1958 – Une médaille d’or et des chaussures jaunes pour "Le Joueur" à Saint Vincent (1)

 

La fin de l’année 1958 est une année compliquée pour Gérard Philipe, partagé entre le TNP où il joue Les Caprices de Marianne, ses obligations syndicales (il a été élu premier président du Syndicat français des acteurs) et la promotion de son nouveau film, Le Joueur, réalisé par Claude Autant-Lara d’après le roman de Dostoïevski. 

Cette course incessante qui jongle avec le temps, on la sent très nettement dans le compte rendu que publie La Stampa (on trouvera ici le fac-similé de l’article d’origine) de la visite éclair de l’acteur à Saint Vincent pour la première de son dernier film.

Voici une traduction de mon cru de ce compte rendu :

 

Gérard Philipe entre Claudia Cardinale et Sandra Milo

« Saint-Vincent, le 15 novembre. Gérard Philipe a eu un gala pour lui seul ce soir. Il n'a pas pu en profiter comme il l'aurait voulu car il était pressé. Il a pris l'avion à Paris et est arrivé à Malpensa juste à temps pour sauter dans une voiture qui l'a emmené à Saint-Vincent.

Demain matin, il répétera la corvée en sens inverse et dans l'après-midi, il sera de retour à Paris, où l'attendent ses compagnons du Théâtre National Populaire, avec lesquels il répétera une comédie de Musset, qui est sur le point d'être représentée.

Il est venu en Vallée d'Aoste pour assister à la projection en première mondiale du film "Le joueur", fondé sur le roman de Dostoïevski, dont il était la vedette, et pour recevoir une médaille d'or symbolique en signe de reconnaissance pour son activité artistique, et en particulier pour son interprétation du personnage tourmenté de Dostoïevski. Lorsqu'il est descendu à l'hôtel avant le gala, il portait une veste noire, un pantalon gris-souris, une cravate noire, des chaussettes noires et des chaussures jaunes. Dans sa hâte, il n'avait peut-être pas trouvé la bonne paire, et avait oublié sa tenue de soirée. Il a dû en emprunter une au dernier moment.

Le versant désinvolte du jeune acteur, c'est sa notoriété, ses cheveux en désordre et son sourire éclatant. Sinon, il est sérieux et presque lugubre. En décrivant le personnage d'Aleksei Ivanovitch (le précepteur qui, attiré par la roulette, devient un joueur désespéré et hagard, mais dans le film, le réalisateur Autant Lara a un peu forcé la main à Dostoievsky - et le pauvre Ivanovich, à la fin, fait sauter la banque et gagne une fortune), il est tellement en empathie avec le rôle qu'il devient vite méconnaissable : les épaules voûtées, le visage grossier, les yeux ternes et une voix rauque, stupide, pas la sienne. Il a fait l'éloge des acteurs qui ont joué avec lui dans le film, Bernard Blier, Liselotte Pulver et, surtout, Françoise Rosay "de qui, a-t-il dit, j'ai tout appris".

Il a répondu aux inévitables questions avec raffinement et diplomatie. "Avec quel réalisateur italien aimeriez-vous travailler ? "De Sica, Visconti, Lattuada, Pietrangeli et bien d'autres. L'ordre dans lequel je les ai listés ne correspond pas à mes préférences, que je ne vous dirai pas."

"Et avec quels acteurs italiens ?" "De Sica, Raf Vallone et, bien sûr, Gina Lollobrigida, dont je suis un grand admirateur".

Il a brièvement évoqué la tournée qui l'a conduit au Canada et aux États-Unis pendant deux mois, au cours de laquelle il a interprété le "Cid" de Corneille et le "Lorenzaccio" de De Musset. Il a ajouté que dans quelques jours, il retournerait sur la scène parisienne et tournerait un film satirique avec Brigitte Bardot : une histoire de passion et d'espionnage. Plus tard, en smoking et un peu moins ébouriffé, au centre de l'attention et des ovations, il semblait un peu intimidé et mal à l'aise : ces acteurs jouent si bien qu'on l'aurait presque cru. Il était entouré de nombreux noms du monde du cinéma, dont le réalisateur Antonio Pietrangeli, le scénariste Sergio Amidei, le producteur Ergas et les belles Sandra Milo et Claudia Cardinale. Cette dernière, dans une longue robe blanche, était bien loin de la simple Sicilienne, l'hilarante Carmela de "I soliti ignoti" [Le Pigeon de Monicelli].

Pendant la projection de "Le Joueur", qui a été accueillie par des applaudissements chaleureux et, à la fin, par de longs applaudissements, Gérard Philipe n'a pas dit un mot. Il a fixé l'écran pendant quatre-vingt-dix minutes, approuvant de temps en temps, secouant parfois sa mèche. À la fin, Sandra Milo, blonde et souple, l'appelle sur scène et lui remet, avec une certaine solennité, la médaille d’or offerte par la Sitav. Elle est ornée d’une Fortune aux yeux bandés versant généreusement des fruits et de l'argent de sa corne d'abondance. Philipe a exprimé ses remerciements et a promis de retourner dans la Vallée d'Aoste, cette fois pour la visiter convenablement. Il a ensuite signé des autographes et n'a pas, comme certains s'y attendaient, monté les marches des roulettes du Casino. Il avait complétement oublié son personnage.

Demain, une projection privée sera donnée du film "Les tricheurs" (…) » Gino Nebiolo, La Stampa, 16 novembre 1958. (Original disponible en ligne)

 

La suite de cette chronique est à lire ICI.

 

Illustration : Gérard Philipe entre Claudia Cardinale et Sandra Milo © La Stampa.

 

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