1954 – Gérard Philipe tourne "Le Rouge et le Noir" (reportage) (1)

affiche du film "Le Rouge et le Noir"
En avril 1954, un journaliste de Dimanche Matin assiste au tournage d’une scène de Le Rouge et le Noir, réalisé par Claude Autant-Lara. C’est l’occasion de poser quelques questions aux vedettes du film, Danielle Darrieux et Gérard Philipe, cette dernière marquant une réticence très nette devant les questions (elle a terriblement souffert des ragots de la presse durant l’Occupation et après-guerre).

Pour Gérard Philipe, c’est l’occasion de parler d’une question qui lui tient à cœur, son engagement auprès du Théâtre National Populaire, bien que son emploi du temps occupé par divers tournages ne lui permette que d’être occasionnellement présent.

 « […] La vie des studios possède son rythme propre : elle ne commence que vers 11 heures avec l’arrivée des acteurs qui viennent se livrer aux mains expertes des habilleuses, maquilleuses et coiffeurs. Un dernier coup de peigne, un point à un costume qui ne date pas toujours d’hier et nous sommes prêts. Je dis nous ; pour les pauvres journalistes égarés à pareille heure et qui se fient aveuglément aux plans de travail qui leur sont communiqués. Entre 3 et 4 semble être le moment pour aller sur les plateaux. Néanmoins il est quelquefois bon d'arriver tôt […].

Autant-Lara faisait des "raccords" cet après-midi-là, les principales scènes du film Le Rouge et le Noir avaient été faites mais il manquait certains enchaînements nécessaires au montage de la première partie du film. Je ne vous raconterai pas le roman de Stendhal : vous vous rappelez sans doute que Julien Sorel (Gérard Philipe) a décidé d’obtenir certaines satisfactions d’amour-propre dans les maisons ou il est précepteur. Il séduit madame de Rénal (Danièle [sic] Darrieux) et plus tard, la fille du marquis de la Mole (Antonella Lualdi). Mais ce premier amour a une fin tragique (un véritable suicide judiciaire) qui laisse le héros apaisé car il a compris qu’il n’est pas seulement un ambitieux qui calcule, mais un amoureux qui détruit tout peut-être, mais par passion.

Malgré les soins attentifs de Carrier, deuxième assistant réalisateur qui avait une fâcheuse tendance à vouloir nous reléguer derrière le décor (ce qui était très gênant, spécialement pour notre dessinateur Pinatel), j'ai pu assister à la scène ou le remord entre dans l’esprit de Mme de Rénal. Mais c’est encore à une époque où les baisers calment toutes les inquiétudes...

Autant-Lara. — Je vais demander à tout le monde de partir, c'est embêtant de dire cela toutes les trois minutes...

(Il paraît que Danièle [sic] Darrieux ne peut tourner que devant un nombre restreint de personnes.)

J’ai d’ailleurs retrouvé cette "réserve" lors d’une courte conversation entre deux plans.

Assise dans un fauteuil de toile marqué à son nom, elle se faisait soigner les mains.

 J'ai eu affaire, très souvent, à la presse. J’ai rencontré trop de journalistes-brodeurs (sic)

 Mais enfin ?...

 Si, si ; je ne change rien à ce que je viens de dire, je n’aime pas que l’on me fasse dire des choses dont je n’ai pas parlé.

En consultant mes notes, je retrouve néanmoins que Danièle [sic] Darrieux estime qu'il n’y a pas de "grands" rôles mais seulement de bons scénarios et qu'une comédie ne l’intéresse qu’en fonction de sa valeur artistique.

— Il n’y a pas pour moi, de Madame de... ou de Monsieur de... Il n’y a qu’un rôle : est-il bon, est-il mauvais ?

C'est pourtant le rêve de bien des acteurs que d'incarner un personnage connu. Le meilleur exemple n'est-il pas le dernier film de Sacha Guitry où les vedettes se succèdent sur l’écran, tout au long de l’histoire du Palais.

Gérard Philipe sera un Julien Sorel dans la note. Il a su garder depuis Fanfan la Tulipe à la fois un sérieux et une fraîcheur dont nous subissons le charme depuis des années. Peu d’acteurs comme lui donnent cette impression "d’occuper" toute la scène rien que par leur "présence.

— Je vais orienter mon activité pour un moment vers les studios. J’ai trois ou quatre contrats qui vont me prendre tout l'été jusqu’à la prochaine rentrée.

— Retournez-vous au T.N.P. ?

— Mais oui, dès que je n’aurai plus de films à faire.

— Pouvez-vous préciser pour nos lecteurs l’orientation du T.N.P. ?

— Je ne crois pas que les journaux aient assez souligné que l’évolution du répertoire de la saison 1954-1955 est due à un manque de bons manuscrits d’avant-garde comme ceux de Pichette par exemple. Le Comité de lecture n’a pas trouvé ce qu'il cherchait. Il a donc cherché des œuvres qui ont fait leurs preuves mais qui peuvent nous donner des possibilités de "rajeunissement" scénique…

La phrase de Philipe fut coupée par le deuxième assistant réalisateur. M. Autant-Lara le faisait demander, les "doublures" ne suffisaient plus, il fallait que les vedettes soient là.

— Marquez les pieds à peu près comme ça.

— Le 3 (chaque projecteur est numéroté) sur Danièle.

On tournait à Saint-Maurice. » (Gilbert Denouin, Dimanche Matin, 2 mai 1954.)

 

Gérard Philipe a créé deux pièces de son ami Henri (Harry) Pichette : Les Épiphanies en 1947 (repris en 1948), et Nuclea, qu’il a également mis en scène au T .N.P. en 1952 (ce sera un échec).

Un ami proche de Gérard Philipe, Georges Poulot (plus connu sous son pseudonyme de poète, Georges Perros) sera chargé d’« écrémer » les divers envois de manuscrits de pièces de théâtre au T.N.P. Il en reste des notes de lectures souvent désabusées et tout aussi hilarantes. Il ne faut donc pas sous-évaluer la difficulté à trouver un répertoire contemporain susceptible de s’adapter à l’immensité et aux caractéristiques spécifiques de la Grande Salle du Palais de Chaillot…

Certaines de ces notes ont été reproduites sur Facebook par la Maison Jean Vilar en 2020. On peut également retrouver un florilège sur : Lectures pour Jean Vilar, Georges Perros (préfacé par Jean-Pierre Nedelec), éditions Le temps qu'il fait (1999) et Àcrits (hors correspondances) dans Œuvres de Georges Perros, Gallimard « Quarto » (2017).

 

note de lecture de Georges Perros (Poulot) © Association Jean Vilar

note de lecture de Georges Perros (Poulot) © Association Jean Vilar

Le film de Sacha Guitry auquel il est fait allusion dans l’article est évidemment Si Versailles m’était conté (1954).

 

Illustrations : notes de lecture de Georges Perros (Poulot) © Association Jean Vilar / Maison Jean Vilar – affiche de "Le Rouge et le Noir" © DR.

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