1943 – Un cousin Paul idéal ? "Les Malheurs de Sophie" de Jacqueline Audry

 "Les malheurs de Sophie" de Jacqueline Audry

Le succès personnel de Gérard Philipe dans la pièce de théâtre de Jean Giraudoux, Sodome et Gomorrhe, qui se joue au Théâtre Hébertot à partir du 11 octobre 1943, a des conséquences immédiates sur la carrière du jeune comédien : le cinéma s’intéresse évidemment rapidement à lui.

 

Gérard Philipe, un cousin Paul idéal ?

Dès le 30 octobre, Comœdia, quotidien spécialisé dans les arts du spectacle, annonce une bien intéressante adaptation cinématographique d’après la comtesse de Ségur :

Une jeune fille débute dans la mise en scène…

« Depuis cinquante ans que le cinéma existe, la France n'a compté qu'un seul metteur en scène du sexe féminin : Germaine Dulac dont on connaît l'œuvre si importante. Bientôt nos studios vont s'ouvrir à un nouveau réalisateur femme : Mlle Jacqueline Audry, qui tournera "Les Malheurs de Sophie".

Mlle J. Audry n'est pas une débutante ni une inconnue des "aficionados" du cinéma ! Elle fut script-girl, assistante, notamment de Pabst, et depuis dix ans est mêlée à la vie des studios français où elle a fait ses classes : ce n'est pas un amateur.

En choisissant de tourner "Les Malheurs de Sophie", Mlle Jacqueline Audry n'a pas l'intention de réaliser un film mièvre et d'un rose trop pâle. Elle nous montrera une Sophie telle qu'au fond l'a conçue la comtesse de Ségur, c'est-à-dire une petite fille révoltée contre une forme néfaste de certaine éducation bourgeoise. Nous verrons dans le film Sophie explorant le jardin du bien et le jardin du mal ; et il n'est pas sûr qu'elle ne s'attardera pas davantage dans celui-ci que dans celui-là !...

… en tournant "Les Malheurs de Sophie"

C’est au jardin exotique de Monaco que Mlle Jacqueline Audry tournera, en novembre et décembre prochains les extérieurs des "Malheurs de Sophie". L'œuvre littéraire n'offrant qu'un récit relativement court, le metteur en scène a demandé à M. Pierre Laroche d'écrire l’adaptation et les dialogues et de terminer le film avec une Sophie devenue grande : il est possible que nous voyions dans ce rôle Odette Joyeux qui sera, du reste, dans la première partie, la jeune mère de l’enfant. La petite Bijou, que l'on remarqua dans "Le Loup des Malveneur", jouera le rôle de Sophie à neuf ans.

Gabrielle Dorziat sera la gouvernante et, pour le rôle du cousin Paul, ami d'enfance de Sophie, Mlle Jacqueline Audry a engagé M. Gérard Philipe, ce jeune acteur inconnu des Parisiens qui vient de faire une très belle création dans le rôle de l'Ange de "Sodome et Gomorrhe". Ce sera son premier film. La musique sera sans doute écrite par Georges Auric. »

 L’information est confirmée dans Candide (10 novembre 1943) :

« Mlle Jacqueline Audry va donc tourner Les Malheurs de Sophie ; le bon vieux roman de la comtesse de Ségur aura pour principaux interprètes les grandes personnes suivantes : Odette Joyeux, Gabrielle Dorziat, et les "jeunes" que voici : Mlle Bijou, qui a neuf ans ; et M. Gérard Philippe (sic), qui tient le rôle de l’ange dans Sodome et Gomorrhe. »

 

Si l’on connaît le roman de la comtesse de Ségur, on ne peut que tiquer : se déroulant pendant le Second Empire, le récit présente les mésaventures de Sophie de Réan, une petite fille très curieuse et indisciplinée qui fait bêtises sur bêtises. Son cousin Paul d’Aubert, à peine plus âgé qu’elle, est plus sagace et bien moins aventureux : face à cette héroïne attachante et gaffeuse, il est la voie du bien, de la norme et de la parfaite éducation. On a donc du mal à imaginer « l’ange » de 21 ans face à « Mlle Bijou », 9 ans ! En réalité, il devait plutôt apparaître dans la seconde partie du film qui racontait la suite des aventures de Sophie, devenue une jeune fille.

Le destin originel de Sophie se poursuivait dans un second roman, Les petites filles modèles, lequel peignait surtout l’éducation des petites-filles de Mme de Ségur. On y retrouvait leur voisine Sophie, désormais orpheline après un naufrage qui avait fait disparaître sa mère et son cousin. Son père, veuf et remarié à une mégère, Mme Fichini, décédait peu après, laissant la petite fille en proie aux maltraitances de sa belle-mère. Elle sera finalement confiée à sa voisine Mme de Fleurville et élevée avec ses filles Camille et Madeleine.

Ce n’est qu’avec Les Vacances qu’on retrouvait finalement Paul : en compagnie du commandant du vaisseau, il avait survécu au naufrage, avait accosté sur une île et avait été recueilli par des « sauvages ». Le jeune homme, mûri par cette expérience, revenait finalement en France, retrouvait sa cousine, et était plus ou moins adopté par le capitaine dont il finissait par épouser la fille.

Sophie et Paul (illustration de Marie-Madeleine Franc-Nohain , 1933)  © Gallica-BnF
 

Le script envisagé par Jacqueline Audry était bien loin de la trame originelle, comme l’explique cette chronique du film, à sa sortie en 1946 :

 « […] Le scénariste, Pierre Laroche, excellent dialoguiste par ailleurs, a cru devoir imaginer une suite au roman dans cette version cinématographique. Sans doute a-t-il eu raison, car, sans cela, l’argument eût risqué de paraître un peu menu. Mais j’avoue avoir moins aimé l’atmosphère où évolue notre Sophie dix ans plus tard, alors qu’elle échappe au mariage qu’on lui impose pour suivre en Angleterre, refuge des proscrits, un cousin sécateur du régime républicain et épris de la jeune fille depuis son enfance.

Je n'ai pas de prédilection spéciale pour le climat "bibliothèque rose", mais je pense que, dans une adaptation, il fallait respecter intégralement celui "Comtesse de Ségur", qui possède une marque personnelle et différente, à bien considérer, et j’estime qu’il ne s’accommode guère d’une violente intrusion de barricades et de coup d’État. » (L’événement, 27 avril 1946)

 

Les malheurs de Sophie, un scénario polémique

Mais c’est justement ce script qui va faire capoter le projet, comme le raconte Brigitte Rollet, dans Jacqueline Audry: La femme à la caméra (Presses Universitaires de Rennes; 2015).

On a d’ailleurs peine à croire qu’on ait pu proposer un scénario proposant, dans la seconde partie du film, les aventures de « Sophie [...] obligée de se marier contre son souhait et fuyant avec son cousin Paul, victime du coup d'Etat de Louis-Napoléon [Bonaparte], tandis que la gouvernante aux grand coeur rachète ses sévérités par un mensonge qui déroute la police de Morny » (Claudine, 1er mai 1946). L'« impétueuse et passionnée cousine de Paul d'Aubert persécuté » fuit donc avec lui en Grande-Bretagne...

Ces péripéties évoquant la Résistance à mots très peu couverts, on comprend que la Commission de contrôle des films ait sévi ! Le film aurait reçu un visa d’exploitation le 21 octobre 1941, « sous réserve de supprimer toutes les scènes d’émeutes ou ayant un caractère politique jugées inopportunes dans la période actuelle ». Les scènes d’émeutes et les retrouvailles de Paul et Sophie en Grande-Bretagne sont donc finalement supprimées des versions du scénario, dès la première datant d’octobre 1943 (soit, au moment où Gérard Philipe était pressenti). La cinéaste et le scénariste comparurent également devant la commission de censure de Vichy pour défendre leur projet.

Finalement, le film se tourna en 1945, et sortit en 1946. Le cousin Paul fut finalement joué par un ami de Gérard Philipe, Michel Auclair. Et Madeleine Rousset remplaça Odette Joyeux.

"Les malheurs de Sophie" de Jacqueline Audry

Mais tout cela ne concernait plus Gérard Philipe.

Fin octobre 1943, il passe le concours d’entrée du Conservatoire d’art dramatique et y est admis. Ses journées se partageront donc entre les cours et les représentations du soir de Sodome et Gomorrhe.

Et son « premier film » important sera Le Pays sans étoiles de Georges Lacombe, tourné en 1945. Là aussi, il y porte la redingote, début d’une carrière magistrale dans les « films à costumes » qui définiront une partie de sa carrière cinématographique…

Il est cependant dommage qu’il n’ait pu tourner avec une réalisatrice passionnante, portraitiste subtile des femmes, qui se penchait ici sur l’éducation des filles et sur une personnalité féminine en formation. Jacqueline Audry, cinéaste trop oubliée, témoignera de ses qualités psychologiques et de son regard si personnel dans les films qu’elle tirera de l’œuvre de Colette, dont elle fut une proche.

 

Sources : © Bibliothèque nationale de France – Les malheurs de Sophie par Mme la comtesse de Ségur imagés par Marie-Madeleine Franc-Nohain (1933) © Gallica-BnF.