1946 – Le tout premier Lorenzaccio (inconnu) de Gérard Philipe

 

Si le Lorenzaccio qu’incarna Gérard Philipe a enthousiasmé la critique dramatique et du public en 1952, ce n’était pourtant pas la première fois que le comédien endossait les habits du justicier de Florence… La prise de rôle du jeune comédien, déjà considéré comme l’un des meilleurs comédiens de son temps, semble être passée à peu près inaperçue !

Si sa prise de rôle de 1952 en Avignon fut une « révélation » (Classiques Hachette, 1991), comme l’affirment à bon droit la plupart des commentateurs, il est faux d’affirmer que c’était la première fois que le Lorenzo de Musset était incarné par un homme. Gérard Philipe lui-même avait créé un précédent…

C’est en effet en 1946, pour la radio, que Gérard Philipe joue pour la première fois ce qui deviendra l’un de ses rôles iconiques… Ce fait n’est mentionné dans aucune de ses biographies.

Ce Lorenzaccio radiophonique est diffusé pour célébrer un anniversaire, comme l’indique Le Franc-Tireur du 1er décembre 1946 :

« À 21 heures (P[rogramme] N[ational) -- A l'occasion du 50e anniversaire de sa création, diffusion de LORENZACCIO l'immortel chef-d’œuvre de Musset. L'auteur met en scène le meurtre d'Alexandre de Médicis, duc de Florence (un des tyrans qui gouvernent l'Italie), par son cousin Lorenzo de Médicis, que le peuple surnomma par mépris : Lorenzaccio. LORENZACCIO est une sorte d'Hamlet, un poète qui se reporte avec regret au temps de sa pure jeunesse et qui ne souhaite plus que la mort par dégoût des hommes et de lui-même. Musset avait alors à peine vingt-trois ans quand il entreprit d'écrire son drame et il venait de vivre une cruelle épreuve pour son jeune cœur tendre et confiant. »

 

Diffusée sur le Programme National le 1er décembre à 21h avec des coupures (sa durée totale est de 2 heures), la pièce fait appel à deux « vedettes » qui s’insèrent dans une « troupe » radiophonique : Gérard Philipe incarne le rôle-titre, tandis que Jandeline joue sans doute Catherine.

annonce du premier Lorenzaccio de Gérard Philipe à la radio : L’Aube du 30 novembre 1946 (© Site RetroNews)

 

Vedette, Gérard Philipe l’est assurément. Mais, si son talent protéiforme est alors reconnu après ses prises de rôles dans Sodome et Gomorrhe, Fédérigo et Caligula, c’est la première fois qu’il se glisse dans un rôle « classique » à peu près intégral….

 

Hélas, le résultat ne semble pas avoir été totalement à la hauteur des espérances… si l’on en croit ce compte rendu paru dans Combat, le 4 décembre 1946 :

« Le théâtre de Musset, affranchi des servitudes de la mise en scène devrait retrouver au micro une nouvelle jeunesse. D’adroites et respectueuses coupures ont été faites dans "Lorenzaccio", et de ce côté-là, rien à dire. (…). Le drame commence avec l’interprétation. La méthode adoptée consiste à ajouter une ou deux vedettes à la troupe de fond. Or, l’expérience vient de montrer qu’on ne trouve pas dans une troupe appelée à fournir des distributions aussi variées que celles qui sont nécessaires à la radio, les éléments capables de jouer "Lorenzaccio", même lorsqu’on engage au dehors un Lorenzo et une Catherine. Et si l’on veut vraisemblablement exiger des acteurs-maison un nombre suffisant de répétitions, il semble n’en être pas de même avec les vedettes ; l’ensemble manque donc singulièrement de mise au point. Même pour Gérard Philippe (sic), qui aurait pu être un Lorenzaccio excellent, l’interprétation ne dépasse pas le niveau d’une honnête lecture. »

 

Cette déception s’explique aussi sans doute par l’emploi du temps bien rempli du comédien qui connaît des journées longues et épuisantes, puisqu’il est alors en train de tourner Le Diable au Corps… Sans doute n’a-t-il pas eu tout le temps nécessaire pour approfondir le rôle-titre...

À moins que ce que ce chroniqueur anonyme ne reproche à mi-mots à Philipe ne soit justement une première tentative de définition d’un personnage mouvant, et un « parler faux » assumé ? En effet, Anne Ubersfeld relevait que, pour son interprétation du TNP,

« Le secret personnel de l'interprétation de Philipe faisait merveille pour le personnage de Lorenzo : une diction perpétuellement fausse, décalée, faisait éprouver physiquement le cynisme masqué du héros, tandis que l’attitude et la gestuelle (les jambes molles, par exemple) apportaient une vérité nue, fugace, touchante ». (Anne Ubersfeld « Vilar et le théâtre de l'histoire » dans Romantisme, Sur les scènes du XXe siècle, n°102, 1998, cité dans Alfred de Musset, Lorenzaccio, Flammarion, 2012, p. 260.

 

Le mécontentement que dût ressentir Gérard Philipe, toujours très exigeant envers lui-même, pourrait-il aussi expliquer l’oubli de cette prise de rôle, puis son absence de prise en compte par ses biographes successifs ?

Hasards de la vie, une dizaine de jours plus tard, meurt Renée Falconetti, qui fut « un remarquable Lorenzaccio », « un Lorenzaccio inégalable » comme le soulignaient la plupart de ses nécrologies… et l’une des dernières grandes titulaires féminines du rôle. En effet, comme le souligne Jean Jacques Roubine (Lorenzaccio de Musset, Bordas, 1981),

« [La « féminité » du personnage de Lorenzo de Médicis] explique, sans doute, que le rôle ait été d’abord pris en charge par des actrices lorsque le drame a été porté à la scène : Sarah Bernhardt en 1896 et en 1912 ; Marie-Thérèse Piérat en 1927 ; Marie Ventura en 1934 ; Falconetti en 1927 ; Marguerite Jamois en 1945... À supposer que Musset ait rêvé à une interprétation théâtrale du personnage, il est douteux qu'il ait envisagé de la confier à une actrice : le travesti, dans la pratique française, est une option tout à fait exceptionnelle (Chérubin, dans Le Mariage de Figaro, par exemple, ou Poil de carotte …) réservée à l’incarnation d'enfants ou d’adolescents. En dépit de quelques tentatives antérieures, c’est seulement en 1952, avec la prise du rôle par Gérard Philipe au T.N.P. que Lorenzo sera enfin interprété par un comédien, usage qui s’est désormais imposé. »

 

On peut retrouver une liste des principales incarnations de radio de Gérard Philipe ICI.

Si le Lorenzo de 1946 ne semble pas avoir été forcément conservé (les programmes en direct n’étaient pas forcément enregistrés et cette dramatique radio n’apparaît pas dans le catalogue de l’INA), on peut entendre la prise de rôle de 1952 de Gérard Philipe en replay sur France Culture. Il serait toutefois passionnant d’entendre cette prise de rôle, jalon vers une incarnation qui bouleversa l’approche du chef d’œuvre de Musset….

 

annonce du programme radio de la journée du 1er décembre : Combat du 30 novembre 1946 (© Gallica-Bibliothèque nationale de France)

 

Illustrations : Gérard Philipe en Lorenzaccio (Avignon 1952 ?) © DR – annonce du programme radio détaillé : L’Aube du 30 novembre 1946 (© Site RetroNews) – annonce du programme radio de la journée du 1er décembre : Combat du 30 novembre 1946 (© Gallica-Bibliothèque nationale de France)

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