1947 – Gérard Philipe tourne "La Chartreuse de Parme" (2)

Scène de la bataille de Waterloo tournée par Christian-Jaque pour "La Chartreuse de Parme"

Après avoir couvert le début du tournage de La Chartreuse de Parme, Pierre Leprohon revient à Rome et assiste à la mise en place de la fameuse bataille de Waterloo qui fit couler tant d’encre dans la critique française à la sortie du film… pour son absence ! Car ces plans ne furent pas retenus au montage final. Cela nous aura privé de voir Fabrice del Dongo en uniforme… et peut-être d'un développement plus conséquent sur cet épisode-clé de l'évolution du personnage.

Pour l’heure, le journaliste relate :

« [Très long développement sur une autre coproduction franco-italienne et sur le voyage du journaliste en car.]

Qu’on excuse cette diversion sur les incidents du voyage. Aussi bien, ceux-ci sont-ils oubliés quand, après une nuit détestable, apparaissent la vallée du Tibre, les collines et les pins parasols, sous la blanche lumière de Rome...

C’est là, que depuis cinq mois, Christian-Jaque, ses techniciens, ses interprètes, travaillent et vivent pour donner à l’œuvre de Stendhal (...) des images qui soient à la fois belles et vraies. J’ai mieux compris encore, au cours de ce second voyage à Rome, combien il était indispensable que La Chartreuse de Parme fût tournée en Italie. Ce n’est pas seulement l’œuvre d’un romancier qu’il s’agit de concrétiser, c’est aussi un "climat"… Christian-Jaque le savait. Il connaissait l’Italie pour y avoir tourné Carmen pendant plus d’un an, et pour y avoir beaucoup voyagé. Il savait que La Chartreuse ne pouvait être située ailleurs. Il m'avait dit, à Paris, il y a un an ou deux, le plaisir qu’il aurait à tourner de nouveau à Rome. La Chartreuse répond à ce désir et à cette nécessité.

En avril dernier j’avais laissé nos cinéastes parmi de somptueux décors et des meubles authentiques empruntés au Quirinal. Je les retrouve cette fois, en extérieurs et dans un cadre plus familier... Ce sera là le double aspect de La Chartreuse, son côté San Severina (sic) aristocratique, seigneurial, hautain ; son côté Fabrice, volontiers populaire, libéral, ironique.

… Cinq mois déjà ! Il a fallu s’adapter à la vie du pays. Mais c’est surtout une vie de travail. On tourne chaque jour, et parfois aussi la nuit. Hors de cela, peu de loisirs et la nécessité d’un repos que la chaleur et le travail exigent. Le dimanche, on va à la plage... Christian-Jaque et sa jeune épouse sont des habitués d’Ostie (...) Entre deux bains, sous l’ardent soleil, Christian-Jaque écoute les suggestions de son scénariste-dialoguiste Pierre Véry, revenu lui aussi à Rome pour y travailler au "développement" de La Chartreuse qui formera, on le sait, un film en deux époques...

Quand elle ne tourne pas, Renée Faure reste parfois dans son appartement derrière la Villa Borghèse (...). Maria Casarès s’était promis de grands voyages, et Gérard Philipe mais ils n’ont pas fini aussi, d’inventorier les richesses de Rome... Et quand ils ne sont pas des "scènes à tourner", Renée Faure, Casarès, Gérard ou leurs camarades, viennent quand même souvent sur le plateau... Car un film qu’on tourne, c’est souvent une belle histoire qu’on vit, et dont on ne veut pas manquer un épisode.

Mais il serait peut-être temps de vous parler du film ! À peine arrivé à Rome, j'ai pris le chemin de la Circonvallation Appia où se trouvent les studios Scalera. De cinéastes, point ! Ils tournent aujourd’hui en extérieurs, sur une petite place, non loin de là. En longeant les murs millénaires de l’enceinte d’Aurélien, me voici bientôt Piazza San Giovanni e Paolo... Toute l’équipe est là, plus dynamique que jamais. Christian-Jaque est en tenue de combat : cheveux en brosse, pantalon de toile bleue relevé à mi-jambe, espadrilles de corde, blouse de lin blanche bordée d’un liseré bleu et rouge, l’œil aux aguets et le geste... italien. À ses côtés, les assistants qui ne l’ont pas quitté depuis plus de quinze ans : Raymond Villette et Simone Bourdarias, la script-girl... Auprès d’eux : de Bretagne, l'ingénieur du son, d’Eaubonne, le décorateur, Nicolas Hayer, chef-opérateur qui a remplacé l’Italien Brizzi, Martin, le cameraman, Aldo, le photographe, méticuleux et tourmenté... La Chartreuse de Parme sera donc bien un film français. Il sera italien, par l’extérieur, et c’est justement là ce qui importe. La petite place sur laquelle on tourne ce matin est typiquement italienne : une vieille église à campanile, des demeures d’époque, une osteria accueillante, On a disposé sur la place, des éventaires de marchands et ces pastèques à la chair rouge dont les Italiens d’hier et d’aujourd’hui font à cette saison une impressionnante consommation. "Avec cela, disent-ils, on boit, on se nourrit, et on se débarbouille..."

Les figurants portent les beaux costumes du siècle dernier qu’aimait peindre Corot, cet autre grand Français d'Italie. Fabrice del Dongo — alias Gérard Philipe — fait son entrée dans Parme venant de Naples. II garde, sur son visage et sur son costume, la poussière des routes d'été... Le ciel est bleu, le soleil brûle et remplace tous les sunlights du studio.

Une heure plus tard, pendant le déjeuner, Christian-Jaque me donne les dernières nouvelles de La Chartreuse. Nous avons rappelé plus haut que ce film comprendrait en définitive deux époques. Pourquoi ?

— Non, pour pénétrer davantage que nous l’avions prévu tout d’abord dans les intrigues divergentes qui se greffent sur le thème central de Stendhal : nous avons été amenés à développer notre sujet, parce que nous nous sommes aperçus qu’il était impossible de rendre cette histoire en un métrage de 2 600 mètres. Nous n’aurions eu alors que le squelette de La Chartreuse. Il fallait donner de la chair à l'intrigue, du caractère aux personnages et c’est en ce sens que Pierre Véry et moi avons développé notre premier projet. Des scènes complémentaires ont été ajoutées ; elles ont surtout pour but de rendre plus sensible le côté cascadeur et "trousseur de filles" de Fabrice.

Quant à l'intérêt de l’action, Christian-Jaque nous assure qu'il soutient cette formule difficile des deux époques. Cela et bien d’autres motifs ne lui laissent pourtant pas d'illusions sur les flèches que l’on se prépare à lui décocher. Les critiques des adaptations, le ban et l’arrière-ban des "Stendhaliens" fourbissent des armes contre le sacrilège. Mais Christian-Jaque a déjà les siennes toutes prêtes pour la riposte... Et cela nous promet pour l’avenir de savoureux assauts.

En attendant, on travaille ferme.

— Nous avons abordé depuis plusieurs semaines les extérieurs. Les scènes de l'insurrection ont été tournées et je pense que notre camarade [Louis] Seigner n'en a pas gardé un trop bon souvenir. Il joue le geôlier Grello que la foule hurlante poursuit et massacre, Seigner a dû subir les coups et les vociférations d’une meute de mégères déchaînées, d’énormes figurantes italiennes, qui le jetèrent au sol parmi les pastèques écrasées, les tonneaux de vin défoncés et le pauvre Grello est sorti de là couvert de horions, de poussière, de maquillage de sang coagulé, bref dans un état bien peu digne d’un sociétaire du Théâtre-Français ! Mais la scène, j’espère, ne manquera pas de couleur !

Nous partons dans huit jours pour le lac de Côme où nous tournerons plus d’une semaine. Il nous restera ensuite d’autres extérieurs à la Villa d’Este à Tivoli où j’utiliserai les admirables jeux d’eau, puis des intérieurs en studio. Nous comptons finir fin septembre et rentrer à Paris dès les premiers jours d’octobre...

Christian-Jaque me raconte tout cela en déjeunant. Les Italiens qui habitent un pays chaud savent, par cela même, créer de la fraîcheur. Tandis que le soleil brûle la place voisine, on est parfaitement bien devant les tables rustiques, sous la treille, où l’on boit frais. Un jet d’eau murmure dans un bassin. D'une table voisine où elle déjeune avec Gérard Philipe, on entend le rire pointu de Maria Casarès... Mais il est bien question de se laisser aller aux charmes du repos.

— Cet après-midi, me dit Christian-Jaque, nous tournons la bataille de Waterloo." Simplement ! Effectivement, l’instant d’après nous voici devant la "morne plaine"… Elle a vraiment l’aspect qui convient : herbe rachitique, horizon plat, et même un arbre mort que l’on dirait déchiqueté par la mitraille. Heureusement, la caméra ne verra pas, sur la gauche, l’immense campagne romaine parsemée de pins, dominée par le Monte Cavo avec Rocca-di-Papa accroché à ses flancs et dont on aperçoit d'ici les maisons blanches. Derrière nous se dresse ce qui fut la Tour Farnèse, un beau travail d’architecture métallique de quarante mètres de haut pour supporter la façade de la fameuse tour d’où Gérard Philipe s’est évadé, descendant à la force des poignets parmi les rocailles et les arbustes. Il porte d’ailleurs encore sur le dos, quelques traces de ce petit exercice...

Aujourd'hui, il va assister, éberlué, à sa première bataille. Il a revêtu pour cela un magnifique costume de hussard et coiffé le shako légendaire. Quelques cavaliers émérites sont en train d’exciter leurs montures en galopant à travers le "champ" — celui de la bataille et celui de la caméra. — On dispose avec soin un vieux canon en premier plan, tandis que les artificiers préparent des "fougasses" qui, le moment venu, simuleront à grand fracas l'éclatement des boulets...

—Ainsi, ai-je demandé au réalisateur, on verra dans le film la bataille de Waterloo ?

— Oui, au cours d’un rappel de souvenirs, maïs ce ne sera qu’une image fixe.

... Des heures de préparation, un branle-bas qui durera tout l’après-midi, beaucoup de sueur et beaucoup de peine pour enregistrer une image fixe. C’est bien cela le cinéma ! Mais le résultat est appréciable et le tableau fait tout à fait peinture d'histoire, dans le genre de Raffet ou de Gros...

***

Il faudrait plus de place que celle dont je dispose ici pour vous conter, par le menu, les scènes très spectaculaires auxquelles j’ai pu assister pendant ces quelques jours passés à Rome. La Chartreuse de Parme ne sera pas seulement, puis-je en conclure, un film d’art ou un film psychologique. Il y aura de l’action, des scènes à la fois romantiques et romanesques, telles celles qui se déroulent dans l’auberge des environs de Parme où Fabrice connaît les conséquences de sou aventure avec la Fausta… Duel de grande classe entre Gérard Philipe et un acteur italien Nerio Bernardi, qui se donna au jeu avec une fougue si généreuse que l’on trembla pendant deux jours de voir son adversaire sortir de là avec un œil crevé ou l’épée au travers du corps. Il n’en fut rien fort heureusement et je retrouvai le surlendemain Gérard Philipe — incorrigible "Don Giovanni", dit son habilleuse Irma — contant fleurette à une ravissante petite Italienne qui vient, au nom de sa maîtresse, la Fausta, réciter un message à l’inconstant Fabrice. Mais notre héros trouve la messagère plus à son goût que le message...

— Ce jour-là pourtant, on finit à midi. "Nous tournons toute la nuit prochaine, derrière le Palais Farnèse... Si l’affaire vous intéresse..." À huit heures, j'étais au rendez-vous. Belle occasion pour faire connaissance avec le Palais Spada, splendide construction de la Renaissance où siège aujourd’hui le Conseil d'État. Les Conseillers étant en vacances, c’est le concierge qui a donné l’autorisation de tourner ! On s’installe dans la cour intérieure, sunlights et cameras. C’est encore Gérard Philipe qui est "sur la sellette"... Je n’aurais pas eu le plaisir de voir tourner Renée Faure. Maria Casarès aussi est en vacances, "jusqu’au lac de Côme", mais elle est pourtant là ce soir, en spectatrice... Et le spectacle en vaut la peine...

Devant la façade en arcade, décorée de sculptures dont la lumière accuse les merveilleux motifs, un groupe de musiciens — feutres à plume, mandoline ou guitare sur la poitrine, l’air à la fois très spadassins et très Musset — viennent donner une sérénade à la Fausta. Fabrice est en arrière, dans ombre d’un pilier.

Silenzio !... Dans la belle nuit romaine, la sérénade a vraiment bien du charme. Romantisme suranné ? N’en croyez rien... Quelques instants plus tard, tandis que j’accompagne Maria Casarès à la recherche d’une "pizza" (...) à travers les vieilles rues de ce quartier populaire de Rome, nous découvrirons parmi la foule qui achève de dîner en plein air, des donneurs de sérénades tout pareils à ceux que nous venons d’écouter. Autre temps, mais mêmes mœurs !

Il faudra pourtant s’arracher au spectacle et quitter la belle équipe de La Chartreuse, où l’on fait du bon travail, dans la joie la plus sympathique. En me serrant la main, Gérard Philipe — ce soir-là déchaîné, s’amusant comme un gosse entre les prises de vues — Gérard Philipe fredonne une chanson :

Si tu vas à Paris

Dis bonjour aux amis.

J’imagine qu’il parlait au nom de tous ses camarades, pour me donner le mot de la fin.

Voilà qui est fait ! ... » Pierre Leprohon, Cinémonde, 2 septembre 1947.

 

La Chartreuse de Parme : Fabrice (Gérard Philipe) et Clelia (Renée Faure)

 

Quelques remarques :

Le « plan fixe » de la bataille de Waterloo n’apparaîtra pas dans le dernier montage du film ; ne sont conservées que deux allusions à la bataille, énoncées par Fabrice avec désinvolture. Cette omission pèsera lourd auprès des Beylistes pour fustiger le film et son infidélité au roman, cet épisode étant l’un des plus fameux de l’œuvre originelle…

Encore en 1970, Marie Claire Ropars-Wuilleumier écrivait dans De la littérature au cinéma . Genèse d'une écriture (A. Colin, 1970) :

« Des œuvres fort diverses, où jouent tous les niveaux possibles de l'adaptation, ont apporté la matière d’une réflexion théorique sur cette forme de réalisation et sur ses chances de réussite. Tant que le roman n’est pas reconstitué dans sa durée propre, l'adaptation cinématographique n’en peut offrir, malgré la parole, qu'une schématisation finalement dérisoire. Ainsi La Chartreuse de Parme devient, avec Christian-Jaque, un roman de cape et d'épée, où les enfances disparaissent, le grand parcours de Waterloo se résume en une réplique de Fabrice "je ne sais pas si j'ai vu une bataille"—, tandis que la longue quête du bonheur menant à trois ans de silence heureux se transforme en une nuit sentimentale ; en revanche, bien des incidents, secondaires dans le roman, se trouvent développés pour leurs possibilités spectaculaires — duels, poursuites ou évasion ; l'ensemble aboutit à une objectivation dramatique de la substance du contenu, et à une réduction du romanesque à l'événement : car la marche de l'écriture stendhalienne, dans la brièveté de l'analyse ou le déroulement du monologue intérieur, s'immobilise avec le film en dialogues ou en gestes tout explicatifs ; et les paysages italiens eux-mêmes perdent de leur allégresse subjective parce qu'ils sont représentés au lieu d'être cherchés. Reste, au niveau le plus impondérable, le charme ironique des acteurs et la désinvolture de l'enchaînement, échos très lointains du regard que Stendhal portait sur Fabrice. »

 

Relevons aussi, qu’en ce qui concerne la « couleur locale », les chroniqueurs italiens (et Lucchino Visconti !!) fustigeront un tournage romain au lieu de milanais, soulignant que les caractères des deux villes étaient totalement différents…

Fabrice del Dongo (Gérard Philipe) s'évade de la tour Farnèse
 

Pour ce qui est de la première apparition de Fabrice à cheval et des talents équestres du comédien, Christian-Jaque se souviendra que : « La première fois qu'il était monté à cheval, c'était dans "La chartreuse de Parme". Logiquement, il devait marcher au trot, mais je lui avais dit : "Écoute, tu n'as pas une assiette très sûre, tu viendras au pas...". Ce n'était pas grave car il avait une grande cape noire sur les épaules ; ça lui donnait très belle allure." » (Première, 10 octobre 1979). Tandis que Anne Marie Philipe dira plus tard : « Mon père avait très peur des chevaux et il montait comme un pied. » (Madame Figaro, 27 septembre 2003, cité par Christel Givelet, Gérard Philipe, le murmure d’un ange, Les Points sur les i, 2009).

Le réalisateur se souvenait également de la fameuse scène de l’évasion de la tour Farnèse en ces termes :

« [Gérard Philipe] était un personnage extrêmement secret et mystérieux... comme s'il voulait mettre une certaine distance entre lui et les autres.

Il était toujours sur la défensive, ce qui rendait son approche difficile. (...) En tout cas, il était indiscutablement le personnage de "La Chartreuse de Parme". Ce furent d'ailleurs les aventures de Fabrice del Dongo qui me révélèrent en lui un autre personnage : un garçon courageux, à la volonté indomptable.

J'avais à tourner son évasion de la Tour Farnèse (d’une hauteur de vingt mètres), à l'aide d'une corde, et, quoique n’étant pas du tout sportif, Gérard n'avait pas voulu se faire doubler par un spécialiste et avait tenu à descendre lui-même le long de cette corde lisse. Arrivé au bas de la tour, j'avais remarqué qu'il était livide et tremblant, et je lui avais proposé (sa descente n'étant pas parfaite) de refaire la scène avec un cascadeur.

Mais il a refusé tout net, me disant simplement : "Non... je la refais !" Ce que j'ignorais, c'est que, dans cette première descente, il s'était complétement arraché les paumes des deux mains, qui étaient à vif... et c'est les mains en sang (sans que je le sache) qu'il refit sa descente sans un mot de plainte.

Gérard avait une grande conscience professionnelle ; c'était un être exceptionnel, difficile, un peu feu follet, quelquefois impalpable, passant d'un extrême à l’autre, de la dépression à l'exaltation. Un être inquiet. Sur un tournage, il s'inquiétait de tout, de son rôle, de l'amitié qu'on pouvait lui témoigner… Tout le perturbait. Dans le fond, c'était un tendre toujours sur ses gardes. » (Première, 10 octobre 1979).

 

 Vous pouvez lire le dernier volet de cette série ICI.


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