1950 – Gérard Philipe tourne "Juliette ou la clé des songes" (1)

 "Juliette ou la clé des songes" : Michel dans les caves du château

Une grande attente entoure le film de Marcel Carné, Juliette ou la Clé des songes, comme le montre ce publi-reportage portant sur le tournage du film. Les extérieurs ont été tournés début juillet, Le Film français du 30 juin 1950 précisant que « Marcel Carné est déjà sur place et sera rejoint dans quelques jours par ses collaborateurs : Alekan pour la photographie, Trautner pour les décors, et ses principaux interprètes : Gérard Philippe (sic), Yves Robert, Roger Caussimon. Suzanne Cloutier, qui sera Juliette, essaie actuellement les ravissants costumes spécialement créés pour elle. »

Pour Le Film français du 4 août 1950, Lucie Derain revient sur le tournage du film, qui s’est déplacé de l’arrière-pays provençal à différents studios de la région parisienne.

 

« Depuis plusieurs années, Marcel Carné désirait ardemment réaliser un film tiré de la délicieuse pièce de Georges Neveux, intitulée Juliette ou la Clé des Songes. Sa douce ambition devient enfin réalité dans plusieurs studios parisiens, ceux de Joinville, de Saint-Maurice, de la rue Francœur et bientôt de Boulogne.

Le visiteur qui pénètre sur le plateau supérieur des Studios Francœur est plongé, sans transition, en pleine époque moyenageuse ; une immense bibliothèque donne l'illusion du réel, grâce à une "découverte" photographique représentant des milliers de livres, puis la salle des gardes, éclairée par des ouvertures qui sont plus des meurtrières que des fenêtres. Une glace richement dorée réfléchit l'image d’une gracieuse jeune fille en robe de mousseline vaporeuse et aux longs cheveux blonds : c’est la pure Suzanne Cloutier, héroïne de ce film qui chevauche le rêve et la réalité ; c'est aussi Juliette et sa beauté éthérée, la bien-aimée de l'infortuné Michel.

 

Gérard Philipe dans "Juliette ou la clé des songes" : la bibliothèque du château
"Juliette ou la clé des songes" : le village sans nom
 

Marcel Carné, après de longues recherches, de nombreux essais, a finalement porté son choix sur Suzanne Cloutier […]. Gérard Philippe (sic), c'est Michel, l'amant tourmenté de Juliette, pour qui il dérobe un colifichet et se fait emprisonner ; des jeunes comédiens de grand talent postulèrent ce rôle; mais c'est finalement celui qui fut l'Idiot, le Docteur Faust de La Beauté du Diable, celui qui avait Le Diable au Corps, qu'engagea Marcel Carné pour cette interprétation toute en nuances, d’un jeune homme chimériquement amoureux et malheureux, que son rêve transporte hors des réalités brutales et repoussantes, à l'écart des humains cruels et bavards.

Toute l'équipe technique a déjà réalisé, dans les dix premiers jours de tournage, d’importantes scènes en extérieur, avec Gérard Philipe ; Marcel Carné les a tournées dans une région baignée de lumière, où se situent les villages d’Entrevaux, de Gattières et la petite ville de Sisteron, Le réalisateur en a rapporté 400 mètres de pellicule "utile", impressionnée sous un ciel qui ne fut pas toujours immuablement bleu. En dernier ressort, c'est le village de Peillon qui sera le "village des gens sans mémoire".

 

Juliette ou la clé des songes : Michel sort de prison

Face au paysage éblouissant de soleil, devant des façades ocrées de maisons en escaliers, une prison a été bâtie, d’où Michel s'évade pendant son rêve. Il quitte sa geôle, laissant ses deux compagnons de captivité, repousse la grille pour pénétrer en marge de la vie normale, dans un village comme il n'en existe qu'en rêve — ou en Provence. Michel-Gérard Philippe (sic) recherche Juliette-Suzanne Cloutier, la clé de ses songes. Combien de tourments, d'obstacles, de pièges lui sont tendus avant qu'il puisse se réveiller et retrouver enfin la jeune fille qu'il aime...

Dans la pièce comme dans le film, le rêve du prisonnier l'introduit au village sans nom, où vivent des habitants sans mémoire. À chacun il demande Juliette. Les uns ou les autres répondent : "C'est ma sœur, elle est morte", ou l’identifient au nom d'un oiseau ou d'une fleur. Dans ce voyage immobile et pourtant agité, le dormeur éveillé franchit les bornes de l'espace et du temps, et visite le château enchanté du "Personnage", qui n’est autre que Barbe-Bleue ; Jean-Roger Caussimont lui prête sa haute stature et son visage rude. À chaque tournant de son rêve. Michel retrouve le "musicien" (Yves Robert) dont l'accordéon fait résonner le leit-motiv musical du compositeur Joseph Kosma.

 

"Juliette ou la clé des songes" : Juliette et Michel

Juliette ou la Clé des Songes est adapté de la pièce de Georges Neveux par Marcel Carné et Jacques Viot. Le réalisateur a réservé quelques rôles, peu nombreux, [à des] excellents comédiens […] et s’est entouré de fidèles collaborateurs, les décorateurs Trauner et Capélier ; le chef-opérateur Alekan et son assistant Tiquet ; Raymond Voinquel, le photographe de plateau, la script-girl Paule Converset, la maquilleuse Paule Dean, l'ingénieur du son Lebreton, le monteur Azar. […]

Dans quelques jours, l'équipe se transportera aux studios de Joinville où seront tournées de grandes scènes d'intérieur, puis ce sera les studios de Boulogne où Michel poursuivra une Juliette insaisissable à travers la forêt de légende qu'on y plante actuellement.

Juliette ou la Clé des Songes est une œuvre de qualité, insolite, merveilleuse, où se côtoient toute la tendresse du monde, le fantastique de visions nées du sommeil, la haute sagesse de l'amour obstiné et triomphant. Dans ce climat de prodige et d'enchantement, Marcel Carné qui fut, souvenons-nous-en, le réalisateur des Visiteurs du Soir, à été solidement épaulé par son producteur de La Marie du Port Sacha Gordine, lequel a permis la réalisation d'un rêve ancien de ce maître de la caméra.

Ce sont les Films Marceau qui distribueront Juliette ou la clé des Songes»

 

Gérard Philipe, durant le tournage en Provence avec Marcel Carné

Comme le confiait alors Marcel Carné à L’Écran français (28 août 1950), « Juliette est un projet ancien. En 1941 déjà, j’avais voulu porter la pièce de Neveux à l’écran. Cocteau s’était chargé de l’adaptation et Christian Bérard des décors. Mais c’est finalement "Les Visiteurs du soir" que je préférai réaliser alors. »

L’envie lui en était venue après avoir vu une représentation de la pièce de théâtre de Georges Neveux avec Renée Falconetti en Juliette, en mars 1930. En 1941, le réalisateur avait signé un contrat avec le producteur André Paulvé. Pour ce projet, le scénariste était Jacques Viot, les dialogues devaient être signés Jean Cocteau et les décors auraient dû être signés Christian Bérard, ami et collaborateur fidèle de Cocteau et de Louis Jouvet : on rêve à ce qu’il aurait pu en faire, quand on se souvient de La Belle et la Bête… La distribution envisagée était Jean Marais (forcément !) pour Michel, et Micheline Presle en Juliette. « Le Personnage » aurait été le grand Fernand Ledoux et l’accordéoniste, l’encore débutant Alain Cuny. Mais la conjoncture politique si difficile et la crainte de la censure firent reculer le producteur, également confronté au casse-tête insoluble de trouver une forêt propice au tournage : Les Visiteurs du soir sera mis en chantier à la place de ce projet et Carné dut renoncer momentanément.

C’est le succès de La Marie du Port de Carné qui pousse le producteur Sacha Gordine à remettre en chantier ce projet avorté. Mais cette fois-ci, c’est le dramaturge Georges Neveux qui se charge d’adapter les dialogues issus de sa propre pièce de théâtre : il ne restera quasi rien du travail initial de Jean Cocteau.

De même, il fallait retrouver des acteurs, la distribution initiale ne convenant plus. Parmi les « jeunes comédiens de grand talent » qui postulèrent pour le rôle, on trouve Serge Reggiani, Michel Auclair, Roland Lesaffre, Philippe Mareuil, Pierre Cosse, Jacques Carteaud, Jacques Porteret, comme l’explique un article de Cinémonde (5 juin 1950), qu’on peut trouver en ligne. Pour Juliette, Leslie Caron (qui partit finalement à Hollywood, au grand dépit de Carné), Odile Versais, Anouk Aimée, Brigitte Auber, Loleh Bellon, Anouk Ferjac, Nicole Maurey, Dominique Blanchar firent aussi des bouts d'essai, tout comme Suzanne Cloutier, finalement retenue. Quant à Gérard Philipe, il fut engagé sans en avoir besoin… (Certaines de ces informations sont tirées de la présentation de Philippe Morrisson, L'Histoire de Juliette ou la clé des songes, livret du DVD Doriane Films, 2020.)

Marcel Carné précisait à Combat (1er mars 1950), à l’occasion de la présentation de La Marie du Port au Festival de Cannes :

« […] je vous parlerai plus volontiers de Juliette, que je suis venu préparer dans le Midi avec Jacques Viot et Georges Neveux. J’espère qu’après l’expérience de La Marie du Port, produit dans des conditions parfaitement normales, on me laissera carte blanche pour tourner ce nouveau film qui sera aussi fantaisiste que le précédent est réaliste — encore que dans le ton de la comédie.

Il y a longtemps que je songe à l’adaptation de cette pièce de Georges Neveux, Juliette ou la Clé des songes, depuis 1941 très précisément. Le découpage était presque achevé lorsque j’ai dû alors abandonner mon projet. Depuis j’ai éprouvé le besoin de le refaire entièrement. Je voudrais donner un peu plus de chaleur humaine, le rendre un peu plus proche de ce que Mac Orlan appelle le fantastique social. On évolue, n’est-ce pas, en même temps que son époque.

Je ne renie pas les films que j’ai faits autrefois et je ne pense même pas qu’ils soient aussi pessimistes qu’on aime à le dire (à partir du moment où l’on montre des êtres qui rencontrent, ne serait-ce qu’une fois dans leur vie, un instant de bonheur.,.). Mais il est sûr que si j’avais aujourd'hui à les refaire, par exemple Quai des Brumes — et je pense que mon camarade Jacques Kléber serait d’accord avec moi — nous les referions dans un esprit assez différent. On s’exprime toujours à travers l’air du temps. Juliette, qui est une sorte de fait divers, expliqué par un rêve, ne sera pas un film noir. »

 

Pour mémoire, on trouvera ICI le scénario romancé du film tel qu’il est paru dans le magazine Mon Film (27 février 1952), et d'autres reportages sur le tournage ICI.


Illustrations : portrait de Gérard Philipe lors du tournage en Provence, publié dans Le Film français du 4 août 1950 – photographies de plateau de Raymond Voinquel © MAP.

 

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