Cette face sans stigmates, il nous la présentait encore dans L’idiot, dans Le diable au corps (sa plus belle création au cinéma), dans Fanfan-la-Tulipe et dans la très médiocre Chartreuse de Parme ; après quoi, la technique eut raison de lui, son visage et son jeu s’abîmèrent, et le théâtre fut le seul dépositaire de son génie. Mais jamais je n’éprouvai un choc analogue à celui de Caligula, où il avait mis d’un seul coup le meilleur de lui-même, c’est-à-dire ce que l’art théâtral a compté de plus bouleversant depuis vingt ans et peut-être davantage.

Voilà pour l’acteur ; s’il rencontra d’emblée l’adoration du grand public et l’approbation des critiques et des metteurs en scène, il eut pourtant quelques adversaires acharnés; parce que son jeu, son physique et sa diction, c’est bien évident, se situaient tout à fait en dehors des normes habituelles ; parce que sa profonde intelligence du texte et sa sensibilité merveilleusement justes n’aboutissaient pas à une imitation du réel, mais à une transposition qu’il fallait accepter en bloc, sans discussion, comme toutes les grandes œuvres d’art ; parce qu’il appartenait à cette catégorie d’interprètes que j’ai déjà nommés et qui galvanisent dix mille personnes mais en exaspèrent deux ou trois. Quelle importance cela peut-il avoir ? Racine et Beethoven non plus ne contentèrent pas tous leurs contemporains ; et ils s’en moquaient, parce qu’ils étaient certains d’avoir raison.

(…) Gérard Philipe aussi était certain d’avoir raison ; et cela rendait sa personnalité d’homme presque aussi subjuguante que son personnage d’artiste. Je le rencontrai deux ou trois fois, peu après Caligula, d’abord pour lui demander une interview (…), puis pour lui proposer de jouer le Roméo de Shakespeare à Genève, ce qu’il refusa.

— Je ne peux pas jouer Roméo, me dit-il. Je ne suis pas Roméo, je n’ai rien de commun avec Roméo. Les répliques ne sortiraient pas de ma bouche, il n’y a rien à faire.

Je lui demandai alors quels rôles il aimerait interpréter (c’était au début de 1946, et il jouait toujours Caligula) ; il me répondit sans hésiter : "Lorenzaccio; Hamlet bien entendu, mais plus tard. Et puis... " Il eut un sourire charmant et légèrement malicieux : "Je voudrais jouer Tartuffe", acheva-t-il. Et devant ma mine surprise. "Ne riez pas. Je jouerai Tartuffe un jour. Pour sûr, je jouerai Tartuffe."

Il ne devait jouer ni Hamlet ni Tartuffe. Mais à ce moment, je ne doutai pas une seconde qu’il ne fût appelé à interpréter ces deux rôles si opposés ; l’antinomie me frappa à peine. Car Gérard Philipe avait une expression si décidée, il donnait une impression de si grande foi en lui-même et dans la vie qu’on ne pouvait refuser de le croire. Et peut-être est-ce en définitive le souvenir le plus net qu’il m’ait laissé : un sentiment de force, de confiance dans l’avenir. Je n’ai jamais rencontré, je crois, quelqu’un dont le contact personnel fût plus direct, plus immédiat, plus tonifiant, ni qui dégageât un tel magnétisme.

(…) Car c’est le propre du héros d’être à la fois sublime et familier, et surtout de ne pouvoir mourir. La mort de Gérard Philipe est inacceptable, parce qu’il y avait en lui un feu qui ne peut pas s’éteindre. Et sa voix victorieuse crie pour l’éternité la dernière phrase du Caligula de Camus : "Je suis encore vivant !»

 

On apprend ainsi qu’en 1946, Gérard Philipe ne se sentait déjà pas fait pour le Roméo de Shakespeare, envisageant déjà d’incarner Hamlet (projet de 1960 non réalisé). Par la suite, il préféra incarner Richard II, reprenant temporairement le rôle à Jean Vilar. 

Et que, avec le Misanthrope (qu’il ne put finalement pas jouer), Tartuffe lui semblait un autre rôle moliéresque lui permettant de varier ses emplois. Dès ses débuts au théâtre, le comédien semble avoir voulu sortir des rôles de « jeune premier » auxquels on a souvent voulu le cantonner…

 

Illustration : Gérard Philipe en Caligula (© DR).

 

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