1950 – Gérard Philipe tourne "Juliette ou la Clé des songes" (2)

"Juliette ou la Clé des songes" : Gérard Philipe dans la forêt (photo : R. Voinquel)

Après un séjour en Provence, Marcel Carné et les personnages de Juliette ou la Clé des songes ont désormais pénétré dans la forêt dans laquelle se dresse une mystérieuse guinguette et se déroule un bal étrange… La forêt est artificielle et plantée en studio ; les arbres en toc (ou plutôt en béton et staff) ; et le réalisateur et ses interprètes (enrhumés) bien occupés. Cela n’empêche pas la presse de venir faire un petit tour sur le plateau…

 

Relativement chanceux, Alain Guérin parvient à attraper quelques mots au vol pour Ce Soir (23 septembre 1950) :

 

Marcel Carné et Gérard Philipe (Ce Soir,23 septembre 1950) photo Gallica
 

Dans la forêt en « staff » du Père la Jeunesse, MARCEL CARNÉ nous donne LA CLEF DE SES SONGES

« Il y a un "monde à la Carné", une certaine manière de voir les choses comme ça et pas autrement, de regarder la vie en face et en rêve sans que ça grince, mais de façon que s’ouvrent "les portes de la nuit" sur des histoires où le désespoir a quelquefois la dernière bobine, mais jamais le dernier mot, car au passage ceux qui s’aimaient ont entrevu le bonheur.

Ainsi pense-t-on d’abord pour partout à la fois, tout contrôler, Marcel Carné au monde qu’il crée tout régler. En ce moment il est plutôt qu’au petit homme élégant, assis à la pointe d’une grue avec vif, précis qui sait où il va et va Alékan, le directeur de la photographie dont l’œil ne quitte, pas la caméra. Pendant qu’Alékan met la dernière main aux éclairages pour un "travelling en plongée" particulièrement délicat, Carné donne des conseils à Gérard Philipe (notre cliché).

Le film qu’on tourne actuellement est tiré d’une pièce de Georges Neveux qui porte le même titre : Juliette ou La Clé des Songes. Envoûtante histoire, qu’en dire sans en déflorer le charme ?

Juliette, c’est Suzanne Cloutier. Elle est belle et blonde. "Une merveilleuse partenaire", assure Gérard Philipe qui, comme je lui demande ce qu’il pense de ce rôle et de ce film, ajoute :

— Dans les extérieurs, Carné a cherché à rendre le ciel d’été noir. Toute la chaleur, toute la lumière vient du sol. Cela est significatif. Il n’est même pas besoin d’ajouter que, comme le sujet, je trouve mon rôle merveilleux et merveilleux aussi de travailler sous la direction d’un tel réalisateur.

Je laisse Gérard Philipe pour m’enfoncer dans le sous-bois où les fils électriques glissent comme de petits serpents noirs sur la mousse artificielle, tandis que les chênes et les ormes en "staff" attendent un vent qui ne viendra pas.

"Juliette ou la Clé des songes" : Gérard Philipe dans la forêt (photo : R. Voinquel)

Ce bois est près du village sans mémoire. C’est un bois où l’on vient boire à la guinguette du "Père La Jeunesse" que joue René Génin paré d’une barbe blanche qui lui donne une tête de Père Noël, un Père Noël qui apporte à ses clients des poignées de souvenirs frais comme les fleurs qui, dans cette forêt, poussent partout entre les branches.

— On peut se demander pourquoi j’ai pris un studio pour tourner cette scène de forêt, alors qu’il y a partout tant d’arbres. Eh ! bien, j’ai cherché en vain un sous-bois où les éclairages puissent convenir. Je ne vous parle pas de ce qu’aurait été l’entretien de 200 figurants en plein bois pendant vingt jours de tournage. Cela vous donne mon opinion sur la question studio ou extérieur. Je ne suis aveuglément ni pour l’un, ni pour l’autre.

Marcel Carné s’est animé en parlant. Je lui demande alors si, malgré tout, il a des projets :

— Bah ! Quelques idées dont Germinal de Zola. Mais on ne peut actuellement montrer la police en train de tirer sur les ouvriers. J’ai aussi depuis longtemps l’envie de réaliser le Leviathan de Julien Green et un film d’anticipation : Les Évadés de l’an 4000, quelque chose qui ne soit pas dans le style des anticipations scientifiques allemandes, mais ait un côté souriant. Enfin je songe à un film en couleurs.

Marcel Carné a dit tout cela très vite. Déjà il est auprès de la caméra, auprès des acteurs, auprès du grand rêve de bonté qu'il porte dans la tête.

Un légionnaire me salue comme je sors du studio. C’est Roland Lesaffre, un jeune débutant de talent. Mais qui sur ce plateau n’a pas de talent ? On se le demande... »

 

"Juliette ou la clé des songes" : Roland Lesaffre photographié par Raymond Voinquel

 

Moins chanceux ou plus réticent à dévoiler l’action ! son confrère du Figaro Roger Cantagrel décrit davantage la forêt… et ses inconvénients !

 

 

UNE FORÊT "FABRIQUÉE" SOUS LA DIRECTION DE MARCEL CARNÉ

« Nous reproduisons une image de la forêt dans laquelle Marcel Carné tourne les dernières scènes de son film : Juliette ou la clé des songes. Malgré son caractère d’authenticité, la forêt n’est ici qu’un vaste décor construit par Trauner sur le grand plateau des studios de Boulogne. Les arbres, montés sur roulettes, sont en staff ; les feuilles véritables voisinent avec les feuilles artificielles, et pourtant on n’a jamais vu acteurs et techniciens éternuer avec tel ensemble dans un studio.

On en découvre la cause dans l’humidité ambiante volontairement entretenue pour que restent vivaces les plantes naturelles. Si les rhumes témoignent de la vérité du décor, ils sont, on s’en doute, un objet d’ennuis quotidiens pour l’ingénieur du son.

Marcel Carné ne s’en soucie guère : on peut le voir, entre deux prises de vue, apporter un soin jaloux aux plus humbles détails, relevant lui-même une tige de fougère affaissée, exigeant que l’on déplace de quelques centimètres un arbre robuste qui ne paraît pas avoir moins d’un siècle d’existence.

La scène qu’évoque notre photographie s’insère dans les longues séquences du rêve qui tient, on le sait, une large place dans l’œuvre de Georges Neveux. À gauche, on voit Yves Robert, le meneur de jeu de l’histoire, préluder par quelques accords tirés de son accordéon à l’entrée dans le "champ" de Gérard Philipe, toujours à la poursuite de Juliette. Pendant ce temps, dans un restaurant voisin du studio, où nous l’avons rencontrée, l’"immatérielle" Juliette (Suzanne Cloutier) prenait tranquillement son repas... » (Le Figaro, 29 septembre 1950)

N. B. : la photo d'illustration ci-dessus n'est pas celle du Figaro, de trop mauvaise qualité, mais presque la même...


"Juliette ou la Clé des songes" : Gérard Philipe et Suzanne Cloutier dans la forêt (photo : R. Voinquel)

Malgré la sophistication du dispositif et la beauté des images, le film sera un échec public et critique.

 

Illustrations : Gérard Philipe et Marcel Carné (photographie : Ce Soir) © Bibliothèque nationale de France/Gallica – photographies de plateau de Raymond Voinquel (scènes dans la forêt, portrait de Roland Lesaffre) © MAP.

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