Gestation difficile que ce film consacré aux dernières années d’Amedeo Modigliani ! Intitulé tout d’abord Les Montparnos, ce projet est porté par Max Ophüls, sur un scénario d’Henri Jeanson. Le décès du réalisateur va rebattre les cartes. C’est Jacques Becker qui récupère le projet, mais qui le modifie tant que le scénariste originel lui intente un procès… Montparnasse 19 se tournera pourtant.
La presse est conviée sur le tournage à plusieurs reprises : l’occasion d’une fête sur le plateau conviant des personnalités ayant connu Modigliani est évidemment l’occasion de reportages supplémentaires. C’est aussi l’occasion pour Gérard Philipe de s’exprimer sur le rôle et l’orientation de ce biopic… qui n’en est pas vraiment un.
« […] J’ai assisté la semaine dernière à un étrange vernissage : il s’agissait, dans la Galerie de Berthe Weil, au 50 de la rue Taitbout, d’un ensemble de toiles de Modigliani. La police, scandalisée par I’audace des nus — qu’elle trouvait, paraît-il, impudiques — ne devait d'ailleurs pas tarder à ordonner leur retrait des vitrines. C’était le 3 décembre 1917.
L’exposition fut d’ailleurs un échec. Pourtant, il y avait là le portrait de Sborowsky, celui de Soutine, la Fillette en Bleu, le Grand nu allongé et bien d’autres chefs-d’œuvre que, plus tard, s’arracheront les musées et les grandes collections
C’est dans ce décor, fidèlement reconstitué, que Jacques Becker met en scène la vie tourmentée de Modigliani. Les tableaux ont été retrouvés par agrandissements photographiques et repeints sur les cliches. Berthe Weil est jouée par Marianne Oswald qui, après avoir réalisé un très beau film sur Vlaminck (qui va d’ailleurs sortir sous peu en couleurs) devient ici marchand de tableaux. C’est Anouk Aimée qui prête son pur visage à Jeanne Hébuterne, la compagne du peintre, tandis que Gérard Philipe incarne Modi.
— Max Ophuls et Henri Jeanson, auteurs du scenario, nous dit Gérard Philipe, n’ont pas voulu dans ce film raconter toute la vie de Modigliani, mais simplement situer ses dernières années, Ils se sont donc volontairement limités.
— Ne craignez-vous pas — les exemples sont récents — que la vie romancée des peintres au cinéma ne déforme, dans l’esprit du public, le visage de ceux-ci ? Plus encore, que l’anecdote ne fasse oublier la peinture ?
— Justement, ici, les auteurs se sont efforces, tout en respectant des bases historiques, de ne pas rechercher l’anecdote. C’est ainsi qu’ils ont supprimé l’existence de la fille de Modigliani et même le suicide de Jeanne. Ils ont, en quelque sorte, essayé de faire un film impressionniste ; ce qui rend la tâche du metteur en scène d’autant plus difficile pour exprimer par image les variations psychologiques du personnage. Il s’agit donc avant tout d’un drame d’individu, le drame du désespoir et de la solitude.
— Les scènes d’ivresse sont-elles nombreuses ?
— Certes, mais toujours en situation. Là aussi il fallait qu'il y ait un dosage psychologique et, dans le film, chaque fois que Modigliani boit, c’est qu'il a une raison d’oublier.
— C’est aussi une histoire d’amour ?
— Modigliani, au début du film, vit avec Béatrice qui l’entraîne vers la boisson ; il la quitte lorsqu’il rencontre Jeanne, qui sera la compagne de toute sa vie.
Gérard Philipe, face au chevalet, a des scrupules.
— J’étais très embarrassé, dit-il, pour peindre comme Modigliani. Foujita me disait que son dessin avançait par petits traits saccadés. D’autres, au contraire, me faisaient observer la pureté de la ligne dans chacun de ses tableaux et me conseillaient de dessiner franchement, d’un geste large. Au fond, on ne sait jamais comment travaillent les peintres authentiques. L’acteur, dans ce rôle, est toujours conventionnel, car les seuls artistes que nous voyons travailler, ce sont ceux des rives de la Seine, et eux surtout ils sont conventionnels. »
Après un Toulouse-Lautrec d'un style douteux, un Van Gogh plus plausible, mous verrons donc bientôt Modigliani sur l’écran. Il faut se féliciter que les scénaristes s’inspirent ainsi de la vie des peintres, car le cinéma possède de tels atouts publicitaires qu’il permettra peut-être à nos musées de gagner un nouveau public. Pourtant, c’est un jeu dangereux, du fait même que les artistes qui se prêtent le mieux à l’adaptation cinématographique sont généralement ceux qui ont une légende. Or, dans quelle mesure la légende ne surpassera-t-elle pas la vérité et la peinture ? Que donnerait une vie de Cézanne, de Renoir ou de Matisse à l’écran ? Pas grand chose, tandis qu’un Soutine, un Pascin, peintres réputés maudits, représentent des thèmes en or étant donné le caractère spectaculaire de leur drame intérieur. […] » (Jean-Albert Cartier, Combat, 30 septembre 1957.)
La presse québécoise relate également une anecdote de tournage : la presse semble avoir été présente sur le tournage des scènes de fin, avant le cocktail rassemblant les invités sur le tournage.
« En regardant tourner Jacques Becker, on ne peut s’empêcher de penser à cette réflexion qu'il fit un jour : "Au cours des huit années pendant lesquelles j’ai été assistant de Jean Renoir, je n‘ai jamais pu saisir où, techniquement, ce grand réalisateur voulait en venir…" : ceci pour expliquer qu’on peut apprendre à diriger d’une manière ou d’une autre, mais que l’art d’un réalisateur est incommunicable.
Voilà qui semble évident. Et l’on pense alors — surtout sur le plateau de "Montparnasse 19"— à une autre affirmation : celle d'Henri Jeanson, dont le conflit avec Jacques Becker — précisément à cause de "Montparnasse 19" —- vient de coûter beaucoup d'encre d'imprimerie. Henri Jeanson prétend que l’auteur d'un film, c'est le scénariste, et que le générique devrait porter, par exemple : "film d'Henri Jeanson, mis en scène par M. Un Tel".
Un homme poli
Il est probable que les avis resteront éternellement partagés. […]
Regardons Jacques Becker tourner la fin de "Montparnasse 19" : Modigliani, "le peintre maudit" (que ses intimes appelaient "Modi"), est étendu par terre, presque mort (représenté par la doublure de Gérard Philipe […]). Nous sommes en plein cœur de Montparnasse, en 1919. C’est la nuit ; trois réverbères sont allumés. Le réalisateur met lui-même l’œil à la caméra. Il ordonne (d’ailleurs très courtoisement) : —“Veuillez éteindre un réverbère", — Où veut-il en venir en effet ? Quoi qu'il en soit on éteint un réverbère et Becker n'oublie pas de dire : "Merci" ; il ne l’oublie jamais ; il donne toujours ses ordres avec la plus grande courtoisie ; deux artistes de complément interprétant deux agents doivent-ils entrer dans le champ ? On entend la voix de Becker : "Messieurs les agents, entrez dans le champ, s'il-vous-plait". Les agents obéissent. Becker demande alors & son cameraman : "Est-ce que ça se passe bien ? "
—Oui monsieur.
—Merci.
Que tout cela est sympathique, et très en harmonie avec la tenue vestimentaire de Jacques Becker : complet veston, col blanc, manchettes. Pourquoi pas ? Marcel Lherbier portait bien des gants blancs — sur les plateaux ; ça ne l’a pas empêché de laisser un grand nom dans l'histoire du cinéma.
De la fumée
Revenons à Montparnasse : Gérard Phillipe (sic) a pris maintenant la place de la doublure car le cadrage est terminé. Mais... la fumée est partie. Quelle fumée ? Celle dont on envahit les plateaux pour créer l'atmosphère nocturne. Eh ! oui : il ne suffit pas d'éteindre les projecteurs ; il faut même les laisser allumés car la pellicule a besoin de lumière ; alors on triche. Les projecteurs éclairent la scène, mais la scène est enfumée pour donner l’illusion de la pénombre : ainsi, l'on peut photographier le noir, dans lequel grelotteront les becs de gaz...
Quant à obtenir cette fumée ; cela aussi est simple : on "encense" le champ, au vieux sens du terme. Un "encensement" de ce genre n’a d’ailleurs pas été pour plaire à Gérard Philipe à qui on a brûlé les pieds en passant trop près de lui : c’était de quoi réveiller un mort... de cinéma, et Phillipe (sic) reprit connaissance à l'instant même. Se redressant comme un ressort, il a vivement protesté et on le comprend. Naturellement, il fallut tout recommencer ; la fumée étant partie, on le fait remarquer à M. Becker, qui dit tranquillement : "La fumée est partie ?"
— Oui monsieur.
— Bien. Remettez-en.
Gérard Philipe devait avouer ensuite qu'il avait alors, malgré lui, contracté ses orteils.
Ah, la vérité !
Quelques instants après cette prise de vue, une réception était offerte par la production, en l’honneur de célébrités ayant connu Modigliani et venues saluer les artisans du film. Foujita, Chagall, Zadkine étaient là, et aussi Michel Kikoïne qui protestait avec véhémence parce que Becker faisait mourir "Modi" devant le café du Dôme, alors qu'il est mort devant celui de "la Rotonde" : "J'y étais, affirmait Kikoïne, alors, je suis sûr de ce que je dis".
Souriant, et complétement remis de sa syncope, Gérard Philipe, palette en main, écoutait ce “point d'histoire’ et suivait le peintre d'un regard amusé. Quelqu'un dit à Kikoïne :
—Vous n’avez pas seulement l’amour de la couleur ; vous avez aussi celui de la vérité.
—J'ai amour de tout ce qui en mérite, répondit Kikoïne avec flamme, et les paroles de son fils me vinrent alors à l’esprit : "mon père ne 'construit' pas ses tableaux avec des équerres et du tam-tam ; sa peinture est un acte d'amour pur ! "
"Modi" aussi refusait le "tam-tam" ; à un Américain qui voulait acquérir une de ses toiles à des fins publicitaires, l’artiste répondit en claquant Ia porte ; après quoi, il dira — de café en café — présentant ses dessins : "Je suis Modigliani ... cinq francs". C'est une des dernières séquences du film qui, depuis qu’il est annonce, a fait vendre plus de toiles de Modigliani qu'au cours des deux dernières années. Quel dommage qu’on ne tourne pas la vie des artistes malheureux avant qu’ils ne meurent de misère... […] » (Photo-Journal, 13 octobre 1957).
Légende : Gérard Philipe en moribond - Gérard Philipe a tourné, sous la direction de Jacques Becker, la dernière scène de "Montparnasse 19". C'était à l'hôpital, la mort de Modigliani, tué par la drogue, l'alcool et la misère. Avant de "mourir", Philipe, étendu sur son lit d'hôpital, écoute les dernières recommandations de Jacques Becker, tandis qu'un interne le veille et qu'une infirmière va lui administrer une piqûre de morphine.
Illustrations : capture d’écran du DVD Gaumont – photographie de Foujita, Gérard Philipe et Anouk Aimée © DR – photographie de plateau parue dans PhotoJournal du 24 novembre 1957 (© Bibliothèque et archives nationales du Québec)
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