1945-1947 – "Candide" ou les échecs de l'optimisme : un projet inabouti de Marcel Carné

"Candide" de Voltaire

Saviez-vous que Gérard Philipe et Louis Jouvet avaient failli jouer dans le même film ? Ils auraient dû tourner ensemble une adaptation de Candide, ou l’optimisme, conte philosophique de Voltaire : Gérard Philipe en Candide, Louis Jouvet en Docteur Pangloss, ce tuteur de Candide si optimiste qu’il estimait que « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Ce projet cinématographique échouera à cause d’une bicyclette et, possiblement, du Pape !…

On en trouve des allusions dans un hors-série de Ciné Miroir (1945) dans lequel Marcel Carné avance qu’il n’y a « rien encore de précis dans mes projets. Mais je songe fortement à une adaptation du "Candide" de Voltaire, interprété par Gerard Philipe, avec Jouvet dans le rôle de Pangloss… »

Le cinéaste devait avoir repéré rapidement Gérard Philipe (au théâtre ?) puisqu’en octobre 1945, alors que le jeune comédien est toujours sur les planches avec le Caligula de Camus, on annonçait un autre projet du réalisateur :

« Comme projets sérieux, [on annonce] [...] "Le rendez-vous" de Marcel Carné et Jacques Prévert a réussi pour un bon démarrage Marlène Dietrich, Jean Gabin et Gérard Philippe (sic). »

Cette production elle aussi sans lendemain doit correspondre à la période de la visite que rendit Marlène Dietrich à Gérard Philipe…

Louis Jouvet (Studio Harcourt, 1947)

Pour Candide, les choses semblent aller leur train jusqu’à la disparition du producteur Camille Tramichel, président de la Société des Productions cinématographiques, « décédé accidentellement » dans un accident de bicyclette. Ses obsèques eurent lieu le 27 mars 1945. Selon le critique de cinéma Michel Pérez,

« Le producteur Tramichel qui a fait fortune avec le mélo numéro un des années de guerre, le Voile bleu, se montre enthousiaste et accepte même de tourner le film en Technicolor, mais il meurt sous les roues d’un camion américain en traversant les Champs-Élysées. » (Michel Pérez, Les films de Carné, Ramsay, 1986, p. 88.)

 

En dépit de ce très fâcheux contretemps qui le prive de financement, le réalisateur se montre confiant. Interrogé par Jean Quéval pour L’Écran français (29 mai 1946) sur le plateau des Portes de la Nuit, Marcel Carné qui a trouvé Le Pays sans étoiles « très curieux, très intéressant », donne des indications sur ses projets :

« Que comptez-vous tourner, après Les Portes de la nuit ?

Candide, à Rome.

Candide ! Candide, film de Marcel Carné, avec (sans doute), dialogues de Jacques Prévert.

Candide, dis-je, c’est terriblement séduisant et combien redoutable ! {…] »

Sans doute le film est-il alors monté comme une coproduction franco-italienne, comme il y en eut tant à l’époque. Finalement, le 18 juin 1946, Pour tous annonce :

« Michel Simon, Gérard Philippe (sic) et Serge Reggiani seront les vedettes de "Candide" que réalisera Marcel Carné en Italie au début de 1947. C’est évidemment Gérard Philippe (sic) qui sera Candide tandis que Michel Simon incarnera Pangloss. »

 

Michel Simon (Studio Harcourt, 1948)

Louis Jouvet s’est donc retiré du projet : un tournage italien ne pouvait lui convenir, puisqu’il continuait parallèlement ses activités théâtrales au Théâtre de l’Athénée. Il est intéressant de voir que les futurs protagonistes de la Beauté du Diable sont d’ores et déjà présents.

Le Figaro (2 juillet 1946) se fait également écho de cette nouvelle, comme le font Les Lettres Françaises (19 juillet 1946) qui précisent également que Michel Simon est bien pressenti, « s’il est remis de la blessure qu’il s’est faite en tournant dans Panique. Carné, avec Candide, voudrait retrouver l’esprit de Drôle de Drame. »

 

Mais, s’il semble assuré, ce projet suscite certaines interrogations sur son scénario écrit par Jacques Prévert. C’est que Voltaire est toujours sulfureux…

« Voilà qui est fort bien, mais si le baiser de Cunégonde, source des malheurs de Candide, est assurément photogénique, l’ambitieux Marcel Carné ne risque-t-il points des démêlés soit avec la censure, soit avec l’ombre de Voltaire selon qu’il édulcorera ou n’édulcorera pas la suite des hasardeuses aventures de l’immortel Jouvenceau ? » (France Amérique, 23 juin 1946.)

 

Gérard Philipe (photo : Roger Forsier, sans date)

Quant au choix de Gérard Philipe, il suscite une certaine ironie sur cette frénésie de rôles « littéraires ». Ironie qui oublie très commodément que ces adaptations en série obéissent aussi à un impératif autant idéologique qu’économique ! Mettre en valeur le patrimoine français est perçu comme une arme vis-à-vis de l’impérialisme menaçant du cinéma américain…

« Enfin Gérard Philippe vint. Le metteur en scène [Marc Allégret] qui lui avait confié dans "Les Petites du quai aux Fleurs" un second rôle élégant et discret ne se doutait peut-être pas qu’il venait de fournir à ses confrères un sujet d'émulation et de querelles. Toutes les œuvres qui demeuraient enfermées dans les livres prennent tout à coup, par la seule existence de Gérard Philippe, des vertus cinématographiques.

Aptes "L’Idiot", Dostoievsky va le passer à Voltaire. Il sera Candide pour Prévert et Carné. Après Voltaire, on parle de Stendhal. Il serait Fabrice de "la Chartreuse de Parme". En attendant, Radiguet lui fournit "Le Diable au corps", sous la direction d’Autant-Lara et on parle même de lui confier "Le Grand MeauInes". Enfin, il se reposera des auteurs illustres par un scénario inédit de Jacques Sigurd que tournera [Henri] Calef. [Vent d’Ouest ?]

Le cinéma a ainsi des engouements et des obsessions. Jouvet, que l'on jugea pendant vingt ans inutilisable à l’écran parut la même année en homme du monde, en clochard, en cercleux, en colonial, en costume, sans costume, etc. Il y a eu aussi l’âge Harry Baur.

Les qualités de Gérard Philippe sont grandes et ce n’est pas lui qui est en cause. On regrette au contraire qu’une telle frénésie des producteurs l’écarte pour longtemps du théâtre. » (signé : « La Folle de Maillot », Carrefour, 25 juillet 1946.)

 

Le tournage est prévu pour janvier 1947, en Italie.

Mais la localisation du tournage en définitive semble compromise… par le Pape lui-même ! Et, si co-production italo-française il y avait, impossible de passer outre !

« Marcel Carné […] comptait tourner "Candide" en Italie. Mais le Pape s’est ému de voir porter à l’écran une œuvre de Voltaire, qui, ne l’oublions pas, est à l’index, et s’est opposé à la réalisation. Souhaitons que Carné reprenne son idée… en France. » (L’Avenir normand, 27 septembre 1946)

Est-ce la véritable raison du renoncement de Carné, annoncé le 9 août 1946 par Le Figaro ? Ses producteurs, quels qu’ils soient, se sont-ils désistés ? En définitive, selon le quotidien, le réalisateur préférerait se focaliser sur un vieux projet, celui de L’Île des Enfants perdus sur un scénario de Prévert, ce qu’annonce également Le Franc-Tireur (20 août 1946) ; ce film avait déjà avorté en 1937. Mais cette nouvelle est aussitôt démentie par Les Lettres françaises (23 août 1946) :

« Carné tournera son Île des Enfants perdus mais n’abandonnera pas pour cela son Candide qu’il pense aller tourner à Londres, en couleurs ».

Dans le même numéro l’engagement de Gérard Philipe comme partenaire de Micheline Presle dans Le Diable au Corps est rendu public… Malgré les dénégations, le film de Carné ne se fera finalement pas.

Marcel Carné (Studio Harcourt, 1950)

Le 15 mai 1980, lors de son discours d’entrée à l’Académie des Beaux-Arts, le cinéaste déplorait encore l’échec de ce projet :

« J’ai connu pour ma part un nombre important de projets avortés.

Le malheur voulait que ce soit chaque fois une entreprise ambitieuse : un Candide, où Louis Jouvet aurait été Panglos et Gérard Philippe (sic) Candide ; une Vie de Vautrin, adaptée des quatre romans de Balzac où il y est présent ; un film sur Diagilev et les Ballets Russes ; un autre sur le mouvement surréaliste, d’après Les Pieds dans le Plat, de René Crevel ; beaucoup d’autres encore… On m’excusera si j’ai l’immodestie de croire qu’ils eussent peut-être figuré parmi les œuvres les plus marquantes de ma carrière… »

 

 

Autre face à face manqué entre Michel Simon et Gérard Philipe Philipe (le premier méprisant le second qui l’admirait sincèrement), un projet de Grémillon qui aurait pu prendre la place du tournage de Carné.

Les deux acteurs sont alors pressenti pour jouer dans Le Massacre des Innocents que projette de tourner Grémillon à la fin de l’année 1946 : ce scénario, écrit avec Charles Spaak, doit retracer en trois grands films « la guerre d'Espagne, la drôle de paix de Munich, la drôle de guerre de 40, l’exode, les camps de concentration français et ceux des nazis ainsi que la Libération. […] »

Le scénario ?

« Situé alternativement à Paris, à Rouen, en Espagne et en Allemagne, l'action se déroule dans deux milieux sociaux, celui d'un industriel normand [joué par François Perrier], et celui de Gérard [Gérard Philipe], un ouvrier de son usine. Ce dernier part se battre en Espagne puis contre les Allemands sur la ligne Maginot ; il entre ensuite dans la Résistance, est déporté et revient en France. En 1937, il fait la connaissance de Maria [jouée par Ingrid Bergman], une Thèque chargée d'un convoi d'enfants réfugiés espagnols ; ultérieurement, celle-ci s'engage dans le combat antifasciste. Malgré la guerre, le couple pourra s'aimer mais après la victoire, elle retournera dans son pays tandis que lui demeurera en Normandie. » Michel Simon incarnerait un "personnage leitmotiv. (Alain Weber, « Jean Grémillon et les "malédicteurs" : sur quatre scénarios non réalisés (1944-1948). » dans 1895, revue d'histoire du cinéma, numéro hors-série, 1997. Jean Grémillon. pp. 67-82 [en ligne])

Ce film échouera lui-aussi, au stade de l’écriture…

On peut tout de même se demander si ces rencontres manquées entre les deux acteurs n’ont pas donné des idées aux producteurs quand il a été question de faire la distribution de La Beauté du Diable en 1949…

Quant à la confrontation avec Louis Jouvet, elle faillit se faire sur un autre terrain, celui du théâtre, puisque Jouvet et Philipe auraient tous deux dû jouer Le Misanthrope de Molière en septembre 1950, l’un à l’Athénée, l’autre au Vieux-Colombier…

 

Illustrations : Candide de Voltaire – Marcel Carné (Studio Harcourt, 1950) — Louis Jouvet (Studio Harcourt, 1947) – Michel Simon (Studio Harcourt, 1948) [via Wikipédia]

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