1950 - Du cinéma radiophonique en stéréo : René Clair et Gérard Philipe dans "Une larme du Diable" de Théophile Gautier

 Théophile Gautier_Une larme du Diable_Gérard Philipe, René Clair et Danièle Delorme en 1951

La stéréo avec deux postes de radio ? C’est ce que proposait en 1950 la radio française avec l’adaptation de la pièce de Théophile Gautier, Une larme du Diable. Les auditeurs devaient alors avoir deux radios réglées chacune sur une chaîne différente, l’une sur France I et l’autre sur France II ! 

C’est le cinéaste René Clair, ami proche de Gérard Philipe, qui entraîna ce dernier dans cette aventure, en tête d’une distribution qui compte également Danièle Delorme. Le réalisateur, qui avait découvert ce texte lors de sa préparation du script de La beauté du diable, se métamorphosa en « metteur en ondes » de cette adaptation maligne de Jean Forest qui lui avait proposé de prendre part à cette aventure. Ce programme reçut le prix Italia 1951 de la meilleure émission de radio mondiale. 

Cette pièce de 1839 est tout à fait adaptée à ce processus imaginatif décrit par René Clair :

« En effet il y a, dans ce texte, des personnages qui changent de forme, d’aspect et ainsi de suite, et il aurait été presque impossible d’en faire une réalisation cinématographique. Mais à la radio cela m’a semblé un exemple typique de ce que l’on peut faire à la radio et presque uniquement à la radio. »

 

Théophile Gautier_Une larme du Diable_René Clair en 1951

Dans ce « mystère » de 1839, inédit à la scène sinon l’adaptation de Judith Gautier en 1897 pour son Petit Théâtre de marionnettes, l’action volontairement archaïsante est une sorte de mystère médiéval, réminiscent du Miracle de Théophile qui se trouverait mélangé avec le Faust de Goethe façon Berlioz. Quasiment impossible à représenter – les personnages incluent « l’écho de l’Eternité » (tant qu’à faire !), un lapin et une brise –, valdinguant de lieux en lieux divers et changeants (du Paradis en passant par la chambre d’Alix et Blancheflor, une rue, le portail de l’église, l’intérieur de l’église et une allée du parc) impossibles à représenter en cette succession au théâtre, c’est bien un espèce de rêve éveillé, un « théâtre dans un fauteuil » ou dans un lit, propice à ce traitement radiophonique où l’imagination fonctionne à plein. Œuvre presque pastiche, elle le serait totalement si des éclat de cynisme ne la faisaient briller d’un feu plus chatoyant, si des références ne jouaient le clin d’œil au lecteur-spectateur averti – comme la parodie de Scribe avec le chœur des lapins, ici coupé. Sans vergogne, Une larme du Diable exulte dans son côté foutraque et faussement désordonné. 

 

Théophile Gautier_Une larme du Diable_René Clair et Danièle Delorme en 1951


Son canevas allégorique n'a rien d'original ; ce n'est pas cela qui fait l'intérêt de la pièce, mais son traitement quasi opératique dans ses bigarrures. Berlioz aurait adoré (et je ne lance pas ce nom au hasard !)

L’intrigue est simple : Dieu le Père a promis en mariage à leurs anges gardiens les âmes de deux pures jeunes filles, les deux sœurs Alix et Blancheflor. Satanas fait avec lui le pari de les corrompre. Sous diverses formes (vendeur de colifichet, bateleur de foire, beau gentilhomme allant à l’église (Faust de Gounod inversé !) et… Lovelace !!) il parvient presque à ses fins… puisque attendri par l’amour sincère d’Alix, il verse une larme qui le désaltérera… prix qu’il avait demandé à Dieu comme gage de sa victoire.

Le rendu du mystère est ici d’excellent aloi, mené par le maestro es diableries qu’est Gérard Philipe (qui fait une entrée tournoyante assez gouleyante en Satanas, surjoue comme un fou, ricane avec délice et parodie avec délectation sa persona publique de séducteur-de-ces-dames) face à une Danièle Delorme touchante dans un rôle d'oie blanche pas si nunuche que ça. Les effets spéciaux sont tout à fait charmants ; le son spatialisé glisse d’une oreille à l’autre, surplombe l’auditeur et fait un glissando digne d’un pied léger et fourchu, la cohérence du tout étant assurée par un narrateur disert et parfois ironique.

 

Théophile Gautier_Une larme du Diable_Gérard Philipe, René Clair et Danièle Delorme en 1951

Si l'art radiophonique a fait bien des progrès, ne passez pas à côté de cette heure bon enfant et assez jubilatoire dans sa (fausse) naïveté assumée !

On peut en écouter le résultat ici, sur cette rediffusion de France Culture. Il est précédé d’une présentation en anglais ( !) de la pièce par René Clair.

Et cette technique révolutionnaire de la stéréophonie était mise en valeur dans un mini reportage, Le relief sonore à la radio, diffusé sur Journal Les Actualités Françaises du 15 juin 1950 et rediffusé sur le site de l’INA (On y voit le dispositif technique en studio, René Clair et les acteurs.) Et on peut entendre ICI les instructions à suivre pour régler ses postes de radio.

 

Théophile Gautier_Une larme du Diable à la radio en 1951

Première diffusion le 19 juin 1950. Enregistrement le 16 juin 1950.

Avec Gérard Philipe, Danièle Delorme, Robert Arnoux, Nelly Benedetti, Marguerite Cassan, Pierre Delbon, Marcelle Derrien, Françoise Engel, Jean Negroni, Fred Pasquali, Jean Toulout, Martine Audrain, Nicole Vervil, Claude Romain, Lisette Lemaire, Roger Iglesis, Yvonne Villeroy, Georges Adet, Jean Charles Thibault, Albert Gercourt, Henri Duval, Raymonde Reynard, Ginette d’ Yd.

 Pour aller plus loin :

Le texte originel de la pièce sur Gallica dans le recueil du même nom (attention ! de très nombreuses coupures dans l'adaptation réalisée).

Sur cette captation et ses enjeux sonores, voir Azadeh Nilchiani, « Du relief sonore à la radio » dans Sens Public.

Sur la pièce de théâtre, voir Olivier Bara, « Le théâtre de Théophile Gautier, ou l’impossible réalité » dans Bulletin de la Société de Théophile Gautier, Société Théophile Gautier, 2010, pp.9-25.

 

Illustrations : copies d’écran de la vidéo de l’INA (Le relief sonore à la radio)

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