1947 – Gérard Philipe tourne "La Chartreuse de Parme" (1)

 Tournage de La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque avec Gérard Philipe, Renée Faure et Maria Casarès (reportage)


En 1947, le journaliste Pierre Leprohon (qui sera l’auteur d’une biographie de Gérard Philipe) se rend à Rome pour une série de reportages sur le tournage de La Chartreuse de Parme. Première grosse coproduction franco-italienne, la production est visuellement impressionnante, ce que ne manque pas de relever le journaliste.

Gérard Philipe y joue Fabrice del Dongo ; Renée Faure, Clélia Conti ; et Maria Casarès, la Sanseverina, tante de Fabrice éprise de son neveu. Mais c’est à des scènes entre Ernest IV et son ministre de la Police qu’assiste le reporter, ainsi qu’à la confrontation entre la Sanseverina et le tyran local.

Si l’adaptation  a été faite avec grand soin, elle ne manquera pas de susciter les foudres des Beylistes puristes pour l’accent porté à certains épisodes et l’omission d’autres, comme la bataille de Waterloo.

 

« (...) une (...) équipe française au grand complet, celle de Christian-Jaque, s’est installée à Rome pour y tourner La Chartreuse de Parme. On a déjà beaucoup parlé de ce film. C’est qu’il s’agit là d’un "gros morceau" et d’une œuvre qui tient quelque place dans le patrimoine littéraire français.

Les studios Scalera de Rome sont situés dans la périphérie peuplée de grands immeubles de dix étages. (...) Les studios sont vastes, bien agencés. J'y trouve l’équipe en plein travail, dans des décors de grande allure. Je saurai par la suite que c’est là le bureau du Prince de Parme, Ernest IV, un bureau assurément princier (...). Mais avant de rien m'expliquer, Christian-Jaque m'entraîne vers le fond, me fait éprouver le travail d’une serrure authentique, la matière du " dallage" de la salle.

— Il serait impossible d’avoir cela en France. Et ce n’est rien. Venez voir nos meubles.

Les meubles sont dans un décor voisin, celui de la chambre du prince, déposés là en attendant leur tour de paraître. Ce sont, on peut le dire, des vedettes de premier choix. Commodes Louis XIV, tables de marqueterie incrustées d'ivoire, candélabres somptueux, glaces dorées de toutes formes, mais d’une égale beauté...

Renée Faure qui me détaille ces joyaux ne m'a pas révélé le secret de leur origine. Car c'est un secret que l’on respecte, mais je crois bien que jamais un film n’a eu, comme accessoires, de telles pièces de musée.

***

Tous les interprètes sont à Rome, sauf Louis Seigner qui d'ailleurs arrivera bientôt. Beaucoup n'ont pas encore tourné. Quand les soucis extérieurs ne la retiennent pas dans les magasins de Rome – bien garnis et si tentants – Renée Faure reste sur le plateau. Elle est vêtue très simplement d'un tailleur gris, un foulard noué sur la tête à la façon napolitaine et, bien sagement, elle regarde travailler son mari. Gérard Philipe est arrivé hier. Il va poursuivre son entraînement de cavalier avant de devenir Fabrice del Dongo. Mais il ne se contente pas de faire de l'équitation. Je le rencontrerai ce dimanche des Rameaux dans l'admirable nef de Saint-Pierre, pestant contre l'usage qui cache aujourd’hui à nos regards la fameuse Pietà de Michel-Ange.

Pour le moment, Louis Salou est sur la sellette. C'est un prince Ernest IV, racé, hautain, un tyran cruel et perfide. Il est sanglé dans un uniforme blanc et fume un cigare en écoutant Rassi, son chef de police et son âme damnée, composé par Lucien Cœdel avec un relief qu’il sait donner à ses créations.

L'équipe technique est en majeure partie française. Seuls les opérateurs sont italiens. Avec les acteurs déjà cités, et Maria Casarès, l’interprétation comporte également plusieurs éléments italiens : Tullio Carminati qui sera le comte Mosca et fut le partenaire de la Duse. (...) Silvani (...) qui sera le général Conti, gouverneur de Ia prison et père de Clélia. Emilio Cigoli, Dortesio, Enrico Glori, Salinas, etc.

Avec de grands acteurs français en tête de la distribution, celle-ci est aussi brillante que le cadre, Les costumes ne le seront pas moins puisqu'ils sont dus à Annenkoff. Je n'ai pu juger ceux de Clélia et de Fabrice, mais voici Maria Casarès, Ia Sanseverina, dans une magnifique robe de satin vert recouverte d’une cape du plus majestueux effet quand, tremblante de colère, elle pénètre dans le bureau du Prince et, du fond de la salle, commence à l’accabler de ses reproches...

— C’est la scène que je craignais le plus, me dit-elle, et c'est par celle-là que je commence. » Scène dure et qui demande une autorité singulière. Quelle étrange artiste que cette femme ! Telle on la vit pour la première fois aux Mathurins, dans Deirdre des Douleurs, telle la voici aujourd’hui, dans cette courte scène, frémissante, bouleversée, en transe. Dans sa loge, détendue, ayant quitté son personnage, elle en parle avec une subtile justesse. "Un personnage extraordinairement vivant, une femme animée d’une volonté de puissance, précise, rapide, ayant une autorité diplomate, et bien féminine... "

Les caractères de femmes dessinés par Stendhal, ont en effet une admirable vigueur : Sanseverina et aussi Clélia Conti, qui, comme le dit Renée Faure, n’est pas seulement la jeune fille romanesque amoureuse de Fabrice, mais, celle aussi, une femme volontaire qui conduit son destin... |

Renée Faure — vous en doutiez-vous ? — adore les rôles durs et voudrait jouer des personnages antipathiques. Ce qui, sans doute, sera bien difficile avec tant de douceur apparente...

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Ce premier jour, j’ai quitté le studio à neuf heures du soir. J'ai appris le lendemain que l’on avait tourné jusqu'à plus de dix heures. Les Italiens n’ont pas très bien la notion de l'heure et chacun— Français compris — apporte tant de cœur à l'ouvrage qu’on ne sait jamais quand on finira...

On déjeune à deux heures où deux heures et demi au restaurant du studio, autour d’une grande table qui réunit réalisateur, acteurs et techniciens. On y goûte les mets et les vins du pays. Christian-Jaque et Renée Faure font très "jeune ménage"... Ils viennent de louer un appartement derrière le Palais Borghèse. (...)

***

Pierre Véry est à Rome lui aussi pour quelques jours. Il me parle du long travail que fut l’adaptation de La Chartreuse de Parme : neuf à dix mois de préparation, deux voyages en Italie, des recherches dans les bibliothèques, des repérages de sites pour les extérieurs. Avec Pierre Jarry, professeur de philosophie dont ils se sont assurés le concours pour avoir, en ce travail d’adaptation, un défenseur supplémentaire de l’œuvre littéraire, Christian-Jaque et Pierre Véry, ont fait le maximum pour que le film soit conforme à l’esprit du roman.

"J’ai la conscience tranquille, peut dire Christian-Jaque, en dépit des attaques que les fanatiques du. Beylisme sont prêts à lui lancer.

"Adapter une œuvre de qualité, ce n’est pas seulement la rétrécir aux dimensions d’une histoire en images., ce n’est pas seulement la transporter sur le plan d’un art ou — soyons modestes ! — d'un métier différents, c’est y trouver une source d'inspiration. C'est se mettre à l'unisson d’une sensibilité et d’une fantaisie créatrices dont on découvre avec émerveillement que le livre n’a pas épuisé les richesses latentes. C’est demander à l'esprit de l'œuvre de vous dicter lui-même les trahisons que vous êtes obligés de commettre vis-à-vis de la lettre. " (...) » (Pierre Leprohon, Cinémonde, 22 avril 1947.)

 

Gérard Philipe, un touriste à Rome

Durant le tournage, rendu difficile par la chaleur et en raison de ses tourments intimes (sa future épouse est partie à l'autre bout du monde rejoindre son mari d'alors), Gérard Philipe ne perd aucune occasion pour profiter de Rome. Parlant de son activité de touriste, il écrivait à son ami, le poète Georges Perros :

« (...) les églises en elles-mêmes sont souvent belles de façades grâce à ces couleurs, dont je te parlais, qui viennent rendre encore vivantes les trouvailles trop riches, riches, trop sobres, ou sobres des architectes.

Je n’ai aimé comme intérieur d’église que Saint-Paul hors-les-murs qui fait penser à Bach par sa logique rigoureuse et sa si grande tranquillité (si grande qu’elle devient d’amour).

Et aussi quelques autres petites, intimes et chaudes qui m’intimident moins et me couvent plus que les grands halls de gares dénommés St Jean de Latran, ou Basilique Saint-Pierre...

Bien sûr ces dernières ont "la proportion dans les immenses formes" et quelques autres qualités très appréciables. Bien sûr ! (…) » (21 juin 1947, Lettre 14, dans Georges Perros / Anne & Gérard Philipe, Correspondance (1946-1978), Finitude.)

  

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