1947 – Fabrice del Dongo à Waterloo : une bataille cinématographique non filmée

 La bataille de Waterloo dans "La Chartreuse de Parme" de Stendhal : illustration de  V. Foulquier (1883)

Lors de la sortie du film de Christian-Jaque La Chartreuse de Parme, de nombreux Beylistes fervents s’insurgèrent contre la suppression, dans l’adaptation, de la première partie du roman de Stendhal relatant l’enfance et l’adolescence de Fabrice del Dongo. Parmi les nombreux passages retranchés de l’adaptation en scénario figurait la célébrissime partie sur la bataille de Waterloo – à laquelle Fabrice assiste mais où il ne comprend pas grand-chose au déroulement des événements.

Le romancier (et ici scénariste) Pierre Véry a publié en 1948, chez les éditions Self (collection « Les maîtres du cinéma »), une Chartreuse de Parme. Cette novélisation avant la lettre suscita quelques quolibets, certains ironisant sur la volonté supposée de du romancier (si populaire au cinéma et adepte des romans de mystère) de concurrencer Stendhal, son modèle.

Pierre Véry s’en est vivement défendu dans une préface adressée au grand critique de cinéma Georges Charensol, l’un de ses plus ardents détracteurs lors de la sortie du film, et qui avait crié au « sacrilège » et à la « trahison » de Stendhal. Sa ligne de défense ? « Une adaptation cinématographique valable peut être tout ce que l’on voudra, sauf une traduction. C’est la transposition d’une œuvre littéraire, son transfert sur le plan d’un art différent, avec des moyens d’expression différents. En propre termes, il s’agit d’une re-création. »

Il achève sa préface (très intéressante sur le principe de l’adaptation cinématographique des œuvres littéraires, sur laquelle il reviendra lors de diverses interviews ou tribunes) en donnant des précisions sur son présent ouvrage :

« On trouvera dans ce livre les dialogues intégraux qui furent écrits pour ce film. Ainsi qu’il arrive toujours, des fragments de ces dialogues et, de même, un certain nombre de scènes, pour diverses raisons, n’ont pas été tournés.

Notamment, un "petit Waterloo humoristique", qui n’était, dans notre intention, qu’une sorte de "salut" en passant au génial "Waterloo" conté par Stendhal.

Telle quelle, la bande de La Chartreuse représente la longueur de deux films de grand métrage. »

 

On sait en effet, que dans la dernière mouture du scénario (il y en eut neuf !), la bataille de Waterloo devait être « une image fixe », comme le rapporte un témoin du tournage ; au final, cette scène ne sera pas illustrée dans le dernier montage du film.

 Dans le film de Christian-Jaque ne restent donc de Waterloo que deux répliques de Fabrice :

·        Au comte Mosca, à son arrivée chez la Sanseverina : « Ah ! Waterloo…, j'ai d'ailleurs si peu vu de la bataille ! Mais au moins là, j'ai vu des hommes... Ici on doit surtout voir des marionnettes. » (Dialogue d’ailleurs supprimé de la novélisation !)

·        À Ernest IV, lors de sa présentation, en réponse à une allusion du prince : « J’en suis encore à me demander si j’ai vraiment assisté à une bataille. »

 

Fabrice del Dongo raconte au comte Mosca son expérience de Waterloo
 

Quant au « petit Waterloo humoristique », il se calque fortement sur le roman originel, en montrant un Fabrice ballotté par les événements, sauvé par les femmes (trait dominant du film) et peu au fait des réalités.

Ces scènes ont-elles été supprimées car trop onéreuses à filmer ? Pourtant, l’« image fixe » était tout aussi complexe à mettre en place… et elle a bien été tournée. Les chutes correspondantes ont-elles été conservées et attendent-elles d’être redécouvertes, quelque part ?

 

Un aperçu de l'image fixe de la bataille de Waterloo filmée par Christian-Jaque

L’absence de cette mouture du scénario n’est-il pas dû à une logique narrative ? Car où pouvaient-elles s’insérer ? Il est peu probable que ces scènes de bataille pouvaient faire l’objet d’un prologue avant l’entrée en matière proprement dite du sujet du film. Il valait donc mieux les supprimer. Et un flash-back aurait été sans doute trop artificiel et nuit à la fluidité du récit…

 

Il ne nous reste plus qu’à imaginer le frêle et affolé Gérard Philipe en Fabrice aux prises avec les réalités de la guerre, tel que le présente Pierre Véry dans son premier chapitre :

 

« 2 JUIN 1815 : veille de la bataille de Waterloo.

Dans le crépuscule, des feux de bivouac brillaient sur la plaine. Des grognards de l’armée napoléonienne étaient assis, sur des pierres ou des souches, près des faisceaux et des piquets de chevaux. Des chants se mêlaient au grondement lointain du canon. Il bruinait…

Non loin, rôdait une silhouette mystérieuse : un adolescent aux traits aristocratiques, mais de mise modeste. Il regardait vers les feux, s’en rapprochait furtivement, en se dissimulant derrière les arbres.

Après avoir bu une lampée d'alcool à une gourde, un grognard passa cette dernière à un camarade, lécha-sa forte moustache, alluma sa bouffarde à un brandon, puis éclata de rire.

— Dites, les enfants, quelle fessée on va leur flanquer, demain, à ces cochons d'Anglais et de Prussiens !

Une rumeur de satisfaction accueillit cette prophétie optimiste :

— Un peu, mon neveu.

— Et soignée !...

Il se trouva pourtant un grincheux pour protester :

— Une victoire de plus !... Et après ?

(…) Les autres, scandalisés, s’apprêtaient à protester violemment, quand l’un d'eux mit un doigt sur ses lèvres, en signe de silence. L'adolescent s'approchait, timidement. Il pouvait avoir dix-sept ans. Il serrait les épaules, comme qui est transi.

— Bonsoir, dit-il.

Il présenta de loin ses paumes à la flamme.

— Le temps est frais pour la saison...

Pas de réponse. On le considérait soupçonneusement.

—Vous ne voudriez pas me faire une petite place ?

On s'écarta un peu.

— Merci...

Il tendit une pièce d'argent au soldat le plus proche.

— Est-ce que je peux me permettre ?...

— Ici, il n’y a rien à vendre ! fit l'autre, d’un ton significatif et refusant d’un signe de tête.

On regardait le nouveau venu de plus en plus soupçonneusement. Un grognard se dressa nonchalamment et se dirigea vers un bivouac proche.

— De quoi on parlait, déjà ? dit étourdiment un soldat à l'âme simple.

— On ne parlait de rien, répliqua un camarade, avec un furtif coup de coude.

Le crétin regarda l'adolescent, puis eut un sourire malin : il avait enfin compris !

— Ça vous intéresse ce qui se passe à l’armée ? demandait cependant un grognard occupé à graisser amoureusement son fusil.

— Oh ! oui, dit naïvement l'adolescent. Vous avez de la chance d’aller vous battre !

— Battre les autres, vous voulez dire ! fit vaniteusement le soldat. C’est une vieille habitude !...

Il fit claquer la culasse de son fusil, puis, feignant de couler un regard le long du canon, il braqua l’arme vers le jeune homme.

Cependant, le grognard qui s’était éloigné revenait avec un adjudant, lequel toisa l’adolescent.

— Peut-on savoir qui vous êtes ?

— Je suis Piémontais ; je m’appelle Vasi.

— Vasi ? répéta ironiquement l’officier. Vasi ?... Pourquoi pas ?

Puis, tandis que les soldats riaient :

— Monsieur voyage pour son plaisir ?

— Je suis marchand de baromètres.

L’hilarité augmenta.

— C’est un vrai gamin ! faisait l’adjudant. Alors, maintenant, les Prussiens prennent leurs espions au berceau ?

— Un espion ? moi ? répétait l’adolescent, révolté. Vous vous trompez ! (Il tirait des papiers de sa poche.) Regardez mon passeport...

Mais, sur un signe de l’adjudant, on se saisissait de lui. Il eut beau protester :

— Je vous dis que je ne suis pas un espion ! J’admire l’empereur Napoléon, et...

— Mais oui, bien sûr !... On va quand même te boucler !... Emmenez-le !

On l’entraîna, furieux, criant :

— Puisque je vous dis que je ne suis pas un espion !...

***

Nous retrouvons notre héros le lendemain, à l’aube, assis sur une botte de foin, dans une grange isolée convertie en prison. Devant le portail entr’ouvert, une sentinelle va et vient. (…)

Une Flamande d’une trentaine d’'années, belle femme appétissante, donne au jeune homme de la nourriture dans une gamelle et le contemple avec apitoiement :

— Si c’est pas malheureux, avec une jolie petite figure comme la tienne, de faire un si vilain métier !

— Mais je vous jure que je ne suis pas un espion ! Je suis venu d’Italie pour me battre au service de l’Empereur. Je suis le marquis Valserra del Dongo.

D'une doublure de son vêtement, il tire des pièces d’or, une bague, et les tend à la Flamande ébahie.

— Seigneur Jésus !... Des diamants !... Une bague avec une couronne !... Oh! tu es sûrement un marquis ! Mais on peut être marquis... et espion !

— Vous non plus, vous ne me croyez pas !

Elle contemple, attendrie par sa jeunesse et sa beauté.

— Quand je te regarde, oui, je te crois !... Tu es mignon comme un cœur ! Et ils vont te fusiller...

Elle soupire :

— Ah ! misère !

Elle regarde la sentinelle puis les pièces d’or, et en prend une.

— Écoute.... Un soldat, ç’a toujours soif. Et le vin fait dormir. Tu me comprends ?...

— Vous voulez me sauver ! fait-il, tremblant de joie.

— Je vais essayer. Et, si tu es raisonnable, tu rentreras chez tes parents !

— Mais je suis venu pour me battre !

— Tête de mule !... D’abord, on ne se bat pas dans cette tenue de pékin ! (Elle réfléchit.) Mon mari était dans les hussards. On me l’a tué... naturellement !... Je te donnerai son uniforme puisque tu veux absolument te faire tuer, toi aussi !

***

Ce même jour, et alors que faisait rage la bataille qui allait décider du sort du monde, le romanesque Fabrice del Dongo (…) trottait sur un chemin de terre ; il était juché sur un cheval trop grand pour lui et engoncé dans un uniforme de hussard trop ample. Mais le bruit de la canonnade, qui s’amplifiait, suffisait à le rendre heureux.

Il rattrapa une grosse vivandière qui conduisait cahin-caha sa carriole.

— Hé ! le hussard. Sais-tu où est le 6° Légers ?

— Je l’ignore, madame, répondit-il avec une politesse déplacée en ce lieu et en ces circonstances. Je cherche précisément l’endroit où l’on se bat !

D’abord stupéfaite, elle le regarda mieux.

— Que tu es bête, mon pauvre petit !... Et, quoique ça, tu es bien gentil !

Ils cheminèrent quelques instants en compagnie. D’enthousiasme, Fabrice était hors de lui.

— Je ne me suis encore jamais battu, avoua-t-il. Mais je n’ai pas peur !

[Il aperçoit un cadavre de soldat, ce qui le rend malade de nausée.]

Elle lui tendait une gourde. Mais des généraux et une escorte de cavaliers vinrent à passer au galop. Le cheval de Fabrice fila vers eux avant que le jeune homme ait eu le temps de saisir la gourde.

(…) Fabrice galopait avec l’escorte. On ne prenait pas garde à lui. Il montra à un cavalier un colosse roux, devant eux.

— Qui est ce général ?

— Ce général ? C’est le maréchal, tiens !

— Quel maréchal ?

— Le maréchal Ney !

Passant près d’une batterie française abritée derrière une haie, l’escorte déboucha dans un grand pré. Des boulets ennemis éclatèrent derrière elle. Fabrice prit ces "arrivées" pour des "départs".

— Nos artilleurs sont fous ! Ils nous tirent dessus !

— Imbécile ! Ce sont les autres !

— Quels autres ?

— Les ennemis.

— On ne voit personne !

— Eh bien ! c’est ça, la guerre ! fit le cavalier.

On arrivait près d’un petit bois. Les explosions retentissaient maintenant tout autour d'eux. (…)

— À moi ! cria un général.

Il était écrasé sous le poids de son cheval, qui, éventré, se débattait dans l’agonie.

— Je n'ai rien. Mais sortez-moi de là-dessous !

On se précipita à son aide.

Fabrice, ivre d'exaltation, bombait le torse sous les boulets.

Soudain, il se sentit soulevé de dessus son cheval. Deux soldats le déposèrent sans ménagements dans l'herbe.

Puis le général sauta sur le cheval de Fabrice, et (…) l'escorte (…) s'éloigna au galop, tandis que le jeune homme, silhouette dérisoire, perdue au milieu de cette bataille dont il n'avait vu-que des fumées, tendait le poing en criant :

— Voleurs !… voleurs !... »

 

En guise de petite illustration de l’utilisation des sources, cette toute dernière partie prend évidemment racine dans :

« (…) — Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :

Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?

Pardi, c'est le maréchal !

Quel maréchal ?

Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu'ici ?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves. » Stendhal, La Chartreuse de Parme.

 

llustration : « Waterloo », ill. de V. Foulquier, dans La Chartreuse de Parme, édition L. Conquet (Paris), 1883. © Gallica-BnF. – Copie d’écran de La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque (DVD Les Classiques français SNC)

Commentaires