1954 - Gérard Philipe à New York "en chair et en os" (interview)

 détail de l'affiche de "Lover Boy" (1954) avec Gérard Philipe

En 1954, le Théâtre National Populaire de Jean Vilar entreprend une grande tournée au Québec, entre le 11 et le 25 septembre. Avant de rejoindre la troupe en Pologne (tournée du 5 au 20 octobre), Gérard Philipe fait un saut à New York où Monsieur Ripois débute sa carrière : ses films sortent régulièrement aux États-Unis (même s’ils ont parfois maille à partir avec la censure). Monsieur Ripois sera qualifié de « film étrange et intéressant » par le New York Times (1er octobre 1954).

Le lendemain de son arrivée, Gérard Philipe accorde une interview au New York Times. Le titre est un jeu de mot sur l’appellation américaine du Diable au Corps, Devil in the Flesh : « Philipe in the Flesh » (Philipe au corps / en chair et en os). Hormis une évocation du déroulement de la carrière du comédien, elle donne l’occasion d’apercevoir certains de ses goûts cinématographiques. Ainsi il semble avoir été très intéressé par les réalisations d’Elia Kazan.

En voici de larges extraits traduits par mes soins.Les mots suivis d'un astérisque * sont en français dans le texte.

« Les yeux les plus fameusement expressifs de l'écran français se dirigèrent vers le bas vers une assiette d'œufs au jambon américain, sa première, et Gérard Philipe l'attaqua. L'acteur roi du cinéma français, 32 ans, est arrivé discrètement la veille pour visiter un pays, où, dans les cercles s'intéressant aux importations, il est également renommé pour des rôles allant de l'inoubliable Devil in the Flesh (Le Diable au corps) à Lovers, Happy Lovers! (Monsieur Ripois) dans lequel il fait actuellement ses débuts en anglais au [cinéma] Little Carnegie.

L'acteur associe paradoxalement une gravité d'érudit en parlant de son métier à un sens pétillant du ridicule, qu'il dirige avec désinvolture contre lui-même. Léger, fin, étonnamment grand, avec une masse de cheveux indisciplinés, il a l'apparence d'un esthète allégrement déterminé à trouver un juste milieu entre la célébrité et la fortune et entre le monde du faux-semblant professionnel.

"Mon histoire", dit-il, s'excusant pour son anglais hésitant, "est une histoire assez étrange. Non, pas si étrange", réfléchit-il. Fils d'un hôtelier, il est né et a été élevé à Cannes, "où ils ont ensuite installé le festival du film", ajoute-t-il en souriant. "J'étudie le droit là mais je ne sens pas [l'envie] d'avoir des diplômes, donc je rentre dans une école dramatique à Nice, dans la zone libre durant l'Occupation."

"Jusqu'au cours, je décide d'avoir mon nom en grand sur le devant du théâtre, j'admets ne pas avoir eu d'autre principe à l'époque." La main de Philip se dirige vers le haut, dessinant de grandes lettres. "Puis j'oublie ce but", continue-t-il. Le rire de Philipe débute comme un grondement, s'achève en éclat. "Jusqu'à ce que ça arrive vraiment. J'ai* célébrité." L'idole des salles obscures n°1 en France sourit jusqu'aux oreilles.

[...] Après avoir travaillé avec la compagnie Claude Dauphin à Nice, il est monté à Paris "juste comme un vieux provinçale* [sic]". Un soir en 1943, insiste-t-il, un piéton bouche bée, en fait un metteur en scène de théâtre, l'a entraîné depuis le trottoir jusqu'à l'intérieur d'un théâtre et l'a quasiment forcé de signer un contrat pour un petit rôle dans "Sodome et Gomorrhe" […].

Est-ce que Philipe avait lu le contrat. Un "non" drolatique. Est-ce que le rôle était bon ? "Oh oui, j'étais un ange." [Puis il a fait des films.] [Puis] le rôle-titre du "Caligula" de Camus dans lequel Philipe a eu le rôle au bluff et, par conséquence, son premier rôle majeur au cinéma, celui du Prince dans "L'Idiot".

"Dans ces deux derniers rôles," se souvenait-il gravement, "je lessivais mon âme. Cette dualité" les sourcils se levèrent d'un air narquois de Caligula avec son côté cynique, se chevauchait avec l'homme de Dostoievsky, le côté spirituel." L'extraordinairement acclamé "Le Diable au Corps" suivit peu après.

Oui, le succès est venu "relativement tôt", nota-t-il calmement, "mais ce n'était pas choquant. Ha !" explosa-t-il, balançant une jambe par-dessus l'accoudoir du fauteuil. "Car j'étais toujours avec mes camarades de scène et mes amis, et je ne supposais pas que ma vie serait celle décrite dans ces horribles magazines de cinéma."

Il a le plus tiré profit, pense-t-il, de René Clair [...]. "C'est rare qu'un homme sache ce qu'il veut dire. Souvent ils disent ce que d'autres veulent leur faire dire ; c'est pourquoi il y a si peu de créateurs. Comédie ou drame, c'est pareil pour moi. Un bon metteur en scène construit un décor autour de ses personnages. Nous, les acteurs, devons toujours jouer sincèrement." Est-ce que cela lui fait penser à des jeunes acteurs hollywoodiens ?

"Ah, un Brando. Je connais son travail dans "Viva Zapata !" [d'Elia Kazan], "Un tramway nommé désir" [de Kazan]. Celui avec les motocyclistes est typiquement américain, tiré de la vie. Grâce à ce type de films, nous les Européens pouvons-nous approcher de la vraie vie, pas avec vos "Les Hommes préfèrent les Blondes" [d'Howard Hawks]. Philipe a vu "Sur les quais..." [de Kazan] la veille au soir. Son verdict ? "Le jeu des acteurs, la réalisation bonnes." Il hésita. "L'histoire est un compromis."

A-t-il un "hobby" ? "Oui", dit-il en souriant, "ne rien faire." Philipe habite à dix minutes de la place de l'Etoile, "avec mon épouse, une femme au foyer no babee."

[L’interview se conclut sur un développement sur le cinéma américain et les films américains appréciés en France.] » (Howard Thompson, New York Times, 3 octobre 1954.)

 

Illustration : détail de l’affiche de Lover Boy (Monsieur Ripois), 1954 © DR.

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