1953 – Rêver (ou pas) avec les "Belles de Nuit"

 Gérard Philipe et Martine Carol dans "Les Belles de Nuit" de René Clair

 En 1953, Belles de Nuit de René Clair sort au Québec. Cette fantasmagorie onirique est l’objet d’un joli compte rendu de Léon Franque qui souligne la parenté de ce film avec l’œuvre du cinéaste, dans un numéro de mai 1953 du magazine féminin La Revue Moderne. Extraits :

 

 « (…) Ce que nous pouvons être grincheux !

L’homme semble toujours être né trop vieux et son insatisfaction est maladive. Le bon temps n’est jamais celui que nous vivons, mais celui que nos pères ont connu. "Autrefois" est paré de toutes les vertus ; le présent est gris et triste… c’est hier qu’il faisait beau et que la joue de vivre était la plus complète.

Un homme d’esprit a tendu l’oreille à ces propos désabusés et a choisi d’en rire. Cet homme est René Clair et le film qui fustige gentiment, et drôlement aussi, notre sempiternelle litanie d’humains mécontents se nomme "Belles de Nuit".

Pour sa rentrée dans les studios français (…), le célèbre metteur en scène réussit un coup de maître, rien de moins puisque "Belles de Nuit" vient de décrocher le Grand Prix du cinéma français.

René Clair a donc voulu nous montrer que nous étions des grincheux et que le monde moderne n'a rien à envier au passé. Le procédé qu'il emploie est une trouvaille : nous sommes des grincheux parce que nous sommes des rêveurs. Notre imagination est perpétuellement à la recherche de nouveaux paradis et, faute d'en découvrir, elle se rabat sur le passé qu'elle pare de tous les prestiges.

L'idée est ingénieuse et offrait une gamme quasi inépuisable de développement. Tentons d'en suivre les méandres. Gérard Philipe est un musicien sans le sou, il a une élève pour le piano. Autant dire qu'il crève la faim.

Chose étonnante (c'est déjà la griffe de René Clair qui s’indique) le musicien dort très bien : comme un homme heureux et sans le moindre souci.

Son sommeil est peuplé des plus beaux rêves cet ses désirs les plus secrets obtiennent totale satisfaction. Par le rêve le pianiste voyage dans le temps et c'est ainsi qu'il se rend compte (et nous avec lui) que les humains de toutes les époques ont affirmé que la précédente était autrement agréable.

Lancé sur une telle piste René Clair ne pourra s'arrêter qu'à la caverne de nos premiers parents. C'est une farandole féerique : les mousquetaires, la Révolution française, la conquête de l'Algérie, le bon roi Louis-Philippe, les valses de 1900 : tout cela en musique, en images, en rêveries. Les scènes se chevauchent, s'imbriquent, se superposent, se prolongent et le spectateur — au même titre que le héros — est emporté dans une ronde aimable dont il s'éveille rajeuni et encouragé par une philosophie de l'existence qui ne manque pas d'humour.

Le dictionnaire vous dira qu'une “belle de nuit” est une fleur que seule l'obscurité peut voir s'épanouir. Là encore René Clair tenait un filon original qu'il exploite avec sa maestria habituelle. Autour du pianiste famélique il existe trois jolies femmes... qu'il ne voit pas. Mais sitôt le rêve commencé elles se parent chacune, à ses yeux, de toute la beauté de la création. (…) Vous avez deviné tout de suite la nature du dénouement : (…) [le] petit pianiste (...) aura appris que le "bon temps" (et le meilleur) est celui que l’on vit. Tout le reste est le passé.

Ce film n'est pas un conte philosophique, même s'il en a les airs et la tournure. C’est une comédie de caractères (nous employons le pluriel à dessein) et, à cet égard, dépasse du loin ce qu'on a imaginé dans le genre depuis quelque vingt ans.

Ici, René Clair fait feu des quatre fers : la farce, la parodie, l’artifice, certains excès voulus, voire même le procédé, tout est mis en œuvre avec une facilité (apparente) qui est le résultat d’un labeur minutieux.

À force d’accumuler les gags, plusieurs inédits, plusieurs connus mais rajeunis, René Clair nous offre un cocktail étourdissant. On a hâte d’y tremper les lèvres : on s’abreuve faute de ne pouvoir déguster tellement le rythme nous emporte. C’est un tourbillon (…) Ébloui par tant d’images, étourdi (un peu) par tant de musique, l’esprit aiguisé par tant de "mots" (et de meilleurs) nous ne savons plus très bien faire la démarcation entre le rêve et la réalité. Au fond, c’est tout ce que René Clair veut. Cette fantasmagorie il l’a imaginée pour nous lancer dans le rêve… le baume le moins coûteux à nos lancinantes désillusions.

Les familiers de la chose cinématographique retrouveront dans cette nouvelle œuvre les divers “leitmotiv” qui ont consacré le nom de René Clair. Ne chicanons pas le cinéaste : c'était son droit strict d'apporter de nouveaux développements aux formules qui sont entièrement siennes. Vous retrouverez des scènes du "Million" et d'"A nous la liberté" ; des scènes du "Chapeau de paille d'Italie" et la philosophie cartésienne de "La beauté du diable".

Au pays des songes, c'est Merlin l'enchanteur qui est roi. Or, René Clair est le Merlin de notre époque et à ce titre ses “Belles de nuit” n'en sont que plus belles. Pas besoin de rêver pour s'en rendre compte. »

 

Gérard Philipe, Martine Carol, Gina Lollobrigida et Magali Vendeuil autour d'un piano

 

Le chroniqueur a cependant oublié la folle poursuite saccadée d’Entracte dans les auto-citations détournées du cinéaste…

Le rêve, en guise de fuite de la réalité, était déjà présent dans la filmographie de Gérard Philipe, avec Juliette ou la clef des songes de Marcel Carné, ou avec des personnages qui rêvent leur destin et parviennent à le faire coïncider avec leur ambition.

Les DVD/bluray de Belles de Nuit disponibles en français sont indiqués dans la filmographie.

 

Illustrations : © Bibliothèque nationale et Archives du Québec.

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