1948 – Gérard Philipe au saut du lit (portrait de l’acteur chez lui)

En juin 1947, Gérard Philipe a reçu le prix d’interprétation du Festival international de Bruxelles. Son talent ayant été ainsi consacré, il est désormais devenu une « vedette » et traité comme tel par la presse spécialisée. Un reportage « arrangé » ( ?) de Cinémonde en témoigne en janvier 1948, avec cette interview du comédien au saut du lit. (D'autres reportages similaires à domicile, parus dans d'autres magazines spécialisés, laissent planer le soupçon d'un « coup publicitaire » de l'agent de Philipe.) Par la suite, le comédien sera moins complaisant et ne se prêtera plus guère à ce déballage contrôlé.

Faut-il croire cette spontanéité affichée ? Pas forcément, Gérard Philipe ayant joué le jeu de la publicité avec une réticence marquée tout du long de sa carrière, surtout quand elle frôlait la limite entre vie professionnelle et vie privée. Mais elle est précieuse pour sonder l’image publique du Gérard Philipe d’alors : « bon fils » (c’est sa mère qui l’affirme), rangé (comme le montre leur compagnonnage), se cantonnant dans une réserve de bon aloi et bien éloigné de ses rôles les plus excessifs (il n’est pas le Poète de Pichette !), studieux (ce qui semble avoir été réellement le cas ; son ami Georges Perros relèvera même plus tard son aspect d’« autodidacte qu’il cachait ») et travailleur… La persona affichée de Gérard Philipe a bien tout pour plaire à ses nombreuses admiratrices.

 

Gérard Philipe au réveil (Cinémonde, 1948)
                         Gérard Philipe ouvre un œil à midi environ et le second, environ un quart d'heure après.

  

CINEMONDE INDISCRET

GERARD PHILIPE

"à son petit lever"

Gérard Philipe n'aime pas la publicité. Son talent n'en a évidemment pas besoin et son caractère très indépendant s'y adapte très difficilement. Quand je l'ai surpris à peine éveillé, je ne pense pas que cette visite matinale l'ait tellement réjoui. Une visite matinale qui se situait, d'ailleurs, aux alentours d'une heure de l'après-midi. Car Gérard Philipe ouvre un œil à midi environ et le second, environ un quart d'heure après.

« A cause du théâtre qui m'oblige à me coucher très tard », explique-t-il.

Je me suis donc excusé de cette intrusion brutale et ne suis entré dans une chambre toute tapissée de livres. Gérard Philipe avait déjà récupéré sa bonne humeur, en même temps qu'il enfilait une robe de chambre, et la conversation s'engagea sans plus attendre.

« C'est ici que je passe le meilleur de mon temps, explique le héros du « Diable au Corps ». Deux pièces, cuisine, salle de bain, que je partage avec ma mère. Vous voyez que je ne suis pas exigeant sur l'espace vital. Mais j'ai organisé la place au mieux de mes goûts. »

Je jette un coup d'œil admiratif à la bibliothèque qui couvre les murs, de haut en bas.

« Je vois ce que vous pensez, reprend Gérard Philipe, je ne vous ferai jamais croire que j'ai lu tout ça. Eh bien, vous avez raison, il ne faut pas le croire. Il m'arrive d'acheter des livres pour le simple plaisir de les avoir. Dans le fond, j'ai un vieux sens terrien de la propriété... Néanmoins, mes goûts littéraires actuels flirtent avec l'Histoire de France et les romans américains... »

Gérard Philip s'interrompt. C'est l'heure du « porto-flip » maternel que lui apporte sa toute jeune et toute charmante maman. « Minou », comme l'appelle Gérard. C'est d'ailleurs « Minou » qui est à l'origine de la carrière de Gérard.

[Rappel détaillé des circonstances de la rencontre avec Marc Allégret à Cannes et débuts de Gérard Philipe dans sa carrière d'acteur.]

 

Gérard Philipe se prépare un porto-flip en 1948
                                        Pour absorber le "porto-flip" matinal, Gérard Philipe débouche la bouteille.

Gérard a absorbé en une seconde son « flip » et, maintenant, il me parle de sa vie de tous les jours, non plus celle de l'écran, mais de sa vie « civile », si l'on peut dire.

« Vous voulez connaître mon emploi du temps ? Vous savez déjà que je me lève bien après l'aube. Et, comme je suis déjà en retard au réveil, je continue à l'être pour le restant de la journée. J'arrive en retard à ma répétition. Je répète en ce moment à la Michodière une nouvelle pièce de Jacques Deval, et j'aggrave les choses en cherchant un taxi, sous prétexte de rattraper mon retard. A six heures, je quitte le théâtre. Et c'est le moment le plus agréable. Je flâne à travers les rues de Paris... Je rentre chez moi en marchant... en ligne brisée. Naturellement, j'arrive pour dîner à la dernière minute. J'ai juste le temps d'avaler une bouchée pour être aux Noctambules avant le lever du rideau... Et, le lendemain, je recommence, avec ce même héritage de retard, que je n'arrive jamais à rattraper ».

— Et vos soirs de relâche ?

— Je vais au théâtre.

Gérard passe dans la salle de bain. Sa mère en profite pour me faire quelques confidences. Sa rapide ascension n'a pas « tourné la tête » de Gérard. Il est toujours ce qu'on appelle un « fils modèle ». Quand il ne joue pas, il aime rester chez lui et les sorties nocturnes ne l'intéressent guère. En été, il grimpe sur son vélo et parcourt l'Ile-de-France, ou bien il passe de longues heures à jouer au tennis.

Gérard revient et surprend la fin de notre conversation.

— Puisque vous parlez de mes goûts, sachez que je ne suis nullement pseudo-surréaliste, comme on l'a dit, après mon rôle dans « Les Épiphanies ». Pour ma part, je trouve la pièce d'Henri Pichette claire comme de l'eau de roche... ça vous « épate », mais c'est ainsi. Quant à la politique, elle m'intéresse... de loin !

Question rituelle : « Préférez-vous le théâtre ou le cinéma ? »

Gérard est embarrassé : « Les deux ont du bon... et du mauvais. J'aime beaucoup le cinéma, mais le théâtre... le théâtre, n'est-ce pas... Enfin, vous comprenez ? D'ailleurs, je suis déjà un « vieux » comédien... »

Gérard Philipe compte sur ses doigts : « Un... deux... trois... quatre... cinq.... Cinq ans déjà. C'est affolant comme on vieillit. »

Il a prononcé ces derniers mots avec une voix sincèrement angoissée.

Gérard Philipe vient simplement d'oublier qu'il a vingt-cinq ans et la plus belle carrière devant lui.

Claude DUFRESNE.

Cinémonde n° 701 (6 janvier 1948)

 

Gérard Philipe chez lui, en 1948
                                            Gérard Philipe, vingt-cinq ans, et devant lui, la plus belle carrière.

 

Gérard Philipe et Minou Philip, en 1948
                                      "Minou" et Philipe, c'est-à-dire la mère et le fils, les meilleurs amis du monde.

(Reportage Pratz)

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