1951 – Gérard Philipe, un Bacchus pour Jean Cocteau ?

 

En 1951, Jean Cocteau achève une pièce de théâtre qui lui tient fortement à cœur, Bacchus. Cette pièce se déroulant durant la Renaissance et met en scène un conflit religieux tout autant que politique avec l’élection d’un « Bacchus » temporaire : ce roi des vendanges « règne » durant une semaine, et celui choisi, Hans, tente d’apporter la paix et une société plus juste. L’écriture de ce texte lui a demandé de très importantes recherches…

Problème de taille, il manque à Cocteau un acteur capable de créer le rôle-titre, et également un théâtre. Or son Jeannot, Jean Marais, est entré à la Comédie-Française où il jouera Néron et mettra bientôt en scène Britannicus de Racine. Reste Gérard Philipe, dont Cocteau avait noté, le 9 octobre 1943, lorsqu’il l’avait vu créer l’Ange de Sodome et Gomorrhe : « je pourrais l’employer ». (Journal 1942-1945, Gallimard, 1989). Ses tentatives d’approche du comédien sont documentées par son Journal.

Jean Cocteau va donc trouver Jean Vilar pour lui proposer son texte, mais l’entretien ne se déroule pas comme il le souhaite : 

 

« 28 septembre 1951 – (…) Vu Jean Vilar. Il me semble être de la race des directeurs de théâtres qui veulent remanier les pièces. Rapports très difficiles. Il donne des assurances de noblesse, mais je le croyais moins semblable à ceux qui le précèdent. Œillères. Peu probable que les choses s’arrangent. (On me rapporte que les acteurs ne l’aiment pas.) (…) » (Le Passé défini, I : 1951-1952, journal, Gallimard, 1983.)


Mais tout espoir n’est pas perdu, l’écrivain a encore l’espoir d’engager Gérard Philipe sans le metteur en scène. Fin septembre, il note :

 

« (…) Si je ne m’arrange pas avec Vilar pour Bacchus, je prendrai Philipe. Sans Jeannot et sans Philipe, la pièce jouée devient un problème insoluble. Un nouveau ne serait pas assez solide et je réprouve les auditions (les chagrins qu'elles causent). Pénurie d'acteurs. (…) » (Ibid.)

 

Il ne reste plus qu’à Cocteau de se rendre sur le tournage de Fanfan la Tulipe pour exposer sa proposition à Gérard Philipe, mais sans trop d’illusions :

 

« (…) Téléphone de Christian-Jaque. J'irai déjeuner avec eux demain entre Cannes et Grasse où ils tournent Fanfan la Tulipe. Je verrai Gérard Philipe. Que de chemins, que de fatigue pour arriver, sans doute, à d’autres buts. (…) » (Ibid.)

 

Ce déjeuner est l’occasion pour Cocteau de brosser un rapide et très joli portrait du comédien, le comparant à Jean Marais, de revoir Christian Matras qui avait été son chef-opérateur pour La Belle et la Bête, et de s'entretenir avec un producteur très inquiet (à tort, Fanfan la Tulipe obtiendra un triomphe international).


« 2 octobre 1951 - Été voir Gérard dans la ferme Fragonard. (Près de Grasse.) Il est parfaitement charmant et donne une réalité au personnage. (Fanfan la Tulipe.)

Prestige de Gérard et prestige de Jeannot. Ils brillent, mais d'une lumière toute différente. Les autres ne brillent pas. Le seul point de rapport entre eux est que leur charme ne relève en aucune manière de la sensualité. Ce charme relève de l'enfance. L'enfance les habite. La beauté de leurs regards et de leurs attitudes vient de là. Ils ont tous deux le génie physique.

Retrouvé avec tendresse toute l'équipe, amis et camarades, mille souvenirs de travail. Matras m’entraîne dans un coin et me dit que la technique le dégoûte, qu'il s’est rallié à mon système de l'invention. Qu'il a enfermé des filtres et des objectifs dans une caisse. Qu'il n’emploie plus que très peu de chose et que s'il lui faut obtenir du flou il ne cherche qu'à l'obtenir par la lumière. (…) Le film n'est tourné qu'en extérieurs et en décors faits dans des coins de la ferme. Il coûte cent cinquante millions. Alors quelle est l’économie de studio ? Il est vrai qu'il faut loger et nourrir beaucoup de monde. Je raconte à Mnouchkhine le résultat de mes enquêtes. Il me dit que ce film est sa dernière cartouche. Que si ce film ne marche pas, ils ne peuvent continuer la production. (Et le film est fait moitié avec des capitaux italiens. C’est une Italienne qui tourne le rôle de femme.) (…) » (Ibid.)

 

Mais tout ceci ne résout pas son problème… Le 9 octobre 1951, Cocteau note dans son journal :

 

« (…) Tous les théâtres de Paris m’ont envoyé des lettres pour avoir Bacchus, et je me trouve dans la même difficulté que si je n'avais pas de théâtre. Car je n'ai pas d'acteur. Jeannot est à la Comédie-Française où il répète Britannicus. Gérard Philipe marche avec Vilar — dont les projets et les cadres me semblent être trop vastes et trop confus pour ma pièce. (…) » (Ibid.)

 

Ce sont finalement les Renaud-Barrault qui créeront Bacchus au Théâtre Marigny en décembre 1951, alors que Gérard Philipe était extrêmement investi dans l’aventure exaltante du Théâtre National Populaire... Il eut sans doute d’autant moins de regrets que la carrière de Bacchus fut relativement courte.

 

Illustration : Bacchus par Jean Cocteau, dessin dédicacé à Madeleine Renaud, 1951 (source).

 

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