2023 – Geneviève Winter nous parle de Gérard Philipe et de la biographie qu’elle lui a consacré

 Geneviève Winter, "Gérard Philipe" (couverture)

Le centenaire de la naissance de Gérard Philipe, avec diverses manifestations, a également apporté une nouvelle biographie. Ce « portrait fervent et minutieux » (François Angelier, Le Monde) permet de revisiter le parcours du météore comme de se familiariser, pour ceux qui ne garderaient du Cid d’Avignon que quelques images tirées de ses films ou des clichés d’Agnès Varda, avec l’étincelant destin de la vedette des années 1940-1950. Geneviève Winter a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions et nous l’en remercions vivement.

 

Votre Gérard Philipe, sorti en novembre 2022, vient à la suite de nombreuses publications (biographies, récits, témoignages, etc.) s’échelonnant depuis 1960 et de deux magnifiques ouvrages littéraires : Le temps d’un soupir (1969), d’Anne Philipe, et Le dernier hiver du Cid, de Jérôme Garcin (2019). Comment avez-vous conçu votre ouvrage ? Comment narrer une vie sur laquelle tant se sont déjà exprimés ? Sur quelles archives, quels documents vous êtes-vous appuyée ?

Dans l’ensemble des textes inspirés par la figure et l’art de Gérard Philipe, si on met à part les deux œuvres inoubliables et inclassables d’Anne Philipe, son épouse et de Jérôme Garcin, mari de sa fille, la comédienne Anne-Marie Philipe, il faut aujourd’hui établir une distinction de genre entre « récit » et « biographie ». Seuls relèvent, selon des dispositions récentes inscrites dans la loi, du genre de la « biographie » les écrits fondés sur des sources vérifiables, vérifiées et citées très précisément en notes par l’auteur : une exigence imposée par la charte de la collection Folio biographie publiée par Gallimard. En revanche, tous les autres récits, quelle que soit leur qualité, relèvent du genre de la fiction. Cette distinction contraignante ne s’imposait pas à la biographie, fine et sensible, due en 1960 à Paul Giannoli, récemment disparu tout comme Gérard Bonal qui lui, s’y est soumis, pour écrire, en 1994, la première biographie de référence légèrement augmentée en 2009. Cet ouvrage, irremplaçable sur le plan documentaire, donne, selon une tendance générale des biographies de l’époque, de très nombreuses informations sur la vie et la carrière de Gérard Philipe dans un flux chronologique qui se refuse à toute hiérarchisation des faits et des choix. Mon but était différent : je voulais suivre au plus près, à l’occasion du centenaire de sa naissance, la trajectoire artistique de Gérard Philipe dans son temps et pour le nôtre, tout en y intégrant les éléments privés essentiels et vérifiés de cette courte vie – histoire familiale, mariage et famille, affirmation de convictions politiques–, sans négliger la place tenue par un mythe d’une rare vigueur. J’ai donc adopté un principe d’organisation en séquences certes chronologiques mais, à mon sens, signifiantes pour la construction du mythe.

Grâce à la générosité d’Anne-Marie et Olivier Philipe j’ai pu accéder aux archives conservées à la BNF Richelieu, à la Cinémathèque française et pour l’essentiel, à la Maison Jean Vilar :  l’aide constante de l’Association Jean Vilar, une très belle équipe qui n’a pas ménagé sa peine et son temps pour faciliter des recherches perturbées par les contraintes de la pandémie, a été très précieuse. Sur le plan documentaire, aujourd’hui encore, le point de départ de tout travail sur Gérard Philipe reste l’ouvrage Gérard Philipe. Souvenirs et témoignages conçu et publié par Anne Philipe et Claude Roy en 1960 : un tour de force éditorial, présenté justement comme une « biographie collective », dont il fallait simplement préciser certaines sources en fonction de la législation actuelle. Les documents d’archives, souvent très émouvants, sont principalement constitués de correspondances envoyées et reçues, de notes personnelles prises par le comédien sur son art et sa vision du théâtre et du cinéma, sur ses projets et sur le soutien qu’il accorde constamment à d’autres artistes. S’y ajoutent, bien sûr, le très riche dossier sur le Théâtre national populaire de Jean Vilar conservé dans la maison qui veille sur son héritage et des éléments cinématographiques et critiques sur la carrière de l’acteur à l’écran. Et le fonds iconographique est exceptionnel. Par ailleurs, résidant à Nice, j’ai pu obtenir des éléments, inédits ou oubliés, sur le cadre peu connu des débuts de Gérard Philipe comme apprenti comédien, sur les plateaux de la Victorine et au Centre des jeunes pour le cinéma.

 

Vous avez relevé la concomitance entre les étapes de la vie du comédien et la formation du mythe, lequel apparaît déjà de son vivant et prend un remarquable essor à son décès. Ce récit mythique si prégnant a-t-il influé sur la rédaction de votre livre ?

Cent ans après la mort de l’artiste, je voulais prendre du recul et dépasser les analyses qui opposent régulièrement le comédien à son mythe comme si le second avait étouffé la carrière professionnelle du premier, ce qui est totalement faux. Je n’ai donc pas voulu en rester à l’acception galvaudée du terme « mythique » qu’on utilise trop souvent pour évoquer des acteurs qui ont simplement marqué leur époque. Il me fallait examiner avec précision la construction de ce mythe unique en son genre : j’ai été d’emblée frappée par l’entrée, précoce et fulgurante, du jeune comédien dans le sacré, dès son premier rôle important, celui de l’Ange de Sodome et Gomorrhe. Et c’est l’évolution conjointe de la carrière artistique et du mythe qui m’a permis de dégager a posteriori la portée symbolique de sa présence et de son aura.

Aussi, en me fondant sur une définition communément admise du mythe, j’ai identifié dans quatre étapes de la carrière de Gérard Philipe la coïncidence entre le surgissement inattendu, sous forme d’ « épiphanies » de ses exploits sur scène entre 1943 et 1952 et la reproduction dans son cheminement  des invariants du mythe héroïque, d’Achille à Roland, mis en évidence par les travaux de Philippe Sellier : un parcours qui atteint son acmé sur les tréteaux d’Avignon avec Le Cid, et donne à la France d’après-guerre l’envie de revivre, avant qu’une mort précoce ne fige le héros dans l’éternité de son mythe. Mais il est évident que cette lecture personnelle demeure et doit demeurer partielle : Gérard Philipe ne voulait pas devenir un monstre sacré, figé jusqu’à la caricature dans le même emploi. La diversité de ses rôles au théâtre et au cinéma prouve non seulement l’ampleur de son talent mais nous rappelle la perte irréparable qu’a représentée pour son art sa disparition précoce. Je n’ai pas pu lire sans être bouleversée la liste, écrite de sa main et disponible aux archives, des rôles qu’il souhaitait interpréter dans sa maturité. Les pages de Jérôme Garcin sur ce sujet sont particulièrement émouvantes et puissantes.

 

Soixante-quatre ans après le décès de l’acteur, comment expliquez-vous que le « mythe Gérard Philipe » soit toujours actif ? Pensez-vous, comme l’a relevé Jérôme Garcin, que Philipe ne soit devenu, pour beaucoup, qu’un « acteur-poster » portraituré par Agnès Varda ?

Le mythe n’est pas actif pour tous dans la mesure, où comme Jérôme Garcin le regrette, en effet, les meilleurs films de Gérard Philipe ne sont pas diffusés assez souvent, autrement que sur les chaînes de la TNT : la superbe rétrospective présentée en décembre 2022 à la Cinémathèque française a sans doute modifié le regard de ceux qui ne connaissent – mais c’est déjà beaucoup – que Fanfan la tulipe ou ne voyaient en Gérard Philipe qu’un jeune premier des années cinquante.

Le mythe Gérard Philipe doit son existence à la présence unique de l’acteur sur scène comme au cinéma et tire sa vigueur de deux facteurs : d’abord la conjonction entre sa personnalité et son art, ensuite le mode de transmission traditionnel du récit mythique, c’est-à-dire la voie orale. Gérard Philipe était certes faillible comme tout être humain, il avait ses doutes et ses secrets qu’il n’appartient pas à une biographie sérieuse de traquer, mais l’artiste et l’homme en lui étaient loyaux et généreux – nul ne l’a dit mieux que Jean Vilar. Son « arrière-pays » personnel, c’est-à-dire ses choix de vie et de carrière, ne contredisait donc pas l’univers des personnages héroïques qu’il a incarnés et sa vie d’artiste a été naturellement et sincèrement tournée vers le public populaire qu’il voulait attirer vers un théâtre de la grandeur. Un idéal qui n’a pas empêché cet « artisan » d’interpréter brillamment des personnages négatifs : séducteurs cyniques, exclus de la société ou plus largement des êtres d’échec.

Ensuite la diffusion du mythe est passée, par une sorte de miracle, par la voix des proches, des artistes et des simples spectateurs. Ainsi, au cours des trois années consacrées à l’écriture de cette biographie, plusieurs personnes m’ont signalé que la présence du héros habitait leur imaginaire, sans qu’elles aient eu la possibilité de le voir sur scène ou à l’écran, grâce à des récits familiaux ou à des témoignages de spectateurs, d’acteurs ou de metteurs en scène. Pour plusieurs générations, ce sont aussi les enregistrements sonores pour enfants et d’abord Pierre et le Loup qui ont déclenché l’activité du mythe.

Plus récemment, le jour du centenaire, un 4 décembre pluvieux, après la projection du beau documentaire de Patrick Jeudy, nous avons, avec l’équipe de la Maison Jean Vilar, entendu toutes ces voix : celles des habitants de Ramatuelle réunis avec ferveur autour de leur maire, assez âgés pour avoir connu Gérard Philipe ou dépositaires du récit familial comme le fils du maçon qui montait sur le toit de la Rouillère pour le réparer avec l’aide du Cid en vacances après avoir joué à Avignon ! Et quelques semaines plus tard, les témoins avignonnais de la vie du TNP en répétition ont évoqué la simplicité joyeuse du comédien au cœur de la troupe de Jean Vilar. Quant aux acteurs qui se produisent sur la scène du théâtre de plein air de Ramatuelle, ils vont se régulièrement se recueillir sur la tombe du héros et partagent volontiers leurs souvenirs avec le village.

Enfin, pour la plupart des comédiens, jeunes et moins jeunes, les grandes années du TNP avec Gérard Philipe et Jean Vilar s’apparentent à un âge d’or : l’époque où une troupe de théâtre, en pleine empathie avec son acteur-poète, participait complètement avec un « régisseur » inspiré et solidaire à la création du spectacle. La toute-puissance du metteur en scène à partir des années 70-80, avec quelques réussites et beaucoup d’égarements ou de trahisons des œuvres, a rendu impossible cette harmonie qui enchantait les spectateurs et faisait vivre, du texte à la scène, la cérémonie théâtrale dans sa choralité.

 

Les principales traces de son jeu d’acteur sont cinématographiques. Or René Clair déclarait que ces films ne donnaient qu’une image partielle du comédien inspiré qu’il pouvait être en scène… Comment expliquez-vous la permanence de cette aura de comédien à travers une filmographie parfois très critiquée (François Truffaut et la Nouvelle Vague en tête) ? Et, plus généralement, comment expliquez-vous la permanence de cette admiration pour un comédien de théâtre dont le jeu n’est transmis que par des photos et quelques enregistrements radio ?

Une des singularités de la présence de Gérard Philipe tient au fait que, si rien ne peut restituer la magie et l’essence du théâtre dans l’instant même de la représentation théâtrale, son aura personnelle résiste au filtre de la reproduction visuelle. Je suis sûre que ses succès précoces au cinéma et son empathie sans démagogie avec le public populaire ont fracturé pour quelque temps la frontière qui séparait les habitués du samedi soir au cinéma des spectateurs des théâtres « de l’élite » : sa présence a attiré au TNP de nouveaux publics et ses films ont contribué à « anoblir », en quelque sorte, le cinéma, encore considéré dans les années cinquante plus comme un divertissement que comme un art. La réaction de René Clair est prévisible et on comprend son émerveillement : il a déjà tourné trois films avec Gérard Philipe dont il est devenu l’ami proche quand il le met en scène dans une pièce de Musset, On ne badine pas avec l’amour. L’impact émotionnel de cette découverte tardive est d’autant plus fort pour René Clair qu’il s’agit du dernier rôle sur scène de l’acteur.

Ah ! les critiques… Pierre Murat a définitivement répondu à des jugements imprudents, offensants et hâtifs émis par des critiques qui ne connaissent que très peu et très mal la filmographie de Gérard Philipe. Par ailleurs, bien qu’aucun fossé infranchissable ne sépare le cinéma des années cinquante des productions des années soixante, les historiens spécialisés, cédant à la manie française de la périodisation, opposent systématiquement les films dits de « qualité française » à ceux de « la Nouvelle Vague », comme s’il suffisait de changer de décennie pour fabriquer une révolution esthétique ! Cette dernière formule, habile mais à mon sens, creuse, semble réunir autour d’un projet commun plutôt flou des cinéastes très différents dans leur esthétique et leur vision du monde, comme le montrera la suite de leurs carrières. A cette entreprise de démolition des films d’après-guerre, on peut opposer certains rôles interprétés par Gérard Philipe dans Une si jolie petite plage, Les Orgueilleux et Monsieur Ripois. Ces films préfigurent clairement ce que l’artiste aurait pu apporter aux réalisations des critiques des Cahiers du cinéma devenus metteurs en scène. En fait, ce que la Nouvelle Vague veut affirmer, c’est le pouvoir créateur du metteur en scène et sa suprématie « d’auteur » sur l’acteur. Jean-Luc Godard, par exemple, n’aurait jamais accepté de travailler avec un comédien comme Gérard Philipe dont l’aura, l’exigence professionnelle et la solidarité avec les équipes techniques étaient incompatibles avec son égocentrisme et sa méthode de travail déroutante et brutale.

Plus grave, le rejet de Gérard Philipe par la Nouvelle Vague a été induit par les critiques négatives et par la violence inacceptable des attaques personnelles de François Truffaut parues dans Arts à partir de 1954. Ceux qui sacralisent aujourd’hui le réalisateur des 400 coups et du Dernier métro feignent d’ignorer que le Truffaut des années 50 émerge à peine de son adolescence chaotique, sans éducation ni repères, égarée entre déshérence, abandon parental, petite délinquance et recherche obsessionnelle de femmes à séduire. Lorsqu’il est recueilli par l’équipe des Cahiers du cinéma et s’y attache comme à une bouée, Truffaut est un révolté : il ne supporte pas la figure inaccessible de l’acteur le plus séduisant, le plus élégant et le plus aimé de l’époque, connu pour sa générosité et son action politique à gauche, en un mot celle d’un rival à détruire. Son déchaînement impardonnable contre Gérard Philipe me semble ainsi d’origine plus viscérale que politique en dépit des rapports entretenus par Truffaut avec le collaborateur Lucien Rebatet et de son atavisme familial de droite extrême. Dépourvu de convictions politiques réelles, il hurlera plus tard avec les loups en 1968 et ira vendre La cause du peuple par attachement sentimental à Sartre ! Dans le même temps, Gérard Philipe n’a pas eu le temps d’interpréter sous la direction de son ami de jeunesse Alain Resnais, qui ne s’est jamais réclamé de la Nouvelle Vague, une adaptation de Drôle de jeu de Roger Vailland. C’est peu dire qu’on le regrette.

 

Vous avez travaillé sur les liens entre la scène et le texte. Gérard Philipe a-t-il joué un rôle novateur dans l’incarnation du texte ?

Incontestablement : les choix de carrière majeurs de Gérard Philipe, particulièrement lucides, correspondent exactement à une évolution déterminante du théâtre français d’après-guerre. Quand il débute, malgré les efforts de Jacques Copeau et du Cartel interrompus par la guerre, ce qui se joue massivement sur les scènes françaises, c’est le théâtre de boulevard. Au moment où son succès dans Sodome et Gomorrhe, la dernière pièce d’un des seuls grands dramaturges vivants à être régulièrement représenté, Jean Giraudoux, en 1943, lui vaut des offres qui faciliteraient immédiatement une carrière au boulevard, Gérard Philipe choisit une voie plus exigeante : il passe le concours du Conservatoire et  engage avec Georges Le Roy le travail qui va lui permettre de rendre leur jeunesse et leur poésie aux grands textes du patrimoine, alors figés dans la pratique oratoire en usage à la Comédie Française. Et grâce à un deuxième choix bien plus risqué, celui de rejoindre le TNP en 1950, c’est à tout le répertoire classique et romantique du Cid à Lorenzaccio, du Prince de Hombourg aux Caprices de Marianne qu’en accord total avec Jean Vilar et au cœur de la troupe du TNP, il redonne le frémissement qui entraînera régulièrement vers Avignon et Chaillot 2500 à 3000 spectateurs.

Pour donner quelques exemples, sans la voie tracée par l’acteur-poète de Jean Vilar, on n’aurait jamais pu assister aux grandes recréations de Bérénice de Racine avec Sami Frey et Francine Bergé mis en scène par Roger Planchon, ou plus tard par Klaus-Mikaël Gruber avec Ludmilla Mikaël. Le duo d’Avignon n’a certes pas pu monter régulièrement des auteurs contemporains mais l’idée était née et pendant quelques années au moins, le TNP concrétisera le projet sous la direction de Georges Wilson. N’oublions pas non plus que la contestation du théâtre de texte au bénéfice d’autres formes, dans la seconde moitié du XXe siècle, n’en a nullement éteint la vigueur : de Patrice Chéreau à Antoine Vitez et de Brecht à Kristian Lupa, les plus grands metteurs en scène ont admirablement servi Racine, Molière mais aussi Claudel, Thomas Bernhard et Bernard-Marie Koltès. Le théâtre de texte se porte très bien et Gérard Philipe aurait pu faire entendre aujourd’hui avec toutes les ressources de son « art du murmure » le lyrisme retenu de Jean-Luc Lagarce.

 

Gérard Philipe a-t-il eu de véritables héritiers (au cinéma comme au théâtre, dans son action syndicale) ?

Sur le plan artistique, soyons claire, on ne peut retrouver chez aucun acteur de théâtre ou de cinéma, une présence, une intuition et un sens de la troupe comparables. Son aura internationale et le souvenir qu’il a laissé à ses pairs comme au public, l’idéal généreux qu’il incarnait n’ont pas eu d’équivalent depuis. Mais sa présence et son art ont suscité des vocations et inspiré de grands acteurs. Claude Degliame, Didier Sandre, Anne Alvaro l’ont découvert grâce à ses enregistrements sonores et surtout par la transmission orale, grâce aux acteurs du TNP notamment dont le talent était non pas éteint mais éclairé par sa présence. Philippe Caubère a évoqué son fantôme dans ses spectacles et Loïc Corbery a accordé à Vincent Josse pour son émission « L’atelier fantôme de Gérard Philipe », diffusée sur France-Inter, le jour du centenaire, un entretien très inspiré sur l’héritage de Gérard Philipe. Les producteurs de cinéma, eux, n’ont pas réussi à dénicher « un nouveau Gérard Philipe » à l’écran. Bien sûr, la virtuosité et l’élégance d’un acteur prodigieux comme André Dussollier, qui a mûri lentement, semble transmettre un peu de son héritage, mais sans avoir la même présence.

Quant à l’action syndicale de Gérard Philipe, ce qui la rend exemplaire, c’est qu’elle a reposé non seulement sur ses convictions mais aussi sur sa connaissance du quotidien des acteurs : ils n’ont pas fait appel à lui par hasard. Et cette action efficace, courageuse et lucide n’a pas eu de véritable héritage : le SNA de Gérard Philipe défendait spécifiquement les intérêts des acteurs de l’ombre, mal payés au théâtre, exploités au cinéma, menacés par la place prise par la télévision. Il voulait que les hallebardiers, les dames d’honneur et les suivantes qui – fait rarissime – étaient interprétés à tour de rôle sur la scène du TNP, par tous les acteurs de la troupe puissent vivre de leur métier et y trouver leur place.  Son action a certes esquissé le meilleur de la décentralisation théâtrale et sans lui le statut actuel des intermittents du spectacle n’existerait même pas. Malheureusement aujourd’hui, ce régime a été, je le crains, détourné au bénéfice de tous les employés du spectacle, notamment au cinéma et à la télévision et s’applique à des métiers qui n’en ont pas besoin.

 

 

Quel aspect de Gérard Philipe avez-vous (re)découvert durant vos recherches ? Quelle image en avez-vous désormais ? Vous a-t-il surpris ?

Quand j’ai engagé ces recherches, la figure de Gérard Philipe habitait déjà mon imaginaire de spectatrice et mon travail sur le théâtre, notamment sur Camus et sur Maria Casarès dont j’ai suivi la carrière exceptionnelle. J’avais déjà lu, dès leur parution, la plupart des textes essentiels. Et j’avais beaucoup apprécié la très belle exposition de 2003 à la BNF dont le catalogue est, après le livre d’Anne Philipe et Claude Roy, le meilleur document réalisé sur Gérard Philipe. J’ai suivi de près la carrière des camarades de Gérard Philipe au TNP. Les ressources ne me manquaient donc pas, et l’image de l’acteur-poète qui inspire parce qu’il est inspiré, associée à celle du travailleur éternellement insatisfait, de l’acteur et de l’homme généreux, du boute-en train adolescent capable de s’isoler sans prévenir dans un repli mélancolique, m’était familière. L’immersion dans les archives a confirmé cette vision mais elle m’a permis de mieux connaître, au-delà de l’extraordinaire présence du comédien, l’importance du travail souterrain au service d’un métier dont Gérard Philipe aimait, disait-il, « la beauté artisanale » :  la constance de son travail, très méthodique, sur l’ensemble de la pièce ou du livre qu’il interprétait en lien permanent avec les autres comédiens …

Ce qu’atteste aussi sa correspondance tenue à jour avec régularité, c’est sa force de caractère et la lucidité de ses choix artistiques et personnels : ce jeune homme adulé par sa mère et gâté par la vie aurait pu s’installer dans un rôle d’enfant gâté. Or c’est tout le contraire qui se passe : il n’a que vingt-deux ans lorsqu’il affronte avec un stoïcisme silencieux le drame familial qui le frappe à travers son père et qui aurait pu le détruire. Il persévère dans l’apprentissage de son art et rejoint ses amis résistants pour libérer l’Hôtel de Ville de Paris. Célèbre au cinéma et sur le boulevard, il choisit le risque en rejoignant le TNP. Il affirme son idéal communiste en pleine guerre froide et il en assume dès 1956 les blessures. Sans me surprendre, tout ce que j’ai rencontré dans les documents d’archives a donné la force de la preuve à tout ce qu’on savait : sa générosité envers ses amis et ses pairs, sur scène et par son action syndicale, sa confiance en ses maîtres, sa capacité de travail, son endurance, sa ténacité pour réaliser un projet ou soutenir un artiste de ses amis, son esprit de troupe omniprésent dans tous les documents d’archives. Et puis le mystère entier et insondable de sa personnalité, dans le contraste entre la folie juvénile de Fanfan la Tulipe et la mélancolie lucide, profonde, de Lorenzaccio.

Quand on se penche sur les années TNP, on a un peu le vertige en découvrant, dans son emploi du temps d’un même mois ou d’un même bimestre, quatre rôles-titres en alternance sur scène, des spectacles en banlieue, le tournage d’un film, et dans la foulée une tournée à l’étranger avec le TNP. Ce déploiement d’énergie est sans doute à l’origine de ses rares défauts – qu’il m’a fallu chercher et trouver dans quelques témoignages : impatience, jugements tranchants parfois, prise de distance radicale voire brutale avec les flatteurs, les importuns et les mondains. Et j’ai acquis, au terme du parcours, la certitude que le corps fragile de cet homme aux convictions solides, atteint dans sa jeunesse par un problème pulmonaire, n’avait pas résisté à ces efforts, même si on ne pouvait, en 1959, ni diagnostiquer rapidement ni traiter le cancer foudroyant qui l’a emporté.

L’activité du mythe ne pouvait que m’intéresser à titre personnel : j’étais trop jeune, contrairement à mes trois sœurs aînées, pour avoir vu Le Cid sur scène et au cinéma lorsque sa mort en 1959 provoqua un séisme national. C’est un souvenir très vivant : ma mère contrôlait strictement l’usage de la télévision naissante et regardait sélectivement quelques émissions dans une pièce fermée à clé. Le soir où, – avant que la famille ne parte au théâtre ! – elle entendit Léon Zitrone proférer littéralement la nouvelle à vingt heures, elle ouvrit brusquement la porte pour partager sa triste stupeur avec nous. À partir de 1961, j’ai eu le privilège d’assister aux créations du TNP au festival d’Avignon avec les acteurs qui avaient partagé la scène avec Gérard Philipe et qui, pendant les fameuses rencontres du Verger d’Urbain V encore digne de son nom, c’est-à-dire arboré, étaient encore habités par sa présence… J’ai eu la chance d’assister à la représentation de Thomas More ou l’homme seul, le dernier rôle de Jean Vilar avec Georges Wilson, Roger Mollien et Christiane Minazzoli qui jouait le rôle de sa fille. L’expérience d’Avignon avec mes camarades de khâgne du lycée Thiers à Marseille a nourri mes études à Aix. Mais après l’assassinat symbolique de Jean Vilar, en 1968, par de faux artistes auxquels il avait donné leur chance, après avoir vu cet homme brisé mais toujours attentif au public en 1969, j’ai pris mes distances avec le festival et je l’ai très peu fréquenté. Car, à travers Vilar, c’était l’idéal porté par Gérard Philipe et la troupe qu’on avait attaqué.

J’ai aussi deux regrets à propos de ce centenaire : la mémoire de Maria Casarès, née le 21 novembre 1922, quinze jours avant Gérard Philipe, exilée et « résidente privilégiée », devenue française après une éblouissante carrière, méritait d’être célébrée en cette année de centenaire en même temps que celle du Poète des Épiphanies. Un hommage devant le mur d’Avignon à ces deux artistes et à la troupe légendaire que le TNP sut réunir pour des moments de théâtre inoubliables était indispensable. On comprend mal que la direction actuelle du festival qui, sans l’art et la ténacité de Gérard Philipe, n’aurait jamais pu–jouer devant le mur, n’ait même pas mentionné son nom dans le programme 2022, laissant à la Maison Jean Vilar le soin de s’acquitter de ce devoir de transmission dont le public d’aujourd’hui aurait pu largement, in situ, bénéficier.

 

 

Que conseilleriez-vous comme première approche du legs artistique de Gérard Philipe ?

Je suggèrerais d’abord les enregistrements sonores du Cid et des œuvres de Musset au TNP. Et pour les petits et grands enfants, Pierre et le loup et La vie de Mozart. J’aime moins Le Petit Prince, parce que je trouve le texte fade bien que la voix de Gérard Philipe en décuple la portée… Au cinéma, il me semble que trois étapes sont essentielles : le film de la révélation, Le Diable au corps, le film de l’exigence artistique et du don de soi, Les Orgueilleux, enfin le film de la maîtrise absolue, Monsieur Ripois, très bien restauré cette année. Sans oublier Fanfan la Tulipe. Et j’ajouterais un film mal aimé où Gérard Philipe, inattendu, est prodigieux, Une si jolie petite plage.

Quelques rappels :

·        On peut encore voir jusqu’au 30 avril 2023, à la Maison Jean Vilar d’Avignon, la très belle exposition Infiniment, en hommage à Gérard Philipe et à Maria Casarès, conçue par l’équipe de l’Association Jean Vilar.

·        Sur le site de la Maison Jean Vilar, un parcours iconographique exceptionnel, en grande partie constitué par les dons des héritiers Philipe est disponible.

·        On espère que le beau documentaire de Patrick Jeudy, une adaptation très riche du récit de Jérôme Garcin, Le Dernier hiver du Cid, programmé en catimini le 16 décembre 2022 sur France 5 sera prochainement reprogrammé. [Ce documentaire est disponible sur le site de France Télévisions jusqu’au 24 juin 2023 (inscription gratuite mais nécessaire pour le visionnage en ligne.)]

 

Entretien écrit, propos recueillis par Emmanuelle Pesqué les 15 et 16 mars 2023.

 

L’auteure

« Geneviève Winter, agrégée de lettres classiques, a travaillé sur les liens entre le texte et la scène, à Aix-en-Provence d’abord auprès de Pierre Voltz à l’université, ainsi que d’Antoine Bourseiller et Claire Duhamel au Centre dramatique du Sud-Est. Professeure en classes préparatoires, elle a publié plusieurs ouvrages sur les programmes des concours et sur le théâtre, dont des études sur Œdipe-roi de Sophocle et Les Perses d’Eschyle, aux Éditions Bréal. Dans sa mission de conseil auprès des recteurs de Strasbourg et de Nice, elle a collaboré avec le monde de la culture et notamment avec le Théâtre national de Strasbourg, dirigé par Jacques Lassalle puis par Jean-Marie Villégier, en vue de former les professeurs à l’enseignement du théâtre et du cinéma.

Aux Éditions Gallimard, elle a publié une dizaine d’ouvrages dans la collection Folioplus classiques, dont les éditions avec dossier du Menteur de Corneille (2006), d’Esther de Racine (2016), de L’Envers et l’Endroit d’Albert Camus (2013), Écrire « Madame Bovary » (2009), Écrire en temps de guerre (2014), puis dans la collection Folio + Lycée, La Princesse de Clèves (2019). Geneviève Winter vit et travaille à Nice. » [© Éditions Gallimard, 2022 ; biographie incluse dans Gérard Philipe.]

 

Site des Éditions Gallimard : Présentation et premières pages de l’ouvrage.

 

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