1948 – Gérard Philipe parle de "La Chartreuse de Parme"

Affiche du film 'La Chartreuse de Parme" avec Gérard Philipe
 

En février 1948, un journaliste du Figaro passe « un quart d’heure avec Gérard Philipe », recueillant ses impressions sur l’adaptation qu’il vient de tourner avec Christian-Jaque de La Chartreuse de Parme.

 « Après avoir tourné l’Idiot nous dit Gérard Philipe, j’avais une envie folle de remuer, de courir, de jouer dans un film de cape et d’épée. Malgré toutes les satisfactions que m’a procurées l’interprétation du héros de Radiguet, Le Diable au corps, sur ce point, ne pouvait que mal répondre à mon attente.

Pour en venir à La Chartreuse de Parme, où j’ai trouvé le dernier en date de mes rôles, l’œuvre laisse à ses lecteurs le souvenir de personnages plutôt que d’épisodes. Cependant, le roman de Stendhal offre maints éléments d’action et le cinéma, après tout, peut y cueillir de quoi nourrir son goût du mouvement. Ainsi, croyant que j’allais tourner une fois de plus un film psychologique, j’ai trouvé, peut-être paradoxalement, dans La Chartreuse, le fameux rôle de cape et d’épée : poursuites, sang, amour, prisons, évasions, rien n’y manque. Les stendhaliens s’en offusqueront-ils ? Toutefois, les adaptateurs ont réduit au minimum une scène telle que la bataille de Waterloo, et Dieu merci, car s’il m’arrive d’avoir la bougeotte, je ne possède pas encore l’art d’un grand cavalier.

— Et Le Rouge et le Noir ?

— Julien Sorel m’intéresse beaucoup. Mais je ne veux pas interpréter ce personnage immédiatement après Fabrice del Dongo. Comment pourrait- on montrer au public, à bref intervalle, et sous le même visage, deux caractères aussi différents d’un même auteur, caractères si diversement riches d’un auteur si richement divers ?

— Alors, vos projets ?

— Deux films : une histoire triste et une histoire gaie de mon ami Jacques Sigurd. En avril, je commencerai Une si jolie petite plage (c’est l’histoire triste). Je retrouverai comme partenaire Madeleine Robinson avec qui j’ai débuté sur la scène. En août, probablement, je tournerai, avec Micheline Presle, M. Pégase, géomètre [film ensuite renommé Tous les chemins mènent à Rome]. M. Pégase est un très bon homme (c’est l’histoire gaie). » (Paul Carrière, Le Figaro, 25 février 1948.)

 

La Chartreuse de Parme sort en France le 21 mai 1948. Gérard Philipe devinait juste en prévoyant certaines réticences des chroniqueurs devant cette adaptation, qu’ils soient Beylistes fervents ou non. Voici deux comptes rendus parus dans la presse de cinéma, au ton encore retenu. D’autres critiques seront bien plus virulentes.

 

Relativement modéré, François Charles mentionne en effet dans Cinémonde (25 mai 1948) :

« "La Chartreuse de Parme" est […] un des classiques français les plus malaisément définissables. L’aventure de Fabrice del Dongo, jeune, impulsif, lancé dans la cour lilliputienne de Parme [….], amoureux sans âme, arrêté, séduit, évadé, repris, sur le point d’être empoisonné, sauvé par un coup d’État ou une heure d’amour, est fa plus échevelée du monde.

"La Chartreuse"-film a été réduite à une épure. […]

De l’intrigue touffue, Pierre Véry et Pierre Jarry ont tiré cette anecdote pure et logique, les personnages y sont tels qu’en toutes les crises, bien liés autour de leur symbole.

Plus rien en eux du cynisme stendhalien, de ce cynisme de Fabrice qui obtient de Clelia le don d’elle-même en feignant d’être empoisonné, de ce cynisme de la Sanseverina qui empoisonne très gentiment le potentat qui la gênait.

Tandis que Stendhal contait avec une lucidité narquoise et moderne une histoire feuilletonesque, Christian-Jaque expose romantiquement un de ces récits dépouillés qui, seuls, contentent le classicisme d’aujourd’hui.

Troisième altération : le style de Stendhal visait à Ia sécheresse du code civil; celui de Christian-Jaque est rien moins que dépouillé. Sa virtuosité est extrême ; son style, c’est d’adopter tour à tour tous les styles ; tout le tente, du travelling circulaire aux immenses champs qui embrassent l’horizon, du récit objectif aux passages les plus […], du souci de la vérité, à la poursuite de la forme. Pendant trois heures, il se livre à un récital de camera admirablement au point ; pas un soleil qui ne semble s’être levé sur 1820, pas un palais qui ne semble habité depuis des siècles, pas un révolutionnaire qui ne semble faire son vrai métier. Ce n’est peut-être pas sa faute si Maria Casarès n’est pas du tout le personnage de la Sanseverina, si Louis Salou joue Ernest IV en franc grotesque, alors qu'il suffisait de lui prêter de légers travers, si une trop grande part est faite à des acteurs italiens — doublés — dont les visages inconnus ne parviennent pas à nous convaincre de leur talent.

Gérard Philipe est un remarquable Fabrice, pas stendhalien pour un sou, et Renée Faure une Clelia intéressante... et sacrifiée. »

 

Tout aussi ambivalente est la chronique parue dans Cinémiroir le 8 juin 1948 :

« Christian-Jaque savait bien qu’en touchant à Stendhal, il mettait la main, délibérément, dans un guêpier. Les fervents de Beyle sont ombrageux et susceptibles dès qu’on approche de leur idole. Faire un film de "La Chartreuse" ? Imprudence — impudence — sacrilège ! Et plus d'un stendhalien ne manquera pas, sans doute, de crier au meurtre et au scandale. Pensez donc ! les adaptateurs ont adapté et l’on sait depuis longtemps qu’adapter c’est trahir. L'essentiel, en occurrence, était de limiter la trahison, et de lui trouver des compensations. La meilleure de ces compensations est, sans doute, de nous donner, sous ce titre prestigieux de "La Chartreuse de Parme", un film de valeur.

Les stendhaliens, qui ont un microscope à l’œil dès qu'il s’agit de Stendhal, ne verront d’abord que les différences entre le roman et le film […]. Et puis, s’ils sont de bonne foi, ils finiront par reconnaître que toutes ces trahisons sont peut-être autant d'hommages. Car l’écran n’obéit pas aux mêmes lois que ta page écrite. Les développements exigent des raccourcis, une optique nouvelle intervient. Et il me semble que Christian Jaque a réussi, en la circonstance, quelque chose d’assez étonnant, qui est d’avoir trouvé une transcription, une harmonique, plus exactement une "correspondance" dans le ton comme dans le climat de l’œuvre. La façon dont l’humour se greffe sur l’émotion demeure assez typiquement stendhalienne. Et les dialogues de Pierre Véry rendent un son plausible et net.

Il y a des procédés de mise en scène que je n’aime guère […]. Mais certaines séquences sont d’une atmosphère extraordinaire : celle de l’église, notamment, si exacte, si évocatrice que l’on croit sentir une odeur d’encens en même temps qu'on entend l’orgue, comme si l'on avait soudainement découvert le cinéma olfactif. Et l’évasion de Fabrice, en dépit des barreaux sciés à la lime à ongles et les scènes du lac et bien d’autres.

Si, malgré son jeu nuancé, Renée Faure pâlit un peu auprès de Maria Casarès, Gérard Philipe, par contre, est remarquable de bout en bout. Et il sera désormais impossible de prêter des traits différents à Fabrice del Dongo, tant il a fait sien le personnage. Louis Seigner est étonnant d'hypocrisie sournoise et cauteleuse. Coedel, dans sa vigueur, charge un peu. Moins pourtant que Salou, qui campe un prince d’opérette viennoise dans cette aventure italienne. Quant à l’acteur qui interprète le rôle de Giletti, que Stendhal nous décrit "démesurément grand, horriblement maigre, fort marqué de la petite vérole", etc., il est presque exactement le contraire de tout cela. »

 

Mais les deux chroniqueurs soulignent la présence du jeune acteur dans un rôle qui fera beaucoup pour construire son image cinématographique. La polémique autour de l’adaptation du film n’aura pas de conséquences négatives sur la carrière de Gérard Philipe.

Il refusera en effet de jouer Julien Sorel jusqu’en 1953. A-t-il trop attendu ? En 1954, à la sortie du film de Claude Autant-Lara, les chroniqueurs souligneront qu’il est trop âgé pour le rôle : l’acteur avait en effet 31 ans, alors qu’au début du roman, Julien Sorel est « un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans »…

 

Illustration : affiche de La Chartreuse de Parme (© DR)

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