Première tournée du TNP à Montréal en 1954, première représentation avec l’un des fleurons de la troupe de Jean Vilar. Le Cid est joué dès le premier soir, le 11 septembre 1954 au Théâtre Saint-Denis, lors d’une première où se pressent tous les notables, les politiques, et les chroniqueurs dramatiques.
Mais, grosse déception, Gérard Philipe n’est pas à la hauteur des attentes (énormes).
Que s’est-il donc
passé ? Un incident causé par sa grande célébrité a eu, apparemment, des
conséquences en cascade sur le jeu du comédien… Les causes et les effets sont relatés
en détail par la presse québécoise. (C'est moi qui souligne le nom du comédien pour le confort de lecture.)
Ainsi, on peut lire :
Une admirable Chimène (Silvia Monfort), un Roi superbe (Jean Vilar) ressuscitent "le Cid"
« — Rodrigue as-tu du cœur ?
Près de 2,500 personnes s'étaient rendues au théâtre Saint-Denis samedi soir pour entendre don Diègue apostropher son fils et déclencher du même coup l’acte de vengeance qui désunit à jamais dans [cette] tragédie les deux plus célèbres amants du théâtre classique français, Rodrigue et Chimène.
Mais ce que n’avait pu prévoir M. Jean Deschamps (don Diègue), c’est la salve d’applaudissements pour le moins Inopportune qui accueillit M. Gérard Philipe (don Rodrigue) à son entrée en scène. De sorte que personne n'entendit la fameuse mise en demeure, parce que, tout simplement, M. Gérard Phillipe s'est fait au cinéma de trop nombreux et trop fervents admirateurs. Il n'y a pas à l'en blâmer, évidemment, cette popularité désordonnée et, au théâtre, déplacée, étant la rançon naturelle de la gloire. Mais on ne peut se retenir de le plaindre vivement quand cette popularité va jusqu’à le désarçonner, au point de causer chez lui une défaillance de mémoire et une nervosité qui ne peuvent qu’être préjudiciables à un rôle aussi connu, ne serait-ce que par des souvenirs de collège, que celui de don Rodrigue.
C'est donc avec "Le Cid" que le Théâtre National Populaire de Paris (...) faisait son début pour une série de quatre spectacles, (...), dans le cadre de la Quinzaine Française. Début intéressant, certes, qui en dépit de ce déplorable à-côté, nous aura laissé bon souvenir, et nous aura en tout cas révélé une Chimène de grande beauté et de grand talent en la personne de Mme Silvia Monfort.
(...) Mme Silvia Monfort, confondue d’abord par la froideur avec laquelle le 1er acte a été joué, a été la première, avec M. Jean Vilar (le Roi), à se libérer du ronronnement de l’alexandrin, pour en tirer un parti à la fois sensible et intelligent.
(...) Ce "Cid", (...) exemple par excellence de la tragédie française au XVIIe siècle, ce "Cid" est-il encore une pièce jouable ? Est-ce encore une pièce intéressante avec son action statique, ses à-partés (sic), ses monologues, ses longues tirades, ses personnages tout d’une pièce (sauf Chimène) ?
M. Jean Vilar le croit sans doute, puisqu'il la joue. S'y croit-il obligé parce que son TNP est subventionné et a pour mission d'apporter à un vaste public la connaissance d'un répertoire qui, même s'il comporte des œuvres désuètes, évoque une illustre époque de l'art dramatique français ? (...)
Il y a dans la pièce, telle que nous la présente le TNP de fort bons moments, comme on trouve dans les anthologies de fort bonnes pages : par exemple, au 2e acte, la scène où Chimène et don Diègue demandent justice au Roi, au 3e. celle du "Va, je ne te hais point…" ; par la suite toutes celles de Chimène et du Roi, d’autres encore...
Ce rôle du Roi est superbement tenu par M. Vilar, dont le "phrasé” du vers est très intelligent, dont la voix est tort belle, et qui sans cesse, nous fait sentir par le ton, par l'attitude, l'accablement des soucis de l'État et, plus particulièrement, de cette affaire qui doit rendre sa justice injuste pour l’une ou l’autre des familles en conflit. M. Jean Deschamps (...) ; M. Gérard Philipe a de la jeunesse et de la flamme, mais une voix assez nasillarde et manque de prestance auprès d'une Chimène de cette envergure ; Mlle Monique Chaumette (...). [Suit l’appréciation des autres comédiens dans leurs rôles.]
Les costumes sont beaux, la mise en scène sans décor paraît suffisante à ce type de pièce et, en tout cas, très soignée, si l’on excepte ces déménagements à vue de fauteuils dans lesquels on ne doit pas s’asseoir. (...) » Jean Béraud, La Presse, 13 septembre 1954.
Compte rendu encore plus circonstancié dans L’Autorité, quelques jours plus tard. Mais le critique s’efforce de faire davantage la part des choses :
« À la première du Cid au théâtre Saint-Denis, le hasard m'avait placé dans un fauteuil de la troisième rangée, en plein centre. Si j'avais été Cyrano, mon nez eut touché la boîte du souffleur. Mais je n’étais qu'un simple profane dont les oreilles entendaient souffler... Il m’eut été facile, si la claque avait encore été de mode, de la diriger de ma place. Mais elle naissait tout naturellement, commandée par l'enthousiasme de la salle. (...) Jean Vilar a eu ce qu'on appelle un coup de génie en replaçant le chef d'œuvre de Corneille sous le signe de l'amour. Il fallait y penser. Vilar y a pensé pour nous. La pièce prend un sens, une signification, que l'honneur... ne réussissait pas à lui donner. Or, ceux qui parlent le mieux d'amour, ce sont les jeunes gens. Pour une fois, Rodrigue et Chimène occupent les devants de la scène, les vieillards et l'honneur, l'arrière de la scène. Et c'est très bien qu'il en soit ainsi.
(...) Les comédiens du Théâtre national populaire ont joué avec ferveur, respect et fougue une pièce qui est fervente, ardente et fougueuse. Les rides en ont été comme effacées. Le Cid, tel que joué, n'a pas subi du temps l'irréparable outrage. La poésie y demeure souveraine.
Nous attendions beaucoup de Gérard Philippe (sic) mais il nous a déçus, non pas parce qu'il fut mauvais, n'exagérons rien, mais parce qu'il fut inégal dans un rôle qui ne souffre pas qu'on le soit. Était-il fatigué, avait-il la grippe ? Sa nervosité évidente nous rendait aussi nerveux. Ses blancs de mémoire nous indisposaient. Nous étions gênés d'entendre plusieurs vers récités d'abord par le souffleur. Son jeu en était paralysé et paralysait celui de sa partenaire. Cependant, il a fort bien réussi certaines tirades et son récit du combat est d'un grand acteur. C'est par là qu'il faut le juger sans doute. Il a toutefois été le poids lourd de la distribution. Il ne précédait pas, il suivait... Il est indéniable qu'il est jeune, qu'il est beau, qu'il a de la race et que sa présence en scène impose une qualité rare. Je connais peu de vedettes qui ont sa noblesse toute naturelle, son regard de visionnaire — qui peut lui donner l'air absent. Il n'a pas été ce soir-là à la hauteur de sa réputation de grand comédien. (...) » Paul Toupin, L'Autorité, 18 septembre 1954.
En revanche, nulle mention de ce trou de mémoire, dans La Patrie (édition du 13 septembre 1954), qui se contente de noter :
« (...) Gérard Philippe (sic)
est arrivé ici avec l'avantage d'une réputation d'acteur de cinéma. Nous le
félicitons d’avoir oublié cela pour s'incorporer entièrement au jeu d'ensemble
de la troupe, et de nous avoir campé un don Rodrigue plein d'assurance et de fierté,
Nous rendons hommage à sa conscience professionnelle et à son beau
talent »,
tout en relevant que :
« Nous croyons cependant à juger de prime abord que la confiance que nous avons mise dans la troupe de Jean Vilar n'a pas été déçue. Trop de facteurs extra-théâtraux jouaient en faveur d'une bonne représentation pour que l'œuvre ait été traitée à la légère. »
Aucune réserve en ce qui concerne le
rôle-titre de la part de Pierre Rainville, qui titre dans Le Droit
du 14 septembre 1954, « "Le Cid" rajeuni. » :
« Pour nous, une simple réserve : le débit saccadé de Vilar et le souci qu'ont quelques autres de trop pousser les frontières du vers. Il n'est pas question ici d'observer de mornes rimes mais d'équilibre, si on peut dire, musical.
Ceci ne reflète en rien sur le jeu même de la distribution insurpassable. D'abord les noms les plus connus au Canada: Gérard Philippe (sic), dont la rentrée en scène fut saluée par de longs applaudissements. Le meilleur des jeunes acteurs français, [n]ous apparaissait dans un rôle tout autre que ce à quoi ses films nous avaient habitué. Versatile, Philippe (sic) apporte au “Cid” la conviction, la profondeur, l’ardeur et la jeunesse. Nous y entendions à nouveau — par l'entremise de sa voix au timbre si prenant — qui porte par toute l’étendue de la salle — les accents émouvants de l'“Idiot” de Dostoievsky. Gérard Philippe (sic) et Silvia Monfort (dans le rôle de Chimène) nous donnèrent la mesure de l'amour et du devoir. Que dire de ce morceau de bravoure — raconté de façon unique — qu'est le combat contre les Maures. (...) »
Sa défaillance mémorielle a dû alarmer le comédien. Si l'on en croit Le Droit (édition du 15 septembre 1954),
« Gérard Philipe a prouvé à Montréal qu'il ne manquait ni de nerf, ni de cran, dans "Le CID" qu'il n'avait pas joué depuis quelque temps, ce qui alloue pour un ou deux "blanc" de mémoire au cours de la représentation. Toujours est-il, que pour se rafraîchir cette faculté, M. Philippe (sic) "bûcha" du texte toute l'après-midi tout en grignotant des tablettes de chocolat... »
Après tout, le magnésium, c'est excellent pour la mémoire !
C’est sans doute à cette défaillance très médiatisée que Gérard Philipe fait allusion par la suite, dans une interview publiée le 11 décembre 1954 par L’Autorité (quotidien qui l’avait épinglé, comme on vient de le lire).
Est-ce à la suite de cet incident qu'il s’arrangea pour entrer en scène de manière à ne pas rompre le
flot d’une pièce en suscitant des applaudissements, comme le soulignèrent ses
camarades du TNP dans leurs hommages ? Ou sa volonté de se fondre complètement dans la troupe sans mettre en avant son statut encombrant de vedette datait-elle d'avant cette tournée ?
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