1951 – Gérard Philipe, ambassadeur de charme à Punta del Este (et interview)

 Gérard Philipe s'ennuie pendant une conférence de presse

En février 1951, Gérard Philipe, ambassadeur du cinéma français, se rend en Uruguay pour inaugurer le nouveau festival de Montevideo – qui se déroule en réalité dans la station balnéaire de Punta del Este (distante de 150 kilomètres). Le festival se déroule du 15 février au 5 mars ; l'Italie, l'Angleterre, les États-Unis, le Mexique, le Brésil ont également envoyé des délégations.

 

Le 8 février, les personnalités et les artistes faisant partie de la délégation française sont conviés à l’Ambassade de l’Uruguay, à Paris. C’est l’occasion pour Gérard Philipe d’accorder une interview à Lucie Derain :

« DIX MINUTES AVEC GÉRARD PHILIPE

RENCONTRE - Gérard Philipe dans le salon d'une ambassade.

— Ainsi, vous partez pour Montevideo, cher Gérard Philipe ?

— Oui, je suis enthousiasmé à l’idée de cingler vers le continent sud-américain. Les Uruguayens ont eu la gentillesse de me choisir avec quelques camarades pour représenter la France au Festival cinématographique de Montevideo.

— Resterez - vous quelque temps là-bas ?

— Hélas ! je ne le pourrai, car je viens de prendre deux mois et demi de vacances africaines, et à présent, il s’agit d'être sérieux et de rentrer à Paris faire du cinéma et du théâtre.

— Quelles ont été les impressions de votre voyage au Maroc ?

— Ravissantes, avec le seul regret de n'avoir pu descendre plus au sud. Je n’ai pas vu de lion, mais, en revanche, beaucoup de gazelle. J’ai participé à trois chasses. Ce qui m'incite à recommencer cette année, cette fois pour gagner l’Afrique noire, si c’est possible.

— Quels sont vos projets ?

— On me propose plusieurs films. À ma rentrée de Montevideo, le 5 ou 6 mars, je prendrai une décision. Quant au théâtre, nous envisageons avec Jean Vilar une saison théâtrale. Je jouerai au Festival d’Avignon, sous la direction de Vilar, et j’interpréterai "Le Cid". Mon désir serait de jouer sur scène "Le Misanthrope". Et au cinéma, j’ai un vœu secret, être, dans un film écrit par mon ami Jacques Sigurd. le fameux "Valentin le désossé" » (La Vigie Marocaine, 13 février 1951)

 

La délégation française part d’Orly, le 16 février 1951.

Elle compte dans ses rangs : M. Fourré-Cormeray (le directeur général du centre national de la cinématographie) ; le général Corniglien-Molinier (président de la Commission du cinéma au Conseil de la République) ; Louis Joxe, directeur des relations culturelles ; Robert Cravenne (directeur de Uni-France-Films, responsable de l’exportation des films français) ; le réalisateur Yves Allegret, ainsi que des représentants de charme, acteurs et actrices, soit Marcelle Derrien, Claude Nollier, Nicole Courcel, Michelle Philippe, Renée Cosima, Michel Auclair, Gérard Philipe. Quelques journalistes, France Roche, Henry Magnan (Le Monde), Françoise Giroud (Elle) et Jean Néry, accompagnent la délégation. René Clair et son épouse, un temps annoncé, ne semblent pas avoir finalement fait le voyage…

Dans ses bagages, la délégation française a emporté : Journal d'un curé de campagne, la Ronde. Justice est faite, Orphée, Souvenirs perdus, accompagnés de quatre courts métrages : le Petit Soldat (dessin animé de Paul Grimault), Lettres à l'étrangère, le documentaire Saint Louis, roi de France (dont le commentaire est dit par Gérard Philipe) et Autour d'un récif. Soit trois films avec Gérard Philipe ! (Et même quatre, puisque La Beauté du Diable se rajouta à cette sélection !)

À l’aéroport, ce départ bien publicisé devant des photographes permet à Gérard Philipe de faire le clown :

Gérard Philipe fait le clown à Orly (février 1951)

(de droite à gauche : Renée Cosima, Nicole Courcel, Marcelle Derrien et France Roche)

Photographie parue dans L’Aurore (26 février 1951)

 

Le 24 février, un compte rendu de l’atmosphère du festival d’Henri Magnan est publié dans Le Monde. On y apprend que :

« […] Punta-del-Este (…) laisse songer à Hossegor : des pins, du vent, du sable. Des bungalows répartis sur une grande superficie de pinèdes, d'eucalyptus, de mimosas, offrent aux visiteurs des murs de verre encastrant de manière anachronique des hottes de cheminée de salon en façon granit. Trois domestiques pour un visiteur y sont monnaie courante. Ils n'ont pas grand'chose à faire ; alors ils écoutent la radio, et cela leur permet d'apprendre par exemple que les " dames de la délégation française ont beaucoup de savoir-faire" et sont les plus jolies, ce dont ils deviennent fiers s'ils ont l'honneur de les servir. Nicole Courcel, Marcelle Derrien, Michèle Philippe, sont allées se baigner sur l'une des nombreuses plages de Punta-del-Este : il leur a fallu longtemps pour rejoindre la mer, parce que le flot des admirateurs était le plus difficile à fendre. […] »


Mais l’enjeu commercial est important pour le cinéma français, comme le chroniqueur cinéma le relève plus tard :

 « […] Si l'on songe aux milliers de salles que sa diffusion pourrait ouvrir à notre marché on comprendra que le festival de Punta-del-Este peut et doit être considéré de notre point de vue autrement que comme une distraction de milliardaires oisifs. Évidemment la piscine du Cantegril Country Club est plus bleue que nature ("Ce doit être Hollywood en technicolor", me disait Gérard Philipe) ; évidemment le gazon est aussi bien peigné que les femmes, et tondu aussi court ; évidemment cela sent le toast, le miel, le goudron frais des routes que l'on cylindre pour des automobiles de cinquante chevaux, mais on préfère à ces chromos gentils, ici, le véritable cinéma. […] » (Le Monde, 24 février 1951)

 

En 1951, Gérard Philipe à Punta del Este (festival de cinéma de Montevideo)

France Roche (devant la caméra) et Gérard Philipe (de dos, en veste blanche)

Photo parue dans Paris-Presse, l’Intransigeant (18 juillet 1951)

 

Gérard Philipe, une vedette très sollicitée...

La délégation française doit bientôt se renforcer, mais les demandes d’autographes sont déjà bien en train : 

« […] On attend d'ici peu l'arrivée de Michel Auclair, de Renée Cosima et du metteur en scène Yves Allegret. Mais déjà le sourire de Marcelle Derrien, les cheveux d'or de Nicole Courcel et la silhouette de Michèle Philipe ont provoqué çà et là d'ardentes manifestations de sympathie. Il est vrai que huit admiratrices de l'âge des pensionnats ont trouvé vers 11 heures certain soir le moyen de venir frapper à la porte du petit appartement occupé par Gérard Philipe, réclamant qu'il appose sa signature sur du papier découpé en forme de cœur... Il s'est exécuté (très gentiment). [...] » (Le Monde, 28 février 1951)

 

Gérard Philipe et Joan Fontaine à Punta del Este (festival de cinéma de Montevideo)

« Joan Fontaine et Gérard Philipe au cours d’une réception au festival de Punta del Este (Une exclusivité "Combat") » (Combat, 7 mars 1951)

 

Gérard Philipe est-il ici autre chose qu’un figurant de luxe ? Pas sûr.

En tout cas, il semble s’ennuyer ferme durant les obligatoires conférences de presse… ce qui est fixé avec malice par les photographes !

Gérard Philipe à Punta del Este (festival de cinéma de Montevideo)
Gérard Philipe à Punta del Este (festival de cinéma de Montevideo)

photographies parues dans La Croix (8 mars 1951) et Elle (2 avril 1951)

 

Un entrefilet assez amusant rend également compte du succès de l’acteur :

Gérard Philipe favori des Montévidéennes a reçu un nom de lampe pour éblouir les Américaines.

« Gérard Philippe (sic) a été le grand triomphateur du festival cinématographique de Montévidéo. Toutes les jolies Montévidéennes se piquaient d’honneur d‘être vues (au moins une fois) à son bras. Pour les contenter toutes — et pour éviter les cancans — Gérard a pris le parti de sortir tous les jours avec une jeune fille différente.

Les Américains —- et surtout les Américaines — voudraient bien l’attirer à Holywood. Ils lui réservent une place de choix dans tous leurs journaux. Mais, incapables de retenir l’orthographe des noms français, ils l’ont baptisé... "Phillips". » (Ce Soir, 14 mars 1951)

 

Gérard Philipe devait être d’autant plus attentif à « éviter les ragots » que, si l’on en croit Gérard Bonal, sa compagne Nicole Fourcade l’accompagnait…

Mais il a aussi « des aventures (récompensées) » :

 « Il a remporté un prix pour chacune de ses interprétations dans Souvenirs perdus, La Ronde et La Beauté du Diable, présentés officiellement avec Orphée. Comme les conférences techniques ne le passionnaient pas, il a fureté dans la Cinémathèque de Montevideo — la 3e du monde — et il a organisé une projection rétrospective allant du Million de René Clair à des films expressionnistes allemands, mais il a refusé de danser : les cavalières étaient trop nombreuses. […] Une jeune Uruguayenne a déchiffré ses lignes de main et lui a prédit qu’à 37 ans il changerait de profession. Il veut bien à condition de devenir metteur en scène. » (Elle, 2 avril 1951)

 

Prédiction aux sous-entendus désormais sinistres…

 

Toutefois, en dehors des festivités et des mondanités, il s’agit aussi d’une compétition filmique. La sélection des films français peine à séduire tout à fait…

« […] Souvenirs perdus eut une bonne cote : vous la connaissez, et de même Orphée, qui fut très peu compris ici, et la Ronde, qui offensa beaucoup de pudeurs, mais amusa quand même plus qu'on ne le voulut dire. […] À mon avis si le public jugeait, et non pas un jury, cela laisserait peu de chances à la sélection française, surtout en ce qui concerne le Journal d'un curé de campagne, beaucoup trop intérieur pour séduire. Justice est faite pourrait difficilement remporter la palme ici après l'avoir obtenue à Venise, mais est assuré d'un très grand retentissement. Le jury a demandé paraît-il à revoir Orphée (on le comprend !). Souvenirs perdus a intéressé surtout à cause de Gérard Philipe. La Ronde, nous en avons parlé. Dans une semaine nous serons fixés. […] » (Henri Magnan, Le Monde, 3 mars 1951)

 

Pour Les Cahiers du Cinéma (avril 1951), Henri Magnan précise que

« […] Orphée surprit, sollicita l’effort par excès d’esthétisme international et finalement lassa l’entendement. La Ronde choqua puis… permit de rêver. […] Souvenirs perdu amusa beaucoup (mais oui ! mais oui !) grâce à Jeanson-Delair-Périer. La beauté du diable commandée in extremis à Paris valut un prix d’interprétation masculine à Michel Simon… »

 

Le palmarès du premier festival de cinéma de Montevideo

Le palmarès final couronnait :

 Grand prix du festival cinématographique de Punta del Este :  Domani è troppo tardi (Demain, il sera trop tard) de Léonide Moguy,

Dans le « classement par nations », les meilleurs films étaient : La ronde (France), Sunset Boulevard (Etats-Unis), Fallen idol (Grande-Bretagne), Rosauro Castro (Mexique) et Terra es sempre terra (Brésil).

Meilleur acteur : Michel Simon (La Beauté du Diable)

Meilleure actrice : Gloria Swanson (Sunset Boulevard)

Meilleure photographie : Le bandit Musolino

Meilleurs décors : La ronde.

Meilleure musique : Orphée.

Meilleur son : Ultimatum.

Meilleur scénario : Demain, il sera trop tard.

 

Donc presque « chou blanc » pour Gérard Philipe… Il s’en sera consolé en attrapant un magistral coup de soleil en compagnie de Nicole Courcel, ce dont elle se rappelait avec amusement des années plus tard. (Voir Gérard Bonnal, Gérard Philipe, Seuil, 2009 (2e édition), p. 145-146.)

Comme le soulignait alors Combat (7 mars 1951),

« Cette fois-ci on peut dire que le cinéma français n’a pas brillé car les deux prix de consolation, politesse obligatoire, qui viennent consacrer des films déjà primés, ne feront d’illusion à personne, et on se demande même si M. Cocteau va se sentir très flatté d’être couronné en tant que musicien.

Punta del Este était une mondanité, nous y avons envoyé des figurants. Il paraît que la France a été acclamée par le prestige de ses bikinis ou tout au moins des filles qui le portaient. Tant mieux, tant mieux ! »

 

Le peu de succès français de ce palmarès sera ensuite couronnée par une polémique franco-française dont la France a le secret…

 

Illustrations : Bibliothèque nationale de France et Gallica.

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