1958 – De la poésie d’avant-garde au festival de cinéma de Saint Vincent… (2)

 Le Joueur, film de Autant-Lara avec Gérard Philipe

Présent au Festival de cinéma de Saint Vincent, le 16 novembre 1958 pour la première du Joueur et pour recevoir une médaille d’or, Gérard Philipe n’est pas au bout de ses peines… Il faut aussi qu’il écoute (gentiment) la poésie avant-gardiste d’une des ravissantes comédiennes qui lui a remis sa médaille d’or…

Son séjour italien est très bref, puisque cet interlude professionnel (pourtant présenté comme des « vacances italiennes » par le chroniqueur de presse !) intervient alors que Les Caprices de Marianne débutent une série de représentations au Palais de Chaillot avec le TNP. La première a eu lieu le 15 novembre. (La création avait eu lieu à Avignon, le 15 juillet.) Le journaliste a sans doute mal compris, puisqu’il parle encore de répétitions…

Cet article donne en tout cas un excellent exemple de l’emploi du temps affolant du comédien, tiraillé entre diverses obligations professionnelles… Pas de quoi calmer un trac qui s'amplifiait en cas de fatigue (comme l’ont relevé ses proches) ou l’aider dans la mémorisation d’un rôle qui avait posé divers problèmes de mise en place. L’une d’elle, et non la moindre, étant la disparité des éditions de la pièce de Musset utilisées par Jean Vilar, Geneviève Page et Gérard Philipe. L’autre, les trous de mémoire de Gérard Philipe et une très difficile mémorisation de son rôle, comme en attestera sa partenaire : « J’ai l’impression qu’il lutte afin de trouver le temps nécessaire pour apprendre son texte en paix, tant les soucis et les problèmes que les histoires de syndicat semblent faire peser de plus en plus sur ses épaules (…) » (Pour un témoignage passionnant sur ces répétitions, se reporter aux propos de Geneviève Page, dans Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, pp. 387-393.)

 

Gérard Philipe entre Claudia Cardinale et Sandra Milo


Gino Nebiolo fait paraître un aperçu de cette soirée de gala dans La Stampa du 17 novembre 1958 :

« St. Vincent, lundi matin. "Où sont les montagnes ? " demande Gérard Philipe, pelotonné sur le siège de la voiture qui l'emmène à Malpensa. "Ici et là" répond le conducteur. "Il y a de la neige ?" répète-t-il en gardant les yeux fermés. "Un peu." "Bien", et il s'est immédiatement endormi. L'escale de l'acteur à Saint-Vincent a battu tous les records de brièveté, puisqu'elle a duré exactement dix-huit heures et neuf minutes. Il en a passé une partie dans la salle de bal du Casino pour le banquet organisé en son honneur, pour la première mondiale de son dernier film "Le Joueur" et pour recevoir une médaille d'or honorifique des mains de Sandra Milo ; le reste du temps, il l'a passé au lit, apparemment en train de ronfler, jusqu'à ce que le chauffeur le réveille pour le ramener d'urgence à l'aéroport d'où il a rejoint Paris.

Arrivé le soir et reparti tôt le matin, Philipe n'a rien vu de la Vallée d'Aoste. On lui a dit que c'était un endroit avec beaucoup de montagnes et il a été surpris. Il était fatigué et préoccupé. Il sort de sa poche le texte des "caprices de Marianne", la pièce de Musset qu'il doit jouer dans quelques jours (sic) et qu'il étudie. Il n'a même pas pu rester quelques heures de plus, ce qu'il aurait aimé faire, pour assister à la projection du film "Les tricheurs" que le producteur Moris Ergas a présenté à un groupe de journalistes pour avoir une idée de la réaction du public italien à l'œuvre déconcertante de Marcel Carné qui, en France, suscite des contestations sans fin (le film, si nos censeurs se relâchent, s'intitulera "Les Pécheurs en blue-jeans").

Philipe est un homme sympathique mais il parle peu et avec réticence de lui-même. On se bat pour lui arracher des réponses. Il explique les raisons de sa fatigue : il revient d'une tournée aux États-Unis et au Canada, où il a joué le "Cid" de Corneille et "Lorenzaccio" de Musset avec la compagnie du Théâtre National Populaire. Il aime le théâtre plus que le cinéma. (Il ne l'a pas dit, mais ça se sait : pour le plaisir de la scène, il a souvent refusé des contrats lucratifs au cinéma. Son salaire au TNP est de quatre mille francs par jour. Une somme dérisoire. Au cinéma, quand il tourne, il n’empoche pas moins de trente millions par film [un chiffre ici exagéré par le journaliste]). S'il a eu des satisfactions en tant qu'acteur, en tant que réalisateur, il n'a eu jusqu'à présent que des malheurs : "Je voulais réaliser un film, "Les Aventures de Till l’Espiègle", et j'ai été désappointé. Les critiques m'ont démoli. Mais j'en ai retiré une grande expérience, surtout en tant qu'être humain. Si j'ai envie de gaspiller de l'argent, j'en ferai bientôt un autre". Il n'était pas au courant de la mort de Tyrone Power et lorsque nous le lui avons annoncé, il était bouleversé. Il connaissait Tyrone pour l'avoir rencontré récemment en Amérique : "Il semblait joyeux, serein, plein de vitalité et d'énergie".

Mais le sourire est revenu sur ses lèvres un peu plus tard, alors que les invités de la fête avaient déjà essaimé dans les salles de jeu et qu'il était resté dans un coin avec Sandra Milo. La belle actrice a un "hobby" presque secret : elle écrit des poèmes et des romans. Un roman, "Ilaria des hommes", est tout juste achevé et cherche un éditeur. Gérard voulait connaître l'intrigue du roman, car l'idée d'une star s'adonnant aux sombres jeux de la littérature l'amusait énormément. Sandra a résumé l'intrigue : "C'est l'histoire d'une femme qui n'arrive pas à trouver un équilibre entre le sexe et l'amour, et qui finit par devenir doucement folle. Je l'ai écrit à la première personne, mais ce n'est pas autobiographique. J'attends de trouver un éditeur car je ne veux pas que l'on dise que je cherche à aller sur les brisées de Françoise Sagan."

Désormais lancée, l'actrice a récité de mémoire son dernier poème et l'a récité avec des accents émouvants à Philipe, qui la regardait la bouche grande ouverte, émerveillé. Nous avons transcrit le texte du poème et le copions ici, fidèlement, sans changer une virgule : "Si du fond de l'âme - s'élève à la lumière de l'infini - une créature, - accueille-la dans ton jardin - pour qu'elle puisse dans les fontaines et sur la tendresse des prés secouer les ténèbres qui pour les fous sont éternelles. Et apercevoir debout dans le temps - la joie - sans peur des murs - car ses pieds portent des ailes". Après un moment d'étonnement, Philipe secoua la tête pensivement. "Voulez-vous que je vous l'explique ?" demande un jeune homme aux cheveux [roux] titiens et aux formes paraboliques. N'ayant pas obtenu de réponse, il a rappelé quelques vers d'un autre poème, qu'il dira peut-être jeudi prochain devant les caméras de "Lascia o raddoppia" [version italienne du jeu Quitte ou Double] : "Quand tu me lâcheras, je te lâcherai. Quand tu te détaches de moi, mille chevaux fous me traînent dans des arènes de verre."

C’est avec la cadence de ces images profondément hermétiques dans ses oreilles que Philipe s'endormit. Pour lui, la fête était terminée. Aimanté par sa présence, les curieux restés sur place ont porté leur attention sur Milo et Claudia Cardinale. (...) » (fac-similé de l’article originel en italien, traduction française d'Emmanuelle Pesqué.)

 

Illustration : Gérard Philipe entre Claudia Cardinale et Sandra Milo après la remise de la médaille d’or © La Stampa.

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