1954 – Gérard Philipe tourne "Le Rouge et le Noir" (portrait)

Gérard Philipe dans "Le Rouge et le Noir" (photo "Les Bonnes Soirées", 1954)

Alors qu’il tourne Le Rouge et le Noir, réalisé par Claude Autant-Lara, Gérard Philipe invite une journaliste à voir de quoi sont faites ses journées. De quoi dissuader les lectrices de ce magazine féminin de leurs rêves « glamours » et de permettre à l’acteur d’insister sur le travail nécessaire à son métier… Ce reportage était illustré par des photographies publicitaires faussement naturelles, montrant des « instantanés » de la vie quotidienne de la vedette se baladant dans le Quartier Latin.

 

« Pour vous, charmante lectrice, qui idéalisez tant la vie des vedettes de l’écran et enviez l’existence brillante et facile de vos idoles préférées, vous qui rêvez de devenir un jour « une vedette », ce qui vous permettrait de partager vos journées entre la couturière, le coiffeur et la promenade au Bois de Boulogne en Buick, entourée d’admirateurs éperdus, nous sommes allés voir un jeune premier : Gérard Philipe.

— Monsieur Philipe, si ce n’est pas trop indiscret, je voudrais savoir comment vous organisez votre vie ? Il y a tant de jeunes qui rêvent de faire une carrière comme la vôtre.

— Je les comprends.

— Vous aimez votre métier, n’est- ce pas ?

— Bien sûr, puisque je l’ai choisi et que j’ai travaillé très dur pour pouvoir l’exercer.

— Encouragez-vous les jeunes à suivre cette voie ?

 Voici posée la question.

D’autres y ont déjà répondu.

Avez-vous remarqué que les vedettes répondent presque toujours la même chose ?

« Carrière difficile... encombrée... ingrate... découragez les jeunes. Qu’ils suivent un autre chemin... »

Gérard Philipe, lui, me dit :

— Au lieu de vous répondre avec des arguments vieux comme le monde, je vous propose de vous emmener au studio. Là, vous verrez comment je passe mes après-midis et vous tirerez les conclusions qui vous plairont.

— Je suis enchantée et j’accepte.

— D’accord, rendez-vous à midi, au studio Saint-Maurice, à Joinville, je tourne là-bas « Le Rouge et le Noir », tiré du célèbre roman de Stendhal.

— Comment, à midi, mais quand déjeunez-vous ?

— Une heure avant. Ensuite je tourne jusqu’à huit heures du soir. A tout à l’heure.

Cela vous surprend déjà, charmante lectrice ? Mais ce n’est que le début, et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. À deux heures, je suis arrivée devant une grille interdisant l’entrée d’une cour. Un gardien somnolent me demande ma carte.

— Gérard Philipe ? Plateau numéro trois. Oui, il est déjà là. Puisque Gérard Philipe tourne un film d’époque, je m’attends à voir des décors fantastiques, un cadre somptueux.

J’approche de la porte sacrée. Elle est en bois vermoulu, elle grince affreusement lorsque je la pousse pour pénétrer dans cet univers merveilleux. Une grande salle mal éclairée, entourée d’appareils qui paraissent bizarres aux yeux du profane. Sur le sol jonché de planches et de bouts de bois, un enchevêtrement de fils électriques me fait trébucher sur des gravas de plâtre ; quelques vieilles chaises traînent comme abandonnées. Dans un coin, Gérard Philipe, en costume d’époque, et qui transpire sous sa fausse chemise brodée et sa veste garnie de velours, me fait signe qu’il va venir dès que le signal de la pose sera donné. Il m’indique sa chaise. C’est une vieille chose cannée qui tombe en ruine (où est le fauteuil confortable où la vedette se prélasse entre deux scènes?).

— Silence ! On recommence ! Gérard, à vous !

Les projecteurs s’éclairent. Lentement, Gérard Philipe monte les quelques marches d’un faux escalier, arrive sur une étroite passerelle et dit à une personne imaginaire : « Je vous promets de ne jamais vous adresser la parole ».

— Coupez ! La voix du metteur en scène Claude Autant Lara retentit. Projecteur plus à droite, supprimez l’éclairage du milieu. Reprenons.

Docilement, Gérard Philipe reprend sa position au bas de l’escalier.

— Silence ! À vous, Gérard !

Il remonte de nouveau l’escalier de bois peint. Cette fois-ci, c’est l’éclairage du haut qui est mauvais, et l’on recommence tout ! Je me demande combien de fois, depuis midi, Gérard Philipe a monté et descendu cet escalier et a répété sa phrase. Maintenant, il est en sueur, et quelques rides de fatigue creusent son visage sans maquillage.

En attendant il a recommencé cent fois, sans se plaindre et sans accuser de l’impatience, cette scène de l’escalier (où sont les colères et les caprices de vedettes dont on parle fréquemment, comme telle qui ne veut pas tourner sans avoir son chien sous les yeux, une autre qui exige une gorgée de champagne pendant les poses, serait-ce des contes de fées ?)

Enfin, une pause. On change les décors, des menuisiers s’affairent, les électriciens modifient l’éclairage. Gérard Philipe s’essuie le visage et vient vers moi.

— J’ai dix minutes pour changer de costume et de coiffure, venez dans ma loge et nous bavarderons.

Son habilleuse est là qui défait sa fausse chemise et son col en celluloïd.

— Vous devez être fatigué ?

— Pas encore, c’est surtout vers dix-huit heures que je sens la fatigue. Alors, en vitesse, j’avale quelques morceaux de sucre.

— Vous quittez le studio à quelle heure ?

— A huit heures. Ensuite, le Théâtre National Populaire m’envoie sa voiture, et je rejoins la troupe où elle se trouve, car nous jouons tous les soirs, et je me couche vers une heure du matin. Vous voyez comment mes journées sont organisées, et la plupart de mes camarades mènent la même vie que moi.

Où sont les promenades en Buick, les cocktails, les flâneries ? Apparemment, Gérard Philipe nous fait découvrir un autre visage de son métier.

— Vous voyez, je pense que si un jeune se découvre une vocation théâtrale, il doit travailler et s’efforcer de gravir les échelons de cette carrière pendant deux ans, passé ce temps, s’il n’a pas réussi, qu’il abandonne, car il s’est trompé. Cela arrive souvent. Il ne faut pas insister, ce serait gâcher sa vie. Et je conseillerais à ceux qui attendent trop de satisfactions de cette carrière de comédien d’être circonspect. Il ne faut pas croire au hasard, ni aux recommandations. C’est par sa valeur seulement que l’on se fait une place parmi ceux du théâtre et du cinéma.

— Et vous ?

— Quand j’étais jeune, je me destinais à la médecine, et puis j’ai été attiré par le théâtre, et j’ai suivi des cours pour entrer au Conservatoire et je suis resté quelques années. Maintenant, je suis fier de faire partie de la troupe du T. N. P.

— Jouerez-vous dans un autre théâtre un jour ?

— Non, je ne le désire pas. Après la tournée en province que nous commencerons le mois prochain : Avignon, Nice, et puis aussi à l’étranger, en Hollande, je profiterai du retour du T. N. P. à Paris pour tourner un film sous la direction d’un de mes meilleurs amis.

— Je devine : c’est René Clair !

— Exactement ; c’est mon troisième film avec lui. Il est intitulé « L’Optimiste ».

— Y a-t-il un rôle qui vous plairait particulièrement d’interpréter ?

— Il y a un personnage auquel j’ai pensé et qui me plaît assez, et j’ai justement été pressenti pour l’interpréter. Mais le film ne sera tourné que l’année prochaine. C’est « Till Ullenspiegel ».

— Cela fait penser immédiatement au personnage de « Fanfan la Tulipe » dans lequel vous avez été excellent.

— Je vous remercie. J’espère que vos lectrices auront la même opinion que vous.

— Comment, vous ignorez donc que vous êtes un jeune premier dont un grand nombre de jeunes filles ont fait une idole ?

— Vous m’embarrassez beaucoup, car je ne mérite pas cela.

Gérard Philipe sourit gentiment, comme s’il s’excusait de tout le bruit fait autour de lui.

Personne n’ignore que le chiffre d’affaires d’un film monte considérablement lorsque son nom est à l'affiche. Pour tourner dans le film de Sacha Guitry « Si Versailles m’était conté », où Gérard tient le rôle de d’Artagnan et ne paraît à l’écran que pendant quatre minutes, on le fait venir spécialement de Londres où il tournait sous la direction d’André Clément dans « Monsieur Ripois ». Il est payé un million de francs pour son dérangement!

Gérard Philipe est marié depuis trois ans.

— Votre femme faisait des films documentaires à court métrage, n’est-ce pas ?

— C’est exact. Maintenant elle a abandonné le cinéma. Elle est devenue une femme au foyer !

— Monsieur Philipe, à vous !

— La pause est terminée, je dois retourner au studio.

Il va reprendre son travail dans la chaleur, la poussière et la lumière aveuglante des « sunlights ». Pourtant nous le verrons dans son film, montant majestueusement un immense escalier de marbre blanc jusqu’à un salon luxueux où une femme at- tend. Nous sentirons l’atmosphère prenante de cette rencontre entre deux êtres qui vont s’aimer. Et personne ne pensera que Gérard Philipe a parlé d’amour une après- midi entière avec un mur grisâtre, orné de fils électriques comme partenaire, entouré de techniciens en bleu de travail s’interpellant d’une passerelle à l’autre.

C’est cela, n’est-ce pas, le vrai talent et l’amour du métier.

Gérard Philipe vient de nous montrer l’envers du décor, cet univers où l’on travaille vraiment comme un bon ouvrier.

Gérard Philipe est né à Cannes en décembre 1922. Son visage délicat a fait de lui le jeune premier romantique par excellence. Il vient d’entrer dans notre patrimoine du cinéma. Et s’il a si bien réussi, c’est qu’il a énormément de talent et beaucoup de courage. » ([signé] « P. L. », Les Bonnes soirées : revue hebdomadaire illustrée (contenant un roman complet), 15 août 1954.)

 

Gérard Philipe, reportage photo "Les Bonnes Soirées" du 15 août 1954)

Jeune, il l’est terriblement. Pas seulement à cause de son âge, mais bien aussi par son esprit. Un de ses plus grands plaisirs est de se mêler- aux jeunes, en se souvenant du temps où lui aussi était étudiant dans le Midi.

 

Gérard Philipe, reportage photo "Les Bonnes Soirées" du 15 août 1954)

Il adore se promener au hasard dans les rues de Paris. On le reconnaît et après un peu d’hésitation — soit timidité, soit qu’on le trouve si simple que l’on ne peut croire que ce soit lui — on lui demande un autographe.

 

Gérard Philipe, reportage photo "Les Bonnes Soirées" du 15 août 1954)

Un rayon de soleil, le jardin du Luxembourg est à peu près désert. Quelle chance ! Gérard s’installe pour lire, méditer, penser à son prochain personnage peut-être, on bien pour mettre au propre des notes prises récemment...

 

Gérard Philipe, reportage photo "Les Bonnes Soirées" du 15 août 1954)

En sortant de la Faculté, Brigitte et Danièle ont la bonne fortune de rencontrer leur jeune premier préféré. Elles ne peuvent laisser passer une si belle occasion sans l’arrêter et lui poser quelques questions, qui se terminent en bavardage.

 

Gérard Philipe, reportage photo "Les Bonnes Soirées" du 15 août 1954)

Tous les grands noms du spectacle se trouvent sur les colonnes « Morris » qui jalonnent les trottoirs de Paris. Gérard, lui aussi, aime bien aller au théâtre ou au concert. Mais il dispose de si peu de loisirs !

Gérard Philipe, reportage photo "Les Bonnes Soirées" du 15 août 1954)

Un coup d’œil au journal en attendant l’autobus qui le ramènera à la maison après cette flânerie au Quartier latin, ce coin de Paris si pittoresque et si jeune qu’il apprécie tout particulièrement. Il s’y sent comme chez lui.

(Photos Franco London et Unifrance Film)

 

Ce type de reportage, tout en satisfaisant les admiratrices de Philipe, lui permettait de faire passer le message que son métier en était un, avec ses servitudes et ses efforts, un « univers où l’on travaille vraiment comme un bon ouvrier ». Il lui permettait également de mettre en avant ses choix de carrière : continuer à faire du cinéma tout en conservant ses liens avec le Théâtre National Populaire de Jean Vilar. Alors que la presse people en était à ses débuts, ces « publi-reportages » assuraient le lien entre les vedettes et leur public, tout en permettant à Philipe de contrôler la narration et d’éviter des empiétements sur sa vie privée.

 

Source : Bibliothèque nationale de France.

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