1951 - Compte rendu du "Week-end de Suresnes" par "Carrefour"

Gérard Philipe dans "Carrefour" du 21 novembre 1951

Voici d'autres comptes rendus du premier « week-end de Suresnes » durant lequel le TNP présentait (entre autres) Le Cid et Mère Courage (avec Gérard Philipe dans le rôle d’Eilif, le fils de Mère Courage) en novembre 1951. Cela faisait l'objet de la Une et de deux articles de Carrefour du 21 novembre 1951.

Dans cet hebdomadaire démocrate-chrétien-gaulliste, le journaliste, chroniqueur et écrivain Morvan Lebesque avait préalablement écrit des comptes rendus enthousiastes sur le Cid et le Prince de Hombourg avignonnais de Gérard Philipe.

En Une du journal :

Gérard Philipe dans "Carrefour" du 21 novembre 1951
Ce danseur d’un bal populaire n’est autre que Gérard Philipe qui incarne Le Cid au Petit Festival théâtral de Suresnes. Sa danseuse – et son chien – son anonymes… Cette photo a été prise au cours de la « nuit dansante» qui termina le festival dont Claude Lagarde et Morvan Lebesque vous donnent le compte rendu en pages 6 et 7 de ce numéro.

En page 6, la chronique théâtrale :

 LE THÉÂTRE par Morvan Lebesque - Le rendez-vous de Suresnes

Voici donc le premier spectacle monté par Jean Vilar depuis sa nomination à la direction du Théâtre National Populaire. Il ne nous appartient pas de « rendre » l’atmosphère de ce week-end théâtral de Suresnes, encore moins de préjuger d’un effort qui ne peut guère se comparer à celui de Gémier. Nous venons d’assister à une tentative pour dépayser le beau théâtre et l’apporter aux foules de banlieue comme il avait été précédemment donné à la foule provinciale d’Avignon. Cette tentative, il sied d’en attendre les premiers résultats. Pour l’instant, avec ce qu’elle comporte de réussi ou de discutable sur le plan esthétique, avec la perfection qu’elle atteint par moments et les erreurs où il lui arrive de tomber (mais qui sont toutes des erreurs positives et fécondes), l’œuvre de Jean Vilar à Suresnes mérite pleinement le tribut de notre admiration respectueuse.

Tout d’abord nous avons retrouvé Le Cid, l’inoubliable Cid avignonnais qui ne souffre la comparaison avec aucun autre et qui est évidemment un des chefs d’œuvres de mise en scène de notre époque. On ne se lasse pas d’un seul spectacle. Le verrait-on cent fois, on y découvrirait encore de nouvelles beautés qui suffiraient à la gloire d’un animateur de théâtre. D’Avignon à Suresnes, il me semble d’ailleurs que les intentions de Vilar se sont précisées. Sans doute a-t-il fait encore un pas en avant, ne reculant plus devant aucune audace et insoucieux du trouble qu’elle peut apporter dans les esprits. Il y avait, au départ, trois siècles de convention à détruire. L’une de ces conventions, et non la moindre, était de voir dans Le Cid un chef-d’œuvre alors que c’est une pièce inégale, souvent verbeuse, d’une psychologie plutôt sommaire, coupée de morceaux de bravoure éclatants et illuminée par le génie. Vilar lui restitue sa qualité maîtresse qui est la jeunesse. Il en découvre le rythme en brisant l’absurde unité déclamatoire qu’on lui imposait.

Il y a bien une déclamation nécessaire dans Le Cid (le récit de la bataille, par exemple.), mais conjuguée avec la mélodie (les couplets de l’Infante) et la récitation pure et simple (le monologue de Don Diègue). Vilar rend justice à chacun de ces éléments. Cette pièce classique où chaque personnage semblait condamné à venir faire un numéro vocal uniforme, il la bouscule et la jette dans la nature, il l’installe en pleine réalité, il en fait une sorte de sublime jeu à la bonne franquette, l’histoire de deux enfants lancés dans une aventure tragique sous l’œil d’un roi débonnaire. De temps en temps, un jeu de scène d’une étonnante rareté souligne les intentions : par exemple, ce baiser que Chimène et Rodrigue ont brusquement le désir de se donner, mais qu’ils se refusent et qui reste comme suspendu entre les deux enfants amoureux, pareil à une troisième présence ; par exemple, la « découverte » scénique naturelle de Don Sanche au moment où il va se proposer pour le duel, ou la solitude de l’Infante au milieu de tous les personnages, à la scène dernière. En vérité, on décèle en tout cela une intelligence supérieure du Théâtre, et je ne puis concevoir qu’on joue le Cid autrement dans les années à venir.

[Analyse détaillée de Mère Courage non retranscrite.]

Il y aurait tant à dire sur ce spectacle exceptionnel que la place dont nous disposons ne nous permet que de l’évoquer ; et d’ailleurs, tout compte rendu serait une trahison, il faut « y aller voir ». Pourtant, comment terminer cette chronique sans dresser, si incomplètement que ce soit, le palmarès de ce festival ?

Deux acteurs se détachent de la distribution : Gérard Philipe (Rodrigue) et Germaine Montero (Mère Courage). De Gérard Philipe dans Le Cid, nous avons déjà tout dit au moment d’Avignon : on l’imagine plus un autre Rodrigue. Quant à Germaine Montero, elle vient de réussir un tour de force dont peu d’actrices en France me paraissent capables. (…) [sur Monique Chaumette (l’infante), Françoise Spira (Chimène), etc - passage non retranscrit] Et les costumes ? Et la musique ? Et, surtout, le dispositif scénique ? Ma foi, j’y renonce. Que chacun complète donc cette chronique en allant à Suresnes assister aux débuts du Théâtre National populaire sous la direction de Jean Vilar. Il y trouvera la simplicité dans la grandeur.

 

Page 7: le compte rendu du week-end complet

 Week-end de Suresnes du TNP en novembre 1951

JAN MARA A VU POUR VOUS AU « PETIT FESTIVAL » DE SURESNES : De gauche à droite : l’orchestre des Concerts Lamoureux et leur chef, Jean Martinon ; les « duettistes » Gérard Philipe et Maurice Chevalier dans leur numéro de déménageurs ; le conseiller d’Etat M. Grunebaum-Ballin, dans son monologue de présentation ; les interprètes du Cid : Françoise Spira (Chimène), Gérard Philipe (Le Cid) et Jean Vilar (Don Diègue). Le même Jean Vilar, le lendemain à 10h 30 du matin, répondant aux interpellations du public qui y était convié, et en particulier à Salacrou (intarissable) ; puis à 17h, Germaine Montero (Mère Courage) et Jean Le Poulain (l’aumônier) dans Mère Courage.

Parce qu’un acteur a « avalé » une scène du Cid, le public venu au premier week-end théâtral à Suresnes n’a pas raté le dernier métro.

 Le théâtre de Suresnes, ornement majeur de la cité-jardin de cette localité est un édifice de briques. De même style que les habitations, les groupes scolaires avoisinants. Les proportions sont vastes, son aménagement intérieur rappelle celui de la salle Pleyel. Orchestre et balcon. Pas de loges, pas de baignoires, pas de moulure, pas de rouge et or. Mais le gris beige du ciment et des fauteuils à armature en tubes de métal. Architecture fonctionnelle, et cadre idéal pour congrès du parti, tel parti qu’on voudra.

« Le petit festival » débuta samedi à 16heures par le concert de musique française qui avait pour programme : Concert pour douze instruments et percussion, d’Yvan Devrier ; Pastorale d’été, d’Arthur Honnegger ; Trois chansons, de Maurice Ravel ; La Création du monde, de Darius Milhaud ; L’œuf à la coque, de Maurice Thiriet. C’est l’orchestre Lamoureux, sous la direction de Jean Martinon, qui exécuta (comme on dit, comme s’il s’agissait de les fusiller !) ces morceaux – à l’exception des Trois chansons, de Ravel, chantées par l’ensemble vocal de Paris créé et dirigé par André Jouve.

Gérard Philipe faisait les annonces. Avant de lire chacune des notices destinées à éclairer le public sur la genèse, la composition de l’œuvre qu’on allait entendre, il pria ledit public d’écouter avec soin ces petits exposés fort intéressants, et dont il assura qu’ils n’étaient pas de lui ! La bonne grâce de cet aveu et le sourire qui l’accompagnait, conquirent l’assistance, qui d’ailleurs l’était déjà, conquise. Il suffit que Gérard Philipe paraisse sur une scène pour qu’aussitôt la salle se pâme d’aise. Tant son charme est irrésistible.

Les cheveux qu’on lui voit dans Le Cid, à Gérard Philipe, sont les siens. Il les conserve très longs sur la nuque, bien plus longs que ne le sont, en moyenne, ceux des femmes. Et ça lui va très bien costumé en Cid, mais en costume de ville, c’est un peu surprenant. Avec ses joues avalées, son nez finement arqué, on dirait, ainsi, un parent disciple de Raymond Duncan. Quand le concert fut fini, les machinistes envahirent le plateau afin de le débarrasser des chaises et des pupitres, et de faire place nette pour Maurice Chevalier. Gérard Philipe aussitôt s’écria : « Eh Bien ! je vais aider », et se mit à débarrasser chaises et pupitres. Cette gentillesse improvisée fut fort applaudie. Du coup, Maurice Chevalier surgit des coulisses et se mit, lui aussi, à empiler le matériel. Cela paraît d’un bon naturel, mais l’effet de surprise était passé.

Chevalier n’avait pas revêtu le smoking qui est son uniforme. Mais un costume bleu marine, un peu fatigué. On dira que le smoking n’est pas un vêtement d’après-midi. Mais non, Chevalier, même en matinée se produit toujours en smoking (…). Au choix du costume bleu marine, on en voit donc d’autre raison que l’intention de faire populiste. Chevalier, en outre, était chaussé de marron. Un costume bleu marine avec des chaussures marron ! de quoi faire gémir un rédacteur de la revue Adam. Nul doute que cette hérésie n’eût, elle aussi, pour but, de conférer à notre national fantaisiste l’air d’un petit banlieusard. Mauvais calcul, en définitive : le banlieusard à la mine simplette ne souhaite pas du tout que ses vedettes soient vêtues comme lui.

Chevalier chanta L’Avenue du bois (…) les Parigots (…). [description de son tour de chant non retranscrite.]

On s’accordait, parmi les spectateurs, à juger le programme fort bien fait (il est en outre de prix modique de 60 francs). (…)

(…)

Le samedi en soirée, avant la représentation du Cid, M. Grunebaum-Balli, qui préside au destinées du groupe Cité-Jardins de Suresnes, y alla d’un petit laïus, qui n’était d’ailleurs pas prévu (…). Le style de cette harangue témoignait, au surplus, qu’à Suresnes, on est déjà en province, et que Vilar avait raison en choisissant les abords de la capitale pour point de départ de son entreprise de décentralisation artistique.

La salle comble, le samedi, le fut encore le dimanche pour Mère Courage (…). [Le public des mondains est parti.] En revanche, une majorité faite de la clientèle qui doit être celle du Théâtre national Populaire, c’est-à-dire de gentils français moyens des deux sexes, et de vingt à trente ans. Sensibles, enthousiastes, réceptifs, à qui les quatre heures, ou presque, que dure Mère Courage ne parurent pas du tout longues.

(…)

Au soir du dimanche, six cent spectateurs dînèrent dans la salle des fêtes du théâtre. Après quoi, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, tréteaux et chaises disparurent pour faire place à la danse. Nombre de jeunes personnes, rouges d’émotion, connurent alors le plus beau soir de leur vie en dansant avec le prince charmant, c’est-à-dire Gérard Philipe.

[ENCART DE TEXTE] La représentation du Cid avait dû commencer avec une demi-heure de retard. Seul un « incident scénique » permit à beaucoup d’assurer in extremis leur retour à Paris. Cet incident scénique fut simplement « l’oubli » de vers du Cid par un des interprètes qui, « embrayant » sur une rime piège sauta la scène où Don Sanche s’offre à combattre pour Chimène. Il y eu une seconde crispation sur le plateau… puis tous les camarades de l’acteur (qui ne s’apercevait toujours de rien) embrayèrent à leur tour sur la scène suivante.

C’est ainsi qu’à Suresnes, Chimène se trouva pourvu d’un champion qu’on n’avait pas entendu se déclarer et que les spectateurs, ayant gagné cinq minutes sur Corneille, ne ratèrent pas le dernier métro.

Claude LAGARDE.

 

Gérard Philipe dans Carrefour du 21 novembre 1951
Gérard Philipe dans Carrefour du 21 novembre 1951

REMARQUES :

·    L'interprète qui a "sauté" une scène du Cid et accéléré involontairement la représentation était Jean Le Poulain dans le rôle du roi...

·     Encore une fois, les journalistes sont interloqués par la coiffure du Cid... mais Gérard Philipe venait tout juste de finir de tourner Fanfan la Tulipe et avoir les cheveux longs était bien pratique pour y fixer un catogan style XVIIIe siècle... Il tournait le jour et répétait le soir.

·     C'est sans doute le fait que G. Philipe danse avec une femme portant un sac avec un chien dedans (!!) qui a provoqué les photographes... et non l'identité de la danseuse, alors inconnue et dont on ne voit pas le visage sur les photos. Une photographie de G. Philipe dansant avec sa mère, ainsi qu’une autre où il esquisse un pas de danse avec Mylène Demongeot (voir catalogue de l’exposition de la BnF en 2003) ont également été publiées par la presse.

Si les comptes rendus sont ici dithyrambiques, tous les critiques dramatiques n'ont pas apprécié ce Cid innovant, tel ce chroniqueur helvétique en 1953.

 

 Photographies © Gallica-Bibliothèque nationale de France

Commentaires