1943 – Gérard Philipe répète "Sodome et Gomorrhe" au Théâtre Hébertot

 Gérard Philipe dans "Sodome et Gomorrhe" (Vedettes, 16 octobre 1943) © la Cinémathèque Française

 En août 1943, quand les répétitions de Sodome et Gomorrhe, de Giraudoux, débutent enfin, cela fait presque un an que l’écrivain a fait lire sa pièce à Edwige Feuillère et qu’il lui a demandé si elle acceptait de créer le rôle de Lia. La pièce a été retardée pour la saison théâtrale 1943-1944 en raison de l’intransigeance de Giraudoux : il n’accepte pour décorateur que le célèbre Christian Bérard (dit « Bébé »), ami de Jean Cocteau et collaborateur fidèle de Louis Jouvet : c’est lui qui a œuvré pour les créations dramatiques de Giraudoux… Mais l’artiste se trouve alors en zone libre… Quand il revient à Paris, c’est pour se consacrer au Renaud et Armide, de Cocteau, qui va être créé à la Comédie-Française… La création de Sodome et Gomorrhe est donc repoussée d’une saison.

Ce report va être une chance pour Gérard Philipe… Alors que la distribution d’origine prévoyait : Edwige Feuillère, Tony Taffin (qui jouera finalement l’Archange), Jean Servais (dans Jean, remplacé par Lucien Nat), Claude Sainval, Robert Dhéry, Simone Renant (qui ne joueront finalement pas), il fait partie de la troupe en dernière minute car le metteur en scène Douking s’est rappelé d’un jeune comédien qu’il avait admiré à Lyon… Le hasard fera ensuite bien les choses.

On connaît l’histoire (et la légende) : Edwige Feuillère, dont le contrat stipule qu’elle a un droit de regard sur la distribution et sur l’aspect artistique, déclare en voyant Gérard Philipe qu’il n’est pas le jardinier (rôle encore à pouvoir) mais l’Ange. La super vedette touche 25% de la recette brute ; le débutant Philipe 201 francs par représentation…

C’est en raison de son statut double (au cinéma et au théâtre) que la presse cinématographique se fait l’écho de ces répétitions. Les acteurs de cinéma font en effet des va-et-vient entre leurs deux activités, ce qui intéresse les fans de cinéma. Ainsi, dans un récapitulatif des répétitions en cours pour la prochaine saison théâtrale, on peut lire :

« Au Théâtre Hébertot, Edwige Feuillère, Lise Delamarre, Gaby Sylvia, Lucien Nat répètent "Sodome et Gomorrhe", première pièce de Jean Giraudoux qui sera créée depuis la guerre. L'histoire de ces deux villes de l'Antiquité, aux mœurs corrompues, nous sera contée dans une langue éblouissante par l'auteur d'"Ondine". Ses personnages, derrière lesquels on le sent toujours présent, lancent des répliques de ce genre : "L'homme est la plus belle conquête de l'homme." Et plus loin : "Un jour, Dieu a laissé faire un ange, il eut le diable ; un jour, l'homme a laissé faire une femme, il eut la femme !" Et quantités de formules fulgurantes où apparaissent le mélange curieux de fantaisie, d'humour et de poésie qui fait de Jean Giraudoux l'un des plus grands auteurs dramatiques de notre époque. Les décors seront de Christian Bérard. » (Vedettes, 4 septembre 1943.)

 

Gérard Philipe avec l'équipe de "Sodome et Gomorrhe" (Vedettes, 4 septembre 1943) © la Cinémathèque Française

Edwige Feuillère est également mise en vedette dans ce texte présentant autant le travail de répétitions (avec de nombreuses photographies) que d’une présentation succincte de la pièce de théâtre :

« Edwige Feuillère... [...]

Mais "Edwige Feuillère", ce n'est pas [que le cinéma].

Edwige Feuillère, c'est aussi le théâtre... Elle fut, l'avant-dernière saison, "La Dame aux camélias" [au Théâtre Hébertot].

Elle sera demain Lia dans "Sodome et Gomorrhe", la Femme dans la dernière pièce de Jean Giraudoux, poète.

C'est la phase ultime d'une carrière faite de travail et de volonté...

Car, s'il est beau de jouer à seize ans [sic !] comme Gérard Philippe [sic], qui débute à la fois dans "Sodome et Gomorrhe" et au cinéma, la pièce du premier auteur de théâtre contemporain, il est beaucoup plus beau d'arriver à cette consécration, après avoir tourné des comédies "commerciales", puis des films plus riches en luxe et en esprit, puis un seul film par an en grande vedette…

Voilà deux ans presque qu'Edwige Feuillère voulait jouer "Sodome et Gomorrhe".

Jean Giraudoux, une belle après-midi où le ciel au-dessus de la Seine brillait de toute la joie innocente du monde, lui lut "Sodome et Gomorrhe".

Elle entendit l'Archange annoncer au jardinier la perte des deux villes, Sodome la mâle, et Gomorrhe la femelle, qui, chacune, vivait sur elle-même...

Elle épia Lia et Jean, Jacques et Ruth, Samson et Dalila en compagnie de l'Ange...

Elle vécut avec les trois couples le drame du couple...

Et en quittant Jean Giraudoux, en marchant le long des quais, elle a décidé soudain de ne pas aller dîner avec les amis qui l'attendaient.

Elle avait les épaules lasses en rentrant chez elle, les épaules accablées par toute la grande tristesse exaltante qu'avait versée en elle le drame de "Sodome et Gomorrhe", le drame de l'homme et de la femme qui ne peuvent s'unir, la faillite du couple...

Et elle écoutait en elle les mots qu'elle prononcera demain :

"Ce sont les habitants de la terre qu'une vitre terrible sépare. Crois-tu que je ne me serais pas satisfaite d'un seul homme ? Que je l'atteigne, que je le touche, c'est tout ce que je demandais, et

Dieu sait si j'ai frotté la vitre, et tapé à la vitre, et gratté la vitre de Jean. Elle est intacte. Comme sera la vitre de Jacques. Tout ce que j'ai eu de l'un, tout ce que j'aurai de l'autre, c'est leur nom. Sans leur nom, ils n'auraient été que des fantômes."

Elle prononcera ces phrases et d'autres encore.

Aujourd'hui, Lise Delamare, Lucien Nat, Gaby Sylvia, Jean Lanier, Tony Taffin, Gérard Philippe [sic], acteurs ; Christian Bérard, dessinateur des costumes ; Douking, metteur en scène, répètent. On répète en costume de ville sur des décors de bois blanc, on essaye des robes piquées d'épingles...

Mais demain le rideau va se lever sur "Sodome et Gomorrhe". » (France Roche, Ciné-mondial, 8 octobre 1943.)

  

Gérard Philipe en répétition pour "Sodome et Gomorrhe" (Ciné-mondial, 8 octobre 1943) © la Cinémathèque Française.

Sodome et Gomorrhe sera créée le 11 octobre 1943. Si les avis sont très contrastés sur la valeur du texte de Giraudoux, ce sera un triomphe pour Gérard Philipe, et, pour les spectateurs parisiens, la révélation d’un grand comédien en devenir.

 

Illustrations : Gérard Philipe durant les représentations de Sodome et Gomorrhe (Vedettes, 16 octobre 1943) – Portrait de groupe durant les répétitions au Théâtre Hébertot (Vedettes, 4 septembre 1943) – Gérard Philipe durant les répétitions avec le metteur en scène Douking, Edwige Feuillère (Lia) et Lucien Nat (Jean) (Ciné-mondial, 8 octobre 1943) © la Cinémathèque Française. Cinéressources)

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