1953 – Gérard Philipe met en garde contre la presse "du cœur" (interview)

 

Gérard Philipe, en Prince de Hombourg, au maquillage

Interviewé au détour d’un couloir du Palais de Chaillot, Gérard Philipe « voudrai[t] faire un film sur le mal que font les journaux du cœur aux jeunes filles ». Mais il aimerait aussi étendre la décentralisation théâtrale à un « cinéma national populaire » ambulant… Un journaliste de Sillage, journal féminin à tendance sentimentale, rend compte de leur entrevue :

« […] Il y a très longtemps que je voulais rencontrer Gérard Philipe. Pour deux raisons principales : parce que Gérard est un des plus grands comédiens de cinéma et de théâtre de son temps et parce que mes collègues de la gent féminine (et ma sœur Catherine la première !) me cassent éternellement les oreilles avec "leur" Gérard.

Coup de téléphone. Prise de contact, rendez-vous. Dans les couloirs souterrains du Théâtre National Populaire, je fais quelques pas. "Vous savez, m'a prévenu habilleuse, IL (avec au moins deux majuscules) arrive très tard, se costume rapidement..."

La porte bat. Une poignée de garçons et de filles s'avancent en riant. Veste écossaise verte, pantalon gris noir, un imperméable jeté sur ses épaules, le voici : "Fanfan" est là. Il n'a rien d’extraordinaire, plutôt l’air d'un monsieur qui vient de bien dîner et s‘apprête à assister à un bon film.

— Monsieur Philipe...?

Il happe au passage un jeune garçon et nous entraîne vers sa loge. Celle-ci ressemble à toutes les autres : de puissantes lumières, quelques glaces, un lavabo qui coule, une serviette au rimmel rouge et bleu et une poignée de chemises. Deux coups discrets frappés à la porte et deux petites jeunes filles dévorent Philipe du regard. Dédicaces.

— Que pensez-vous des quémandeurs de dédicaces, et en un mot du culte des vedettes ?

— Je crois que c'est nécessaire jusqu’à un certain point. Pour qu'un comédien se fasse connaître, il faut qu'il se montre. Mais le manière dont on monte en épingle certaines vedettes est plus ou moins respectable. C'est tout.

Gérard passe un peignoir, prend place devant sa "coiffeuse" et commence à se maquiller.

— Actuellement, tout le monde reconnaît que M. Vilar et vous-même lancez dans le théâtre une formule nouvelle : un théâtre populaire. Croyez-vous à la création éventuelle d'un Cinéma National Populaire ?

— C'est une des rares solutions pour sauver le cinéma français.

À ce moment, le célèbre acteur, à moitié costumé : mi-Gérard Philipe, mi-Prince de Hombourg (rôle qu'il se préparait à jouer) a posé ses crayons pour venir me parler face à face. Le sujet le passionnait. Il a levé son index vers le ciel et a dit : "Il faudrait un Cirque-Cinéma-National-Populaire qui sillonnerait la France et porterait dans les villages qui n'ont pas encore de cinéma, les meilleurs films. Et puis l'on devrait "tourner" les grandes pièces classiques pour les montrer aux enfants des écoles ; ils y prendraient plus de plaisir qu’à les lire dans des livres poussiéreux. "

Un silence. Gérard Philipe se bleuit les yeux. Brusquement :

À qui exactement s'adresse Sillage ?

J’explique.

— Et les journaux du cœur ! s‘emballe Gérard. Vous ne croyez pas que les publications de ce genre nuisent aux jeunes et en particulier aux jeunes filles ? Je voudrais faire un film sur le mal que font de tels journaux aux jeunes filles ! (Son regard s'accroche au mien dans la glace.) Ces journaux partent de faits-divers qu'ils déforment et les lectrices essaient ensuite de matérialiser ces faits dans le rêve !"

— On commence, dans cinq minutes, hurle un haut-parleur.

Je prends congé. Gérard quitte sa loge, s’en va par les couloirs tout de blanc vêtu. Déjà, il n'est plus le Gérard Philipe du début, le Philipe aux allures dégagées de citadin. Il entre dans son Royaume, dans |'Amour de son beau métier et certainement nul autre que lui n’en possède la clef... ! » (Alain-Yves Serge, Sillage, 23 avril 1953)

 

Illustration : Gérard Philipe, en Prince de Hombourg, dans sa loge. © DR. (Cette photo n’illustrait pas l’article reproduit en partie ci-dessus.)

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