1950 (?) – Enregistrements de Balzac par Gérard Philipe (78 tours)

tourne disque 78 tours

C’est à une date indéterminée, au début des années 1950, que Gérard Philipe enregistre deux extraits d’œuvres moins connues d’Honoré de Balzac : Les Martyrs ignorés, nouvelle tirée des Études philosophiques, et Le Cabinet des Antiques, tiré des Scènes de la vie de province.

Ces deux textes ont en commun leur atmosphère étrange, quasi fantastique, malgré leurs contextes bien distincts : l’un présente les divagations philosophiques d’un vieux médecin qui impressionne vivement le narrateur par sa théorie que la pensée peut tuer ; l’autre est une description du salon de réception d’une demeure aristocratique appauvrie et de visiteuses (les fameuses « Antiques »), perçus à travers le souvenir d’un naïf regard enfantin. Deux narrateurs extérieurs, donc, mais qui emplissent leur description des émotions adultes de leurs souvenirs.

Les deux récits se distinguent par des phrases longues, aux périodes souples mais alambiquées ; leur un vocabulaire recherché créant immédiatement une atmosphère hors du temps. Par une alternance entre le passé et le regard présent sur le passé.

 

L’art du fin diseur qu’est Gérard Philipe réside en sa capacité à habiter autant l’espace de la narration (il est le jeune homme interloqué ou l’enfant ébahi devant une vision surprenante et hors de son monde), mais tout autant à brosser le déroulement de la pensée qui hésite, se cogne à une réalité ahurissante. Le jeu des répétitions (telle « elle est le véritable ange exterminateur de l’humanité qu'elle tue et vivifie, car elle vivifie et tue ») ou celui des répétitions du « je » qui franchit plusieurs gradations, est subtilement amenée par le comédien qui sait sur quel mot insister en détimbrant (« une lacune effroyable ») pour amener l’auditeur au cœur de ces textes injustement oubliés.

En 1959, Gérard Philipe affirmait qu’il « aimait toujours bien Balzac ».

Cela s’entend.

 

Vous trouverez ci-dessous deux enregistrements de ces plages de 78 tours. Ces enregistrements ne sont plus disponibles dans le commerce.

Pour un meilleur confort d’écoute, on trouvera également les textes de Balzac tel qu’ils ont été enregistré par Gérard Philipe, avec les coupures pratiquées.

 

 Référence : disque 78t Auteurs français A12. (Selon le catalogue de l'exposition Gérard Philipe à la Bibliothèque nationale de France, 2003.)

 Informations techniques sur ces fichiers audio : Ces enregistrements numériques ont été réalisés à partir de l’enregistrement sur bande magnétique (cassette audio) datant des années 1990, elle-même faite d’après le 78t d’origine. L’état médiocre du disque originel (poussière dans les sillons, support usé), additionné au bruit du passage de l’aiguille, explique les bruits de surface très présents dans ce que l’on entendra ici. Le très mauvais état de conservation de la cassette audio a sans doute aussi infléchi la qualité finale… (La bande magnétique s’est déchirée immédiatement après ce passage et la cassette audio a été jetée !)

 

Les Martyrs ignorés (récitant : Gérard Philipe)

« Je saluai le vieil ami de mon père, il me prit la main, la mit dans la sienne en me regardant avec une attention partagée entre ma personne et les pensées sur lesquelles il méditait.

"Ha ! ha! c'est vous, dit-il enfin en laissant échapper un de ces sourires de vieillard comparables à des aurores boréales dans les neiges (…)

"Je voulais vous dire un secret, le voici. La pensée est plus puissante que ne l'est le corps, elle le mange, l'absorbe et le détruit ; la pensée est le plus violent de tous les agents de destruction, elle est le véritable ange exterminateur de l’humanité qu'elle tue et vivifie, car elle vivifie et tue. Mes expériences ont été faites à plusieurs reprises pour résoudre ce problème, et je suis convaincu que la durée de la vie est en raison de la force que l'individu peut opposer à la pensée (…) la vie est un feu qu'il faut couvrir de cendres. Penser, mon enfant, c'est ajouter de la flamme au feu. (…) Savez-vous ce que j'entends par penser ? Les passions, les vices, les occupations extrêmes, les douleurs, les plaisirs sont des torrents de pensées. Réunissez sur un point donné quelques idées violentes, un homme est tué par elles comme s'il recevait un coup de poignard. Un jour, j'étais au chevet d'un de mes bons amis, M. Desgranges. Vous avez connu M. Desgranges ? Il était sujet à une angine de cœur, personne ici n'en savait rien (…) Sa nièce, madame Lourson, vint lui dire devant moi, sans précaution, que le receveur général des finances faisait faillite. Desgranges lui avait donné ses fonds. Paf ! mon homme meurt, tué par un mot, par une pensée, comme s'il était atteint par la foudre ; il n'a ni crié, ni blêmi, ni remué ; à peine son œil s'est-il convulsé, jamais je n'ai vu la mort opérer si promptement. J'avais depuis vingt ans prédit que Desgranges mourrait ainsi, plein de vie et de santé. Ici, j'ai passé pour un grand médecin, pour un sorcier. (…)"

J'avoue que cette singulière conversation me mit dans un état violent. En m'en allant le long de la Loire, je tirai les conséquences de ces faits, (…) si la pensée avait de tels pouvoirs, elle devait offrir aussi un immense point d'appui contre les douleurs corporelles, et je m'expliquais ainsi les miracles du diacre Paris, les martyrs religieux, et Damien attirant trois fois à lui les chevaux que l'on fouettait pour l'écarteler. La pensée serait-elle donc une force vive ? me disais-je. Puis, en jetant un coup d'œil par la fenêtre sur la société tout entière, j'aperçus bien d'autres martyrs. Mes réflexions me montraient un immense défaut dans les lois humaines, une lacune effroyable, celle des crimes purement moraux contre lesquels il n'existe aucune répression, qui ne laissent point de traces, insaisissables comme la pensée. J'aperçus d'innombrables victimes sans vengeances, je découvris ces horribles supplices infligés dans l'intérieur des familles, dans le plus profond secret, aux âmes douces par les âmes dures, supplices auxquels succombent tant d'innocentes [victimes]. Je pensai que l'assassin de grande route menés pompeusement à l'échafaud n'était pas aux yeux du philosophe si coupable dans son égarement que bien des hommes qui donnent la question avec des mots poignants, qui, après avoir éprouvé, dans certaines âmes, les endroits que la noblesse, la religion, la grandeur rendent vulnérables, y enfoncent à tout moment leurs flèches... (…) Je vis où frappait le chagrin, et les douleurs de l'âme, je pensai que Dieu…

Cette méditation produisit en moi d'étranges phénomènes. Pendant un instant, je crus être dans une grande plaine, à la nuit. Aux lueurs indécises des étoiles et de la lune, je voyais les ombres des malheureux à qui la vie avait été rendue odieuse par des tortures morales, se levant de leurs tombes et criant justice... »

 

 

Le Cabinet des Antiques (récitant : Gérard Philipe)

« (…) L’hôtel d’Esgrignon donnait sur deux rues à l’angle desquelles elle était située, en sorte que le salon avait deux fenêtres sur l’une et deux fenêtres sur l’autre de ces rues, les plus passantes de la ville. La Place du Marché se trouvait à cinq cents pas de l’hôtel. Ce salon était alors comme une cage de verre, et personne n’allait ou venait dans la ville sans y jeter un coup d’œil. Cette pièce me sembla toujours, à moi, bambin de douze ans, être une de ces curiosités rares qui se trouvent plus tard, quand on y songe, sur les limites du réel et du fantastique, sans qu’on puisse savoir si elles sont plus d’un côté que de l’autre. (…) Sous ces vieux lambris, oripeaux d’un temps qui n’était plus, s’agitaient en première ligne huit ou dix douairières, les unes au chef branlant, les autres desséchées et noires comme des momies ; celles-ci roides, celles-là inclinées, toutes encaparaçonnées d’habits plus ou moins fantasques en opposition avec la mode ; des têtes poudrées à cheveux bouclés, des bonnets à coques, des dentelles rousses. Les peintures les plus bouffonnes ou les plus sérieuses n’ont jamais atteint à la poésie divagante de ces femmes, qui reviennent dans mes rêves et grimacent dans mes souvenirs aussitôt que je rencontre une vieille femme dont la figure ou la toilette me rappellent quelques-uns de leurs traits. Mais, soit que le malheur m’ait initié aux secrets des infortunes, soit que j’aie compris tous les sentiments humains, surtout les regrets et le vieil âge, je n’ai jamais plus retrouvé nulle part, ni chez les mourants, ni chez les vivants, la pâleur de certains yeux gris, l’effrayante vivacité de quelques yeux noirs. Enfin ni Maturin ni Hoffmann, les deux plus sinistres imaginations de ce temps, ne m’ont causé l’épouvante que me causèrent les mouvements automatiques de ces corps busqués. Le rouge des acteurs ne m’a point surpris, j’avais vu là du rouge invétéré, du rouge de naissance, disait un de mes camarades au moins aussi espiègle que je pouvais l’être. Il s’agitait là des figures aplaties, mais creusées par des rides qui ressemblaient aux têtes de casse-noisettes sculptées en Allemagne. Je voyais à travers les carreaux des corps bossués, des membres mal attachés dont je n’ai jamais tenté d’expliquer l’économie ni la contexture ; des mâchoires carrées et très-apparentes, des os exorbitants, des hanches luxuriantes. Quand ces femmes allaient et venaient, elles ne me semblaient pas moins extraordinaires que quand elles gardaient leur immobilité mortuaire, alors qu’elles jouaient aux cartes. Les hommes de ce salon offraient les couleurs grises et fanées des vieilles tapisseries, leur vie était frappée d’indécision ; mais leur costume se rapprochait beaucoup des costumes alors en usage, seulement leurs cheveux blancs, leurs visages flétris, leur teint de cire, leurs front ruinés, la pâleur des yeux leur donnaient à tous une ressemblance avec les femmes qui détruisait la réalité de leur costume. La certitude de trouver ces personnages invariablement attablés ou assis aux mêmes heures achevait de leur prêter à mes yeux je ne sais quoi de théâtral, de pompeux, de surnaturel. Jamais je ne suis entré depuis dans ces garde-meubles célèbres, à Paris, à Londres, à Vienne, à Munich, où de vieux gardiens vous montrent les splendeurs des temps passés, sans que je les peuplasse des figures du Cabinet des Antiques. Nous nous proposions souvent entre nous, écoliers de huit à dix ans, comme une partie de plaisir d’aller voir ces raretés sous leur cage de verre. (...) Sans nous rendre un compte exact de nos idées, nous nous sentions bourgeois et petits devant cette cour orgueilleuse. »

 

Ce 100e billet de blog est dédié à la mémoire de Dominique M., qui m'avait communiqué ces enregistrements. R. I. P. 


Illustration : microsillon et tourne-disque à pavillon © Canva

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