1955 – Gérard Philipe chante "La meilleure part" (avec les souvenirs du romancier sur l'acteur)

Gérard Philipe sur le tournage de "La Meilleure Part" (photo de Sam Lévin © MAP)

En 1955, avec La Meilleure Part, se reforme l’équipe de Une si jolie petite plage : Yves Allégret à la réalisation, Jacques Sigurd au scénario et Gérard Philipe en vedette. (On trouvera ICI le synopsis du film.)

Gérard Philipe venait d’ailleurs de terminer de filmer Les Orgueilleux avec Allégret quand il se passionne pour le sujet. Après un premier « documentaire avec vedettes », comme Allégret qualifiera son film mexicain, en voici un second, consacré cette fois-ci à la construction d’un barrage, filmé sur le site d’un réel chantier (celui du barrage d’Aussois), à Modane et aux studios de Neuilly entre le 25 juillet et le 8 octobre 1955.

Film social, film en phase avec les préoccupations de ses instigateurs et financeurs (dont EDF et divers entrepreneurs), film épousant étroitement la sensibilité sociale de sa vedette principale, La Meilleure Part ne rencontrera guère de succès public à sa sortie en mars 1956. Il sera cependant couronné d’un prix du meilleur film au festival de Karlovy Vary (1960), prix de consolation malgré certaines critiques positives de la presse de sensibilité de gauche.

Georges Sadoul, qui eut l’occasion de côtoyer l’acteur à de très longues reprises et qui partageait ses idéaux, souligna que :

« Gérard Philipe dut mettre beaucoup de lui-même dans son ingénieur. La fragilité de ses poumons avait pu lui faire craindre d’abandonner un métier qu’il adorait. Et puis, il plaisait à ce militant, à cet "homme dans la cité" d’avoir été, dans La Meilleure Part, celui qui contribuait à faire triompher de justes revendications. […] il considéra ce film comme l’un de ses préférés. » (Gérard Philipe, Seghers, Cinéma d’aujourd’hui, 1967, p. 62.)

coupure de presse inconnue sur "La Meilleure Part"

Malgré l’exploit (coordonner les scènes fictives tournées au milieu d’un véritable chantier n’a pas été une mince affaire), malgré l’aura de son acteur principal, le public reste froid devant un film « désarmant de bonne conscience et de banalité, […] degré zéro du néo-réalisme à la française, […] symphonie du travail sans lyrisme, […] sermon sur la montagne et rien d’autre. » Toujours aussi sévère, Pierre Cadars poursuit :

« Avec de tels sujets, les Soviétiques savaient au moins galvaniser les foules. Ici, malgré l’accumulation de détails vrais, tout paraît faux et, passés la première bouffée d’oxygène, on assiste avec peine aux efforts désespérés que font les acteurs afin de justifier leur présence dans cette galère. […] En fait, le personnage de Perrin, que joue Gérard Philipe, avec ses airs de saint laïque et son air souffreteux, a quelque chose du curé de campagne que Bresson avait mis en scène quelques années auparavant […].

Alors que peut-on sauver de La Meilleure Part qui est certainement le plus mauvais de tous les films de Gérard Philipe ? Sa sincérité est évidente, mais la foi, on le savait déjà, ne suffit pas à déplacer des montagnes, ni à attirer les foules. Avant Yves Allégret, Carné et Gance avaient — semble-t-il— été pressentis pour réaliser ce sujet […]. Peut-être auraient-ils réussi à lui donner des ailes, du moins un style. […] » (Pierre Cadars, Gérard Philipe, Henri Veyrier, 1984, p. 106)

 

Ce film est effectivement « un pensum bien intentionné mais dramatiquement creux » (Ibid.), ce que n’était pas le roman dont il s’inspire…

 

 

Philippe Saint-Gil : "Le barrage" (couverture)

Version « pour la jeunesse » de La Meilleure Part

 

Un ingénieur-romancier et un comédien : Philippe Saint-Gil rencontre Gérard Philipe

Dans un entretien accordé à la revue La jaune et la rouge (mai 1995, pp. 21-29), son auteur, Philippe Saint-Gil (de son véritable nom, l’ingénieur Philipe Gillet), revenait sur la genèse de l’ouvrage et sa belle rencontre avec Gérard Philipe :

« Quand a été publiée La meilleure part, j'étais salarié dans une entreprise de travaux publics… […] J'y parlais des "pleins de vent" qui critiquaient tout de leurs bureaux capitonnés. Ce ne pouvait guère être apprécié par ma propre Direction et risquait surtout de nuire à mon Entreprise… [Mais finalement,] EDF et nos principaux clients […] ont été très "fair-play". Non seulement en acceptant les coups de gueule de mon ingénieur de chantier, mais en participant même au financement du film. »

Ce livre, d’ailleurs réédité à la sortie du film en 1956, avait été écrit car l’auteur « était scandalisé » « chaque fois qu’[il revenait] à Paris de [son] barrage d'Iril-Emda », en constatant « que le public français ignorait totalement ce qu’[ils faisaient] sur nos lointains chantiers, où de jeunes ingénieurs travaillaient cependant comme des fous et accomplissaient des exploits. » Malgré un sujet apparemment aride, le succès du livre avait été immédiat, accéléré par les bonnes critiques publiées par Hervé Bazin (Les Nouvelles Littéraires) et Émile Henriot (Le Monde).

 

Philipe Saint-Gil : "La meilleure part" (réédition de 1956)

Saint-Gil raconte ainsi la genèse du film et sa rencontre avec Gérard Philipe.

« Après tant de travail et d'émotions, je n'avais qu'une idée : fuir avec la femme que je rêvais d'épouser. Elle et moi avons donc été nous cacher à Capri sans révéler notre adresse à quiconque, en dehors d'une brève consigne laissée à mon père : m'écrire "poste restante" à Sorrente, seulement en cas d'urgence. [Puis] j'ai réalisé que j'avais complétement oublié de passer à cette "poste restante". Quand je m'y rends enfin j'y trouve un télégramme vieux de huit jours de mon père "Suis harcelé par Laffont. Producteur souhaiterait faire film avec La meilleure part. A besoin de ton accord. Téléphone-lui immédiatement." Ce producteur venait de tourner La bataille de l'eau lourde et rêvait de tourner un film sur un grand chantier de barrage. Il était tombé, par pur hasard, sur mon livre en vitrine ».

Quant à Gérard Philipe, c’est un « autre miracle » pour l’ingénieur-romancier :

« […] Cet acteur refusait alors les neuf-dixièmes des rôles, indifférent aux cachets mirifiques qu'on lui offrait, préférant jouer Le Cid ou Le Prince de Hombourg au TNP pour un salaire de misère. Un pur ! À mon retour à Paris, la Production m'a téléphoné que Gérard Philipe voulait me rencontrer : j'ai cru d'abord à un gag ...

[La rencontre s’est déroulée] comme un rêve, à tous les points de vue : la nuit, d'abord, à Pontchartrain, dans la maison de campagne d'Yves Allégret. Ils revenaient tous deux du Mexique où ils venaient de terminer ensemble Les Orgueilleux. La discussion a commencé à minuit et ne s'est terminée qu'à cinq heures du matin. J'avais rendez-vous à sept heures, dans le Nord, sur un chantier en difficultés dont j'étais responsable, avec un ingénieur des Ponts furieux.

Je n'ai jamais été aussi fatigué de ma vie. [Je me suis endormi durant le parcours en voiture] pour n'émerger qu'à l'arrivée sur ce chantier, sous ses coups de poing pour me réveiller.

[Fatigué mais heureux !] J'avais sauvé mon titre ! Cette superproduction en cinémascope allait s'appeler La meilleure part ! Quand je l'ai téléphoné à Laffont, il m'a dit "Bravo! C'était la seule chose importante pour la réédition." »

 

Quant à l’homme Gérard Philipe, le romancier est d’avis qu’

« Il était exceptionnel, méritant vraiment son aura. Et on avait le même âge : 29 ans. Ça aide. […] Il a déclaré à plusieurs reprises que le personnage qu'il y avait incarné, avait été, parmi tous ses films, son rôle préféré. C'était logique. Il en avait plein les bottes des rôles de séducteur cynique. Un personnage sérieux d'ingénieur, copain avec ses ouvriers, les défendant contre les tracasseries des lointaines administrations, ça lui plaisait. C'est pourquoi il avait exigé ce rôle. »

Et, lorsqu’il voit enfin le film pour la première fois sur grand écran, cela lui « fiche un choc » :

« […] La meilleure part [étant] un roman vécu, j'avoue que la première fois où, dans une salle obscure, j'ai vu apparaître sur l'écran dans un silence religieux cet acteur légendaire, avec son rayonnement, sa sensibilité, et que j'ai réalisé que cet être fabuleux c'était moi... j'avoue que ça m'a fichu un choc. »

 

Gérard Philipe sur le tournage de "La Meilleure Part" (photo de Sam Lévin © MAP)

Un acteur novice fait également ses débuts devant la caméra avec ce film : Gérard Hernandez raconte dans ses Mémoires qu’il travaillait alors comme bibliothécaire dans la bibliothèque rattachée à l’ambassade d’Espagne quand André Hoss, le régisseur du film, lui demanda s’il connaissait un acteur espagnol ; or Gérard Hernandez n’en connaissait pas. Mais…

« — C’est pour un film avec Gérard Philipe, a-t-il cru bon de préciser.

Gérard Philipe ? J’adorais Gérard Philipe, moi ! Mon sang n’a fait qu’un tour :

— Je ne connais personne... mais, sinon, y a moi !

— Impossible, a-t-il coupé. Allégret est intraitable, il veut un vrai Espagnol !

— Mais je suis un vrai Espagnol ! me suis-je exclamé, sur un ton quasi offensé, alors qu’en vérité j’étais un vrai Espagnol, puisque né de parents espagnols, sans papiers français et parlant espagnol, mais je n’avais pas davantage de papiers espagnols et je n’y avais jamais fichu les pieds depuis le biberon.

 Le problème, c’est que vous parlez français.

— Je parlerai espagnol ! Rien qu’espagnol !

— Ah... (il était embarrassé.) Alors, écoutez, on va faire une chose... Je vais vous présenter à Allégret, mais vous ne parlez qu’espagnol, hein ? Compris ?

— Compris ! Pas un mot de français !

Pour rencontrer Gérard Philipe et jouer un rôle à ses côtés dans La Meilleure Part, j’aurais mimé le parfait Esquimau. Me voilà donc devant Allégret en train de passer l’audition, avec un traducteur, bien entendu, qui me traduisait la question française et traduisait à Allégret ma réponse espagnole.

— Vous savez chanter ? (J’attends la traduction.)

— Si, señor! (ça n’était qu’à moitié vrai, hein...) Que tipo de canción?

(J’attends qu’on lui traduise : "Quel genre de chanson ?")

Allégret voulait "una canción republicana".

— De acuerdo, cual de ellas?

(Même gymnastique de circonstance pour la traduction.)

— Il faut chanter Los cuatro muleros, vous connaissez ?

(J’attends la traduction.)

— Siiiii!

C’était un très beau chant révolutionnaire, […] très de gauche. Et, en "très de gauche", je m’y entendais ! L’audition s’est poursuivie en stéréo bilingue. Et j'ai été pris !

Pendant le tournage, c’est dans un espagnol des plus déplorables, il faut bien le dire, que se faisait la direction d’acteurs ! Heureusement que je comprenais le français !

Je les regardais baragouiner avec peine, avant des "Tu crois qu'il a compris ?", sans perdre une seconde des commentaires sur mon jeu, sympathiques, par chance. J’ai été un Espagnol impeccable jusqu’à la fin du tournage, où un grand dîner de clôture était donné dans le décor du film, avec tous les acteurs, tous les techniciens, l’équipe au grand complet. Là, je suis arrivé et j’ai lancé à la cantonade dans un français parfait (du moins, je l’espère) :

— Salut la compagnie ! Alors, ça va ?

Époustouflés, je les ai laissés ! […] » Gérard Hernandez, De scènes de vie à "Scènes de ménages", Cherche-Midi, 2015, pp. 11-13)

Il se souvenait également que : « À mon premier film, j’ai postulé parce qu’il y avait Gérard Philipe au générique. Ah, Gérard Philipe ! C’était un chic type, à part ça (à part sa beauté, son charme, oui... ça suffit maintenant, hein !). Il voulait arranger mes papiers d’identité, ou plutôt mon absence de papiers d’identité, puisque je n’en avais pas alors. » (Ibid., p. 35.)

affiche de "La Meilleure Part" de Yves Allégret

 

Une fiesta de fin de tournage 

Effectivement, à la fin du tournage du film d’Yves Allégret La Meilleure Part, a lieu la traditionnelle fête de fin de tournage. Peut-être Philipe Saint-Gil s’y trouvait-il aussi… Exceptionnellement, on en a gardé une trace, puisqu’elle a fait l’objet d’un reportage radio d’une longueur de 18 minutes, non diffusé mais que l’on peut entendre sur le site de l’INA éclaire l’actu.

L’INA résume ainsi le minutage de cette archive audiovisuelle :

« Éléments non montés d'un reportage de Lise Elina réalisé à une fête organisée aux studios de Neuilly à l'occasion du dernier tour de manivelle du tournage du film sur les barrages réalisé par Yves Allégret. - A 00'49" et 3'09" : interview d'Yves Allégret sur son film "La meilleure part" : les raisons de ce film sur les barrages et les hommes qui travaillent dessus. Les difficultés techniques. - A 6'25 : interview de Gérard Philipe : son rôle d'ingénieur. Le tournage en altitude. Les difficultés du tournage, la distribution du film. Il raconte le propos du film. (4'25) - A 10'48 : suite du reportage de Lise Elina : Gérard Philipe fait une surprise. Une chanson composée par lui pour cette fête. Gérard Philipe annonce cette chanson, elle est ensuite chantée par tous les acteurs. - A 14'33 : Gérard Philipe annonce une autre chanson humoristique de sa composition que tous chantent en chœur. »

 

Gérard Philipe sur le tournage de "La Meilleure Part" (photo de Sam Lévin © MAP)

Outre les micros des Actualités françaises, se trouvait également un journaliste, dont le nom, le journal et sa date demeureront pour l’instant inconnus puisque cette coupure de presse était glissée dans un ouvrage sur Gérard Philipe acheté chez un libraire d’occasion ! Les syllabes coupées par une maladroite paire de ciseaux sont d’ailleurs restituées entre crochets…

« Gérard Philipe a chanté "la meilleure part"

Est-ce parce que Sacha Guitry le fait chanter à travers l’histoire de Paris que Gérard Philipe a voulu chanter avant d’achever La Meilleure Part ? Cela paraît assez peu probable. D’ailleurs, le comédien n’avait pas de caméra sur lui lorsqu'il fit ce numéro relativement imprévu — sauf peut-être l’objectif insidieux des Actualités, et encore il n'y parut point.

Il s'agissait de la fête traditionnelle du dernier tour de manivelle d'un film. Celui-ci prenait une valeur particulière du fait qu'il représente certainement une des plus ambitieuses tentatives de notre cinéma.

Nous avons déjà dit sur place, à Modane, ce que représentait le travail d’Yves Allégret, saisissant la vérité d'un travail surhumain, à cru, racontant un barrage pendant que s'édifiait ce barrage, dans la réalité et la pierre, et mêlant l’œuvre romancée du cinéma au reportage, essayant de rendre "non gênante" la caravane cinématographique. Au fur et à mesure que se tournaient les scènes il passa de la méfiance du début à la solidarité de gens qui découvraient que tous faisaient le même travail.

On peut dire que six semaines sur les blocs, dans la poussière de la concasseuse, dans l'angoisse des galeries, fit plus auprès de quelques centaines d’ouvriers et d’ingénieurs que l’entrée organisée et "ovationnée" d'une dame de publicité en une salle des Champs-Élysées. C'est un des hommes du barrage, qui n'avait pour le cinéma que le mépris nuancé que lui avaient donné les magazines spécialisés et les articles de quelques autres revues à grand tirage, qui disait : "Trois films sur place comme celui-ci vous guériraient du mal que vous font tous vos propagandistes habituels."

Et si Gérard Philipe chantait l’autre soir c’était pour fêter cette réconciliation. Les gens du barrage avaient rendu leur visite à ceux du cinéma, qui achevaient en Studio le travail commencé en montagne.

Pas tous, bien entendu, mais les représentants de chacun des corps de métier, réunis, mêlés à ceux du plateau et même à quelques invités venus de l'extérieur (et qui se sentaient des intrus) ils retrouvèrent leur cantine, leurs bancs rudes et leurs tables rugueuses, leurs murs culottés et les affiches de la Prévention du Travail promettant aux convives reins brisés, yeux crevés et pieds ensanglantés.

Quant au chœur, il était constitué par l’équipe du cinéma, techniciens, machinistes et Gérard Philipe, pas plus vedette que les autres. Le boulot, c'est le boulot, les paroles s'apparentaient à celles que l’on compose en fin d’année scolaire, où l'on ajoute le nom des profs et des pions avec quelques plaisant[eries] rituelles à leur sujet, le tout [sur] un air connu et chanté aus[si] faux que possible.

Vers trois heures du mat[in,] sans spectateurs mais au mili[eu ] du dernier groupe amical, le [co]médien mimait et parodiait [un] discours électoral, interrom[pu] par un adversaire sorti [des] rangs dits "obscurs", et [l'on] sablait le vin rouge...

Tout ceci n'a rien à voir [avec] la première mondiale du f[ilm], où des gens très bien diront [des] phrases très bien à d'aut[res] gens non moins bien, qui [n’en] croiront pas un mot, rien à v[oir] avec les fièvres d'un proc[hain] festival... peut-être.

Le cinéma en pleine pâte c’[est] aussi, c’est surtout, c'est tota[le]ment du cinéma, parce qu'il [est] encore presque secret. »

 

Le sérieux des déclarations des uns et des autres fut-il la raison de l’absence de diffusion de ce reportage ? Sans doute le grand public souhaitait-il un film « divertissant » et non une œuvre portant des revendications sociales…

 

Illustrations : photographies de plateau de Sam Lévin sur le tournage de La Meilleure Part : sur l’une, Gérard Philipe se tient dans le décor de la cantine du chantier où se déroula la fête de fin de tournage (© MAP) – coupure de presse (origine inconnue, image scannée modifiée pour essayer d’atténuer les traces d’humidité) – couvertures du roman de Philippe Saint-Gil © DR – affiche du film © DR.

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