1952 – Un Lorenzaccio façon Luis Mariano? (Daniel Ivernel se souvient)

 Gérard Philipe et Daniel Ivernel dans Lorenzaccio (photo de Mario Atzinger)

Après avoir interprété le rôle-titre de Lorenzaccio dès 1946 à la radio (ce qui est généralement occulté dans les biographies de Gérard Philipe), c’est en 1952 que le comédien aborde le rôle sur scène, lors du festival d’Avignon. La régie est également de Gérard Philipe, l’état de santé de Jean Vilar ne lui ayant pas laissé la possibilité de la mener à bien. Après Avignon, la pièce de Musset sera reprise à Chaillot en 1953.

Le premier duc Alexandre de cette production est Daniel Ivernel. Il a partagé certains de ses souvenirs avignonnais, s’étendant plus spécifiquement sur son illustre partenaire et sur la manière oblique dont le chef de troupe donnait certaines de ses indications…

 

« Je me souviens d'une "couturière". Jean Vilar était dans la salle, il n'était pas heureux, on le sentait. Un comédien dont je tairai le nom s'arrêtait à chaque réplique, il avait certainement le trac. Vilar s'impatientait et lui criait : "Dis ton texte". La répétition s'est déroulée, c'était sinistre.

Le lendemain, c'était "la générale". Dadé (André Schlesser) et Coussonneau, les serviteurs de scène passaient sur le plateau avec des oriflammes sur l'admirable musique de Maurice Jarre. Les magnifiques lumières de Pierre Saveron ont inondé la scène, les trompettes ont retenti. Nous avons entendu les applaudissements ! Gérard qui rentrait en scène avec moi, m'a dit : "Ils sont en train de nous "cueillir"". Il a cru que la salle trouvait ça moche, trouvait ça con.

En réalité, tout était tellement beau, les étendards, la musique... Que le spectacle était "parti".

Moi, je n'y ai vu que du feu. Je me souviens bien du début et puis je me souviens de deux heures du matin. Le reste demeure une espèce de rêve.

Gérard et moi dans Lorenzaccio formions un couple, un couple d'hommes. J'étais fou de joie de jouer avec lui et je voyais bien qu'il était ravi de jouer avec moi. Nous étions en si parfaite communion et si contents de Vilar, lui-même fou amoureux de ses deux comédiens que ce spectacle ne pouvait que marcher !

Tout cela avec une grande pudeur, sans se le dire : Gérard jouait et retournait avec sa femme "Au Vieux Moulin" à Villeneuve-lez-Avignon, Vilar était à "l'Auberge de France" et moi j'allais souvent traîner à la campagne et ne rencontrais que peu de gens. Le seul que je voyais était Charles [Denner] parce que nous logions dans le même motel de l'autre côté du Rhône. (...)

Dans Lorenzaccio, au moment où le duc est assassiné, toutes les cloches de Florence se mettent à sonner. Vilar s'était arrangé, sans nous avertir, grâce à des talkies-walkies ou un moyen analogue, pour faire sonner toutes les cloches d'Avignon ! Ça a été une espèce de sommet où on atteint le divin, où tout devient divin. L'émotion nous étreignait tous et nous avons vécu, à ce moment-là, avec le public, une communion parfaite et inoubliable.

C'était ça Vilar. » (Cité dans 30 ans de festival en Avignon (1947-1977), photos Mario Atzinger. Présenté par Geneviève Peyron, préface de Georges Wilson. Édisud, 1999, p. 42.)

 

Mais tout ne roule pas forcément tout seul, malgré (ou à cause) du triomphe remporté… Daniel Ivernel se souvient encore :

 

« La Cour d'Honneur a un talent fou ! Nous étions tous bons dans cette Cour des Papes.

Je me rappelle Lorenzaccio : la plastique était belle, la mise en scène était belle, le public était en or...

J'étais arrivé là grâce à Gérard Philipe que je connaissais du Conservatoire où j'étais aussi avec Michel Bouquet, Denise Gence, Micheline Boudet…

Les répétitions avaient commencé quand Jean Vilar est tombé malade. Gérard a repris la mise en scène, lui a parlé de moi et j'ai eu Ia chance d'être engagé. (...)

J'ai beaucoup aimé le rôle du duc Alexandre, et puis c'était ma première Cour d'Honneur ! C'était miraculeux ! Il faut dire que Vilar savait la faire respirer, cette cour, de cette respiration d'ailleurs un peu méditerranéenne...

Les costumes de Lorenzaccio étaient très beaux. Celui de Lorenzo qui est une merveille, vaut quatre sous ! Seulement il y avait le génie de Gischia !...

Nous avons eu des triomphes et les triomphes sont dangereux. Nous ne sommes pas rentrés en scène que la salle est "partie" ! La salle décale le spectacle, les acteurs décalent le spectacle...

Un jour, où nous avions été applaudis au-delà du possible, Gérard et moi nous sortions de scène. Il y avait là Vilar qui attendait avec d'autres comédiens. Nous pensons immédiatement qu'il va nous complimenter et voilà qu'il dit à Gérard :

"— Dis-moi, Gérard, Lorenzaccio, tu sais, ce n'est pas La Belle de Cadix.

Ah, bon ? dit Gérard surpris.

Et puis, poursuit Vilar, tu n'es pas Luis Mariano, c'est autre chose..."

Et se tournant vers moi :

"Quant à toi, Daniel, tu m'as fait l'effet de vouloir jouer Bourvil."

Les dix ou quinze qui étaient là, hurlaient de rire, contents de se dire :

"Tiens, en voilà deux qui se font accrocher. "

Mais il avait touché juste. C'est vrai, Lorenzaccio devenait une sorte d'opérette. Ça devenait un tel triomphe qu'il n'y avait plus de piste. Il avait trouvé ce moyen pour nous mettre en garde.

Au moment de retourner en scène, il nous a attrapés chacun par les épaules et nous a embrassés sur la joue.

"Allez-y, allez."

Je me suis rendu compte tout de suite qu'on ne jouait plus pareil. Trois minutes après, nous nous étions repris et nous avions repris le public.

Ça, c'était tout Vilar. » (Ibid., p. 44.)

 

Mentionnant l’admiration qu’il a pour Vilar et son travail avec les comédiens, Daniel Invernel relate aussi une anecdote mentionnant Gérard Philipe :

« Lorsque je n'étais pas sur scène, j'étais dans la salle. C'était un bonheur, une volupté de jouer au T.N.P. Vilar avait une façon de vous mettre en scène absolument admirable. Il n'imposait jamais une mise en scène : il la suggérait. Il amenait tout aux acteurs et les acteurs pouvaient monter leur rôle tout seul sans avoir quiconque pour leur dire : "Tu fais ceci ou cela." (...)

Quand on n'arrivait pas à sortir son rôle, il disait : "Ce n'est pas de ta faute, c'est de la mienne, je n'ai pas su t'expliquer, je n'ai pas su te parler du rôle, alors je vais le faire."

Il n'était pas très démonstratif. Seulement, quand il était content, il avait une certaine façon de vous mettre le bras sur l'épaule et de vous regarder qui vous remplissait de joie.

Il avait un amour de ses comédiens comme je ne l'ai jamais vu. Je n'ai jamais entendu Vilar dire du mal d'un comédien, il ne l'admettait pas.

Un jour de répétition, alors que Gérard Philipe butait sur un texte, il y avait dans la salle deux comédiens qui ne l'ayant pas vu derrière eux, se moquaient de Gérard. Vilar les a mis à la porte : "Je pense que vous n'aimez pas Gérard, que vous n'aimez pas ce que je fais, vous n'êtes pas faits pour le T.N.P."

Comme d'autres ont aimé Dullin ou Jouvet, moi, j'ai aimé Vilar. Il avait une telle intelligence des textes qu'il vous portait presque à votre insu. Là, ce n'était même plus du talent, c'était une forme de génie du théâtre. » (Ibid., p. 132.)

 

On trouve de très belles photographies de ce Lorenzaccio avignonnais (ainsi que des autres spectacles du Théâtre National Populaire) dans le splendide ouvrage cité ci-dessus. Un must !

 

Illustration : détail d’une photographie de Mario Atzinger.

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