1959 – Gérard Philipe, l’"éternelle jeunesse" ? Un portrait italien (à charge)

portrait de Gérard Philipe par Sergio Larrain (1959) © DR
 

En avril 1959, alors qu’il tourne Les Liaisons dangereuses, Gérard Philipe rencontre un journaliste italien de La Stampa. Ignorant que son interlocuteur est déjà épuisé (Gérard Philipe va bientôt renoncer à briguer un second mandat à la tête du Syndicat Français des Acteurs), le journaliste dresse un portrait mi-figue mi-raisin du comédien. Son insistance sur son « éternelle jeunesse » résonne désormais étrangement, quand on sait que Gérard Philipe était déjà miné par sa maladie et éreinté par ses diverses obligations professionnelles… Une « éternelle jeunesse » d’ailleurs presque faustienne, puisque le journaliste fait aussi allusion au film de René Clair. Avant « la jeunesse du monde » invoquée lors de son décès, on voit que cette thématique était déjà très présente dans sa persona  telle que perçue à l'étranger.

Les propos de Gérard Philipe, probablement trop sophistiqués par rapport aux attentes du journalistes, n’ont pas été rapportés, aussi est-ce davantage à un portrait que nous avons droit, assaisonné par divers ragots plus ou moins (plutôt moins que plus !) exacts… C’est un exemple parlant des portraits publiés par une presse étrangère non spécialisée.

Le fascinant Gérard Philipe a l'air d'un vieil homme rajeuni.

L’acteur qui a accumulé toutes les chances de l'existence

« […]

(De notre envoyé spécial) Paris, 1er avril.

Gérard Philipe est une très jeune momie. À seulement 37 ans, il arbore une patine que j'ai envie de qualifier d'"historique", semblable à celle qui incruste les anciens monuments de bronze. Il a commencé trop tôt. Il est célèbre depuis au moins quinze ans, sans une éclipse d'un instant, depuis qu'il était un éphèbe exsangue avec deux grands yeux froidement rêveurs. Quinze ans, c'est long pour le temps du cinéma, qui avance à toute vitesse et dévore des régiments de vedettes d'une saison à l'autre. Sans un seul cheveu gris dans son épaisse chevelure, Gérard Philipe a un passé incroyablement long derrière lui, presque comme s'il était un très vieil acteur, pour ne pas dire un acteur décrépit.

En le regardant de près, alors qu'il converse tranquillement, on sent bien que la jeunesse de Gérard Philipe a un poids archaïque. Son visage, sur lequel les signes de la maturité sont à peine visibles, ressemble à une pièce de musée : il est travaillé, on dirait usé par le regard des foules comme le pied de bronze de saint Pierre par le baiser des fidèles. Il y a quelque chose de faux, d'illusoire dans l'apparence de Gérard Philipe : il ne ressemble pas à un jeune homme, mais à un vieil homme rajeuni par un sort.

C'est une condition étrange, peut-être amère, pour celui qui, comme Gérard Philipe, est encore aujourd'hui le symbole cinématographique de la jeunesse radieuse et triomphante, la statue d'Apollon du cinéma français, mais c'est incontestable. La jeunesse de l'acteur encore vert ressort, sans l'ombre d'un doute, de sa conversation. Il ne parle pas avec l'agilité et la vivacité d'un homme de 37 ans. Il prend une longue pause méditative entre les mots, comme si au lieu de répondre aux questions actuelles d'un journaliste, il répondait à l'Histoire et à l'Éternité. En l'écoutant, je me suis souvent demandé : "Est-ce un acteur ou un philosophe antique ? ".

Je ne sais pas, franchement, si Gérard Philipe est un homme profond et intelligent : la conversation d'une heure que nous avons eue ensemble ne m'a pas permis d'arriver à un jugement certain. Je sais cependant qu'il fait tout son possible pour être à la hauteur du mythe de l'acteur de génie et de l'homme de pensée qu'on a tissé autour de son modèle, Alexandre le Macédonien. Or, vous savez, il n'y a rien de plus difficile et de plus stimulant que de jouer son propre personnage, surtout lorsqu'il s'agit d'un personnage entre raréfaction et spéculation ; mais il faut admettre que Gérard Philipe semble toujours à la hauteur de la tâche. Tous ont contribué un peu à la réputation intellectuelle du jeune acteur : critiques, écrivains, metteurs en scène, dames d'âge mûr et littéraires de la haute [société] parisienne. Lors du tournage du film "La beauté du diable", René Clair, homme d'une rigueur insoupçonnée, disait de lui : "Gérard est le miracle de l'intelligence même".

Je dois avouer que, pendant l'heure de conversation que nous avons passée ensemble, je n'ai presque rien compris à ce que Gérard Philipe m'a dit. C'était trop difficile. Si j'avais enregistré ses phrases une par une, je pourrais maintenant essayer de déchiffrer le sens qui se cache derrière, mais malheureusement je n'ai pas l'habitude de prendre des notes lors des entretiens (pour ne pas figer mes interlocuteurs) et seuls quelques fragments incompréhensibles de ce que m'a dit Gérard Philipe restent dans ma mémoire. Voulant me confier ses opinions sur le cinéma contemporain, il parlait de "syntaxe morale", d'"équidistance entre le mal et le bien", de "problématique à la limite du possible", d'"indifférence métaphysique" et d'autres choses aussi hermétiques et difficiles. Nous trouvions-nous dans les coulisses d'un théâtre de studio rempli de divas et de divos à moitié nus ou dans un austère laboratoire philosophique ? Mon interlocuteur était-il une sorte de Socrate de celluloïde ? Ce que j'entendais était-il la quintessence de la pensée ou la mystification d'un acteur ? En effet, les yeux de Gérard Philipe, lorsqu'il parlait, étaient clairs, persévérants, légèrement hypnotiques : ils pouvaient justifier n'importe quelle tromperie.

Il ne fait aucun doute que la nature a donné à Gérard Philipe tout ce que l'on peut souhaiter au monde : une beauté entre le sensuel et l'ascétique, et, si ce n'est du génie, l'apparence du génie s'évaporant par tous ses pores. Avec de tels dons, Gérard Philipe a pu gagner sa bataille avant même de commencer à se battre sérieusement. Dans ses bras très jeunes sont tombés la gloire, l'argent, l'admiration, ce que des millions et des millions d'hommes, tout au long de leur vie, entrevoient comme des rêves inaccessibles, même avant de les souhaiter avec une anxiété virile. Il a réussi sans effort, sans trembler. Il n'a jamais ressenti le goût amer de l'échec, même s'il n'était que temporaire. Sa carrière a été fulgurante. Ses débuts sont marqués par le hasard. Il s'est tourné vers le théâtre non pas par une vocation irrépressible, mais par un calcul froid et paresseux. Il n'avait aucune passion pour le théâtre. En fait, il a été attiré de temps en temps par l'aura ascétique de la recherche scientifique, et c'est une attraction qui est toujours présente dans l'âme de l'acteur. C'est pendant ses études de droit à l'université qu'il s'est demandé : "Pourquoi devenir avocat si le métier d'acteur rapporte beaucoup plus avec moins d'efforts ?

C'est dans cette perspective que la fortune est venue aider le jeune Apollon provincial. Il vivait à Grasse, où ses parents tenaient un hôtel. Un jour de 1942, arrive le réalisateur Marc Allégret, qui avait une haute opinion des talents de voyante de Mme Minou Philipe (sic), la mère de Gérard. C'est entre deux tours de cartes que la dame, encore jeune et séduisante, pense davantage au destin de son fils qu'à celui de Marc Allégret. Elle révéla les aspirations artistiques de Gérard au directeur et l'a recommandé. Quelque temps plus tard, Marc Allégret donna à Gérard Philipe un rôle dans le film "Les petits (sic) du quai aux fleurs". C'est le point d'ancrage sur lequel le jeune provincial a construit, par étapes accélérées, sa fabuleuse carrière.

Il semble que la chance soit également de son côté. Gérard est heureux en ménage depuis huit ans. Aujourd'hui encore, l'acteur s'efforce d'entourer sa vie familiale d'une réserve jalouse. À l'heure où les vedettes livrent au public les moindres détails de leur intimité domestique et vont jusqu'à publier les radiographies de leurs organes internes dans les journaux dès que l'occasion se présente, la discrétion de Philipe est un indéniable signe de bon goût. Personne n'a jamais vu une photo de Mme Nicole Philipe dans les journaux. Ses apparitions sociales sont réduites au minimum. Elle a la réputation d'être une femme mystérieuse et intelligente. Lorsque Gérard la rencontre en 1947 chez un ami, il a vingt-cinq ans et elle cinq ans de plus, avec une fille (sic) de sept ans et un mari. Il est tombé amoureux d'elle parce qu'elle lui semblait être la seule femme qui n'était pas désespérément frivole parmi toutes celles qu'il avait rencontrées et qui l'avait regardé avec une lumière de facile tendresse.

Jusqu'en 1951, l'amour de Gérard Philipe reste un secret pour le monde parisien. C'est au cours du tournage de "Fanfan la Tulipe", lorsque le jeune acteur s'est démis l'épaule, que le monde du cinéma a vu pour la première fois une femme grande, mince et volontaire sortir de l'ombre et venir en aide à l'homme blessé. Lorsque, quelques mois plus tard, ils se marient à la Mairie de Neuilly, Gérard Philipe se bat sauvagement contre les photographes pour les empêcher de prendre des photos de sa femme (qui a obtenu le divorce de son premier mari). Quelques années plus tard, à l'occasion de la naissance d'une petite fille, Annemarie (sic), l'acteur saute par la fenêtre d'une clinique pour semer les photographes qui ont réussi à découvrir son secret.

Beaucoup pensent que Mme Nicole, qui est presque toujours barricadée dans une villa de campagne de la région de Pontoise, où il court dès que le travail lui permet une pause, a une influence intellectuelle considérable sur son mari. C'est une femme, dit-on, antipathique et studieuse. Elle a écrit un livre sur l'Asie, qu'elle a traversée à dos de mulet. Elle aime les faits et méprise les "contes de fées". Une fois, au Mexique, où elle est allée retrouver son mari qui tournait "Les Orgueilleux", elle a vertement réprimandé Michèle Morgan qui, dans un moment d'abandon, a exprimé son admiration extatique pour certaines rues pittoresques de Mexico. Nicole Philipe lui a dit : pensez plutôt à la misère des Mexicains. Et elle a cité de mémoire les chiffres du chômage et de la crise économique du pays.

Gérard Philipe est-il donc un homme qui, sur terre, a tout ce qu'on peut souhaiter au monde, le rêve d'une vie idéale et heureuse en chair et en os ? Il n'en est rien ; même le plus fortuné des humains connaît la mélancolie, et fortement. C'est la mélancolie des princes, des grands, des puissants de la terre, qui ont tout ce qu'ils veulent, mais pas le pouvoir d'arrêter le temps qui passe. Et en fait, Philipe dit : "Ce qui m'effraie, c'est la vitesse à laquelle la vie passe". C'est un vieil homme, avant même que le temps de sa jeunesse ne soit achevée… »

Alfredo Todisco, La Stampa, 2 avril 1959

(Traduction française d’Emmanuelle Pesqué, original accessible ICI)

 

Illustration : portrait de Gérard Philipe par Sergio Larrain (1959) © DR

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