Place au boulevard ! L’« ange » de Sodome et Gomorrhe change radicalement de style avec une pièce de boulevard gentillette (qui tient davantage par son rythme et ses quiproquos que par sa profondeur ou son écriture), Au petit bonheur de Marc-Gilbert Sauvajon.
Comme le précise Paris-presse, L’Intransigeant (14 novembre 1944),
« Le sujet de la pièce tient en deux lignes : Martine [jouée par Odette Joyeux] veut se faire aimer d’un mari qui la néglige [Denis, joué par Gérard Philipe], et elle y parvient au moyen de mille ruses et après une foule de péripéties. Par la même occasion, elle sauve du suicide un romancier mûrissant et sentimental [joué par Jean Marchat] que le hasard a placé dans son circuit. »
(Voir également le résumé que fait Marc-Gilbert Sauvajon du canevas de sa pièce, ainsi que le fac-similé du programme de salle ICI)
La générale a lieu le 10 novembre 1944. (La première n’a donc pas eu lieu le 8 novembre, comme on le lit parfois…)
Si certains critiques dramatiques sont indulgents, comme Pol Gaillard dans L’Humanité du 23 novembre 1944 (« [la pièce] n'a rien d'un chef d'œuvre : les personnages n'ont aucune vraisemblance, l'intrigue non plus et il y a bien des longueurs (...)... mais c'est plein d'esprit et très agréablement joué par Gérard Philippe (sic), Jean Marchat et Sophie Desmarets. Odette Joyeux surtout est excellente (...) »), d’autres expriment un avis assez mitigé sur les qualités du spectacle.
« Au moment où j'entre à pas de loup dans la salle du Gramont, trois personnages sont en scène (...).
Tout à coup, un rire éclate : Odette Joyeux, la main sur la bouche, se tortille et Gérard Philipe se gratte la tête d'un air désolé. Jean Marchat, impassible, tire une bouffée de cigarette en attendant qu'on enchaîne.
Tout au long de la répétition, à propos d'un oubli, d'une faute de diction, de courtes crises sont ainsi déclenchées ; et aussitôt Pasquali, le metteur en scène, saute sur le plateau pour rétablir le cours des événements. » (Ce Soir, 9 novembre 1944.)
Il faut dire que la pièce n’est pas aidée par les fou-rires irrépressibles des comédiens, apparemment provoqués par une réplique de Sophie Desmarets. À tel point que certains s’en émeuvent et s’en énervent. Ainsi Marcel Thiebaut, dans Carrefour (25 novembre 1944), relève que :
« [M. Sauvajon] a le sens du dialogue, ses reparties ont de l’à-propos, souvent de la finesse, et certaines de ses scènes sont franchement comiques. Un peu moins pourtant que ne la trouvent les acteurs eux-mêmes qui sont si enchantés des bonnes farces auxquelles ils participent qu’ils rient même aux endroits où ils devraient être graves, ce qui est fort exaspérant. D’ailleurs, si l’on excepte M. Jean Marchat, l’interprétation laisse à désirer. »
Ce manque de professionnalisme semble n’être d’ailleurs apparu que dans un second temps, les premiers comptes rendus n’en faisant pas état.
Le 14 janvier 1945, Louise Carletti est annoncée comme remplaçant Odette Joyeux (L’Aube, 14 janvier 1945). Les représentations de Au petit bonheur se sont apparemment déroulées jusqu’au 27 mai 1945, avec différents changements de distributions la pièce étant ensuite reprise à la (Gaîté-Montparnasse avec Paulette Dubost et H. Bosc). Le public avait manifestement envie de se changer les idées…
Gérard Philipe a probablement quitté le navire en février-mars 1945, puisqu’il joue alors dans le Federigo de Jean Laporte, une pièce inspirée par une nouvelle de Mérimée.
L’œuvre sera parfois reprise ici ou
là, et fera même l’objet d’un film réalisé par Marcel L’Herbier, avec une pétillante
Danielle Darrieux (Martine), aux côtés de François Perrier (Denis), André Luguet
(Alain Plessis) et Paulette Dubost (Brigitte Ancelin). [DVD Tamasa, 2014]
Réception critique de Gérard Philipe dans Au petit bonheur
La Bibliothèque nationale de France conserve un recueil factice de coupures de presse relatives à ces représentations (Arts du spectacle, 8-RSUPP-1567). On peut le lire et le télécharger sur la bibliothèque numérique GALLICA.
En voici un florilège. Le jeu de Gérard Philipe a manifestement partagé les chroniqueurs dramatiques. Faut-il y lire une critique voilée devant une exubérance exacerbée pour cacher le vide d’un personnage n’existant que par les situations dans lesquelles il se trouve ? Ou bien le surjeu d’un comédien à l’aise, trop à l'aise, qui en fait parfois trop en se laissant aller à ses facilités ? Relevons que le redoublement du « p » dans les comptes rendus de presse attestent que le jeune comédien est (re)connu dans un certain milieu théâtral, mais sans doute pas des typographes !
© Bibliothèque de France-Gallica.
« Quand M. Gérard Philipe saura crier, il ne fera plus entendre de ces sons discordants qui lui sortent par le nez pendant trois tableaux et qui sont la seule fatigue que nous inflige la soirée. » Le Boulevardier, Le Figaro, 10 novembre 1944.
« (...) mais il faut surtout louer M. Gérard Philipe, admirable acteur, au prodigieux talent, tout de vérité, d'intelligence et de fantaisie. » Marcel Augagneur, France-Soir, 12 et 13 novembre 1944.
« Gérard Philipe a la nervosité et l'ingénuité du mari poursuivi. » M. Laroche, Libération Soir, 15 novembre 1944.
« M. Gérard Philipe (...) a, sans la moindre équivoque, la fraîcheur et la gravité de ses vingt ans. Il n'éprouve ni le besoin de jouer l'enfant, ni la tentation d'esquisser des gestes efféminés. Il est gai ou désespéré avec une franchise de ton qui est sans doute la qualité essentielle de ce spectacle où l'auteur comme les acteurs font assaut de simplicité. » Pierre-Aimé Touchard, Le Parisien Libéré, 15 novembre 1944.
« (...) quant à Gérard Philipe, qui n'est pas sans valeur non plus, il s'épuise à "crier" son personnage, faute de pouvoir le faire vivre. » César Santelli, Résistance [?], 18 novembre 1944
« Odette Joyeux, Jean Marchat (...), Gérard Philipe (...), Sophie Desmarets (...) se sont rendus tellement inséparables de leurs rôles qu'il semble que la pièce ne puisse se passer d'eux. » Jean Tardieu, Ce Soir, 8 décembre 1944.
« (...) Gérard Philipe, un peu chien fou, dynamique, léger et charmant. Il anime tout et bouleverse tout. Il intéresse. Son histoire aussi, qui lui est bien adaptée (...) » [le reste du compte rendu est sévère pour les acteurs, leur jeu, et le texte.] D. H., [?]
« Gérard Philippe (sic) (l’ange de "Sodome et Gomorrhe"), fait ici une création comique de grande classe qui le situera mieux aux yeux de ceux qui l'avaient peut-être trop rapidement catalogué. » Yves Bonnat, Femmes françaises, 14 décembre 1944.
Aux citations de ce recueil, on peut également ajouter ceci :
« [Le] partenaire [d'Odette Joyeux] est le jeune Gérard Philippe (sic), lauréat des récents concours du Conservatoire, remarquable de naturel et de spontanéité. » Claude Hervin, Paris-presse, L’Intransigeant, 14 novembre 1944.
« Au Petit Bonheur n'est pas un chef-d’œuvre. (...) Non, ce n'est qu'un divertissement. Mais ce divertissement est si charmant et animé d'une telle jeunesse qu'il constitue en soi une acquisition valable pour la littérature dramatique contemporaine. (...) Sophie Desmarets, Odette Joyeux et Gérard Philipe, avec intelligence et gaîté, s'imposent ici le même effort [entre les facéties de la comédie italienne et les gags de cinéma]. Est-ce une nouvelle école ? J'espère que non. C'est mieux : un nouvel esprit. » Pierre-Aimé Touchard, Gavroche, 16 novembre 1944.
« Un jeune acteur, M. Gérard Philipe, m'y a paru excellent : il a du naturel, de l'abattage et le sens de la scène. » Pierre, Lœwel, Les Lettres françaises, 18 novembre 1944.
« Gérard Philippe (sic)
est très dynamique et traduit avec talent tous les états d'âme par lesquels il
passe. » Bernard Dupart, Jeunesse,
22 décembre 1944.
Illustrations : Gallica-BnF et photographie de Mirkine (© collection Agathe Philip, exposé lors de "Gérard Philipe, le mythe et l'homme" au Château de Maintenon (juin-juillet 2022) : cette photo est erronément légendée comme étant Une grande fille toute simple. Merci à Anne Baclain Anselme pour la rectification.
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