1954 – Interview de Gérard Philipe sur ses impressions de comédien… et de metteur en scène

Gérard Philipe_photo parue dans  L’Autorité en 1954

Première tournée du T. N. P. au Québec : Le Cid, Don Juan, L’Avare et Ruy Blas sont représentés à Montréal, du 11 au 25 septembre 1954.

Une fois encore, c’est un triomphe. Et un tourbillon pour Jean Vilar et pour Gérard Philipe, très sollicités par les notables, les étudiants (les rencontres se succèdent) et, évidemment, la presse. Pressé par le temps, Gérard Philipe doit refuser des interviews, mais, parfois, il convient de répondre ultérieurement par écrit.

C’est ainsi que le 11 décembre 1954, L’Autorité publie en « Une » les réponses du comédien. La prise de contact initiale, bien que brève, a indubitablement enchanté la journaliste… ce que ses propos liminaires laissent transparaître !

Ces réponses, bien que relativement brèves et manifestement tracées un peu à la hâte, sont cependant intéressantes ; avec sa gentillesse coutumière, Gérard Philipe a pris le temps de répondre à des questions relatives à un métier tant aimé. 

 

Gérard Philipe : "l’impression du comédien est souvent faite de crainte."

Interview exclusive à l'Autorité.

Propos recueillis par Pâquerette Villeneuve.

« Durant son bref séjour à Montréal, nous avions sollicité un rendez-vous avec Gérard Philipe. Mais, bousculé par les soucis de ses devoirs officiels et désireux de conserver quelque énergie pour les huit représentations du T.N.P., Gérard Philipe s'excusa de ne pouvoir satisfaire ne vive voix notre curiosité et suggéra qu'on lui écrivit.

Si brèves que furent les minutes passées en sa compagnie, l'intense rayonnement qui se dégage de sa présence laissa une marque indélébile. Une marque de joie et de respect.

Un mot définit Gérard Philipe : c’est un être fervent. À la merci d'une sensibilité palpitante, délicate et fougueuse, il ne cesse de découvrir tous les secrets de la création artistique.

Insatisfait de ses limites de comédien, il cumule les fonctions et, avec LORENZACCIO, aborde la mise en scène.

Avant d'adhérer au T.N.P., il monta les EPIPHANIES de Pichette. Le langage nouveau du poète et surtout l’audace révolutionnaire avec laquelle il abordait les thèmes de “guerre et d'amour’ provoquèrent des réactions contradictoires, variant de l'enthousiasme au scandale. La réticence habituelle du public et de nombreux intellectuels à l'égard d'un théâtre de poésie dramatique fut cette fois troublée.

Gérard Philipe possède l’enviable sérénité de celui qui peut mettre ses ressources exceptionnelles au service de ses aspirations. (Il me semble que voilà la définition d’un certain, et très important, bonheur).

A travers la figure d’agonie de l’IDIOT, les cabrioles fantasques de FANFAN LA TULIPE, le troublant désespoir de l'adolescent de Radiguet ou le charme du gamin que TOUS LES CHEMINS MENENT A ROME se retrace l’expérience vécue dont nous entretient ce Prince Magnifique du théâtre.

P. V.

 

Q. Qu'avez-vous essayé de mettre dans les "Epiphanies" ? Pour quelle raison les gens n’osent-ils pas se fier au langage poétique ?

R. Il s'agissait d'obtenir le fond aussi bien que la forme des “Epiphanies” de Pichette. Il fallait donc avoir la conscience de l'explosion que demande la jeunesse en pleine évolution et, pour certains, les efforts que nous avons fournis ont pu paraître gratuits et incompréhensibles; certains de ces mécontents-là avaient perdu leur jeunesse et, pour d'autres, nous correspondions à l'ardeur même de notre temps.

Q. Quelle impression avez-vous de vos rôles ? Savez-vous si vous avez été excellent, inégal ou faible ? Au moment où vous jouez, si quelque chose cloche, si vous partez d'un mauvais pied, en êtes-vous ennuyé au point que cela nuise à votre jeu ?

R. ll y a d'abord l'impression du comédien avant qu’il ne joue, au moment où il va accepter. Elle est faite souvent de crainte, lorsqu'il s'agit d'aborder les alexandrins en particulier. Il y a les impressions des répétitions, amalgame de joie et de déception lors de ce travail quasiment artisanal qu'est celui du théâtre ; puis, l'impression de première représentation, les nerfs son[t] en jeu, puis les représentations suivent.

Q. Quand vous êtes entré dans la peau d'un personnage, pouvez-vous le reprendre à n'importe quel moment sans difficulté ?

R. On se sait faible, inégal ou excellent suivant les soirs. Comme dit [Louis] Jouvet dans un texte posthume nouvellement paru, ici, dans "les Lettres Françaises" : "Le balancier oscille entre l'exécution mécanique et la sensibilité du comédien". Suivant les repas que nous aurons faits, suivant les gens que nous aurons vus, suivant le public que nous atteindrons, le fléau variera. Suivant les soirs, ce qui cloche nous fouette ou nous abat.

On peut retrouver son interprétation à tout moment, encore faut-il que la mémoire ait été suffisamment exercée.

Q. Parlez-nous de votre mise en scène de "Lorenzaccio" : en fonction de quels éléments l‘avez-vous conçue ?

R. Pour mettre en scène Lorenzaccio, il s'agissait de s’occuper le plus possible du rythme de la représentation à cause du nombre de tableaux, ce qui m'a amené parfois à enchaîner les tableaux d’une manière très suivie d'un bord à l’autre du théâtre, en faisant basculer la lumière ou, au contraire, parfois à créer de longs temps noirs après les scènes dramatiques, à varier, autre dit (sic). Quant à l'aspect visuel, pour rompre avec la formule du rideau noir, j'ai établi des ciles (sic) bleus sur lesquels venaient se profiler de longues et importantes colonnes de rideau, destinées plutôt à rompre la surface du ciel qu'à suggérer un décor, et ceci à intervalles irréguliers.

Q. Un mot sur les méthodes de travail de René Clair.

R. Le travail de René Clair se fait d'abord sur son bureau et, c'est une fois son film terminé, c'est-à-dire écrit, qu'il se plaît à dire : Et maintenant qu'il est fini, il faut le commencer. »

 

Les propos tenus par Gérard Philipe sur la méthode de travail de René Clair rejoignent ce qu’il en a souvent dit, et particulièrement la grande et très riche interview publiée par Cinéma 56 et reproduite dans Pierre Cadars, Gérard Philipe, Seghers, 1967. Il était également revenu à cette occasion sur les fondus-enchaînés entre les tableaux et les problèmes de rythmes que lui avait posé la mise en scène de Lorenzaccio pour le T. N. P..

L’insistance de la journaliste sur Les Épiphanies s’explique par les origines québecoises d’Henri Pichette. La presse québécoise souligne en effet souvent cette création parisienne et la part qu’y a pris Gérard Philipe.

Le développement de Gérard Philipe sur la mémoire s'explique très probablement par sa défaillance lors de la première du Cid, le 11 septembre 1954 au théâtre Saint-Denis.

Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

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