1954 – Richard II, jeux de rôle et passation de couronne

 Gérard Philipe en Richard II de Shakespeare

En 1954, Jean Vilar abandonne le rôle-titre de Richard II de Shakespeare qu’il jouait et transmet le rôle à Gérard Philipe : « le roi est mort ! Vive le roi ! », comme il le notera dans une de ses célèbres notes de service. Pour l’occasion, la mise en scène est légèrement remaniée par/pour Gérard Philipe (la personnalité des deux interprètes est radicalement différente et Philipe ne saurait mettre exactement ses pas dans ceux de Vilar), une tenture de fond rajoutée donne plus de couleur à certaines scènes (ce qui sera reproché par certains chroniqueurs), et les costumes du roi sont transformés par le peintre et décorateur Léon Gischia – sans grand enthousiasme, tant pour lui le rôle ne peut appartenir qu’à Vilar…

Ses réserves semblent tout d’abord tout à fait justifiées : les répétitions font apparaître une conception du rôle surprenante ; détonante, même !

Se confiant dans les années 1960 au journaliste et écrivain Claude Roy, fidèle compagnon du TNP et non moins fidèle ami de Gérard Philipe, Jean Vilar égrenait des souvenirs plus tard retracés par l’écrivain :

« Pendant les répétitions de Richard II, racontait Vilar, Gérard était intenable, insupportable, "une puce". "Sur le plateau et dans la salle, disait Jean, il n’arrêtait pas de faire le clown, et les pitreries qu’il inventait dans la vie se prolongeaient dans son rôle. Richard devenait une sorte de Fou du Roi, plutôt qu’un roi un peu fou. On se demandait où ça allait s’arrêter. Léon (c’est Léon Gischia que parlait Vilar) était un peu indigné et très inquiet. Il me disait : "Ce n’est pas ça du tout, pas le personnage. Richard ce n’est pas Guignol. Il faut que tu fasses quelque chose, que tu l’empêches…"

"Et qu’est-ce que tu as fait ? " demandai-je à Vilar.

"Mais rien du tout, dit-il. J’ai seulement attendu que ça passe à Gérard. Et quand ça lui a passé, il faisait passer à travers le rôle juste ce qu’il faut de bouffonnerie un peu hagarde et de dérision. Il y avait dans le travail de Gérard ce qu’a dû vouloir Shakespeare, quand Richard est au fond du piège, et qu’il crève de rire en disant... c'est dans le texte... Je suis rempli de larmes..." (…) » (Claude Roy, Jean Vilar, Calmann-Lévy, 1987, p. 177.)

 

C’est l’occasion pour les deux hommes de se rappeler un jeu de scène marquant, qui illustre magnifiquement le travail intérieur de Gérard Philipe sur ses rôles, tirant parti de ce qui l’entoure et à l’affût même de ses propres réactions dans la vie.

Claude Roy poursuit en effet :

« (…) "Et il y a eu ce moment inouï, avec la couronne, poursuivait Vilar. Tu te souviens ? (Oui, je me souvenais...) Quand Gérard un soir a trouvé cette idée un peu folle de couronne, de la manipuler comme quand il et faisait des jongleries avec le ballon pour faire marrer les copains. Jetant des injures à Bolingbroke qui vient "d’avoir sa peau" en mettant la couronne en porte-voix, en cadre, en cerceau autour de sa tête, s’en servant comme d’un accessoire de clown, grotesque hochet..."

Mais ce que ranimait pour moi Vilar, en ressuscitant Gérard, le roi déchu Richard II en train de l’emblème du pouvoir qu’on allait arracher de lui comme d’un jouet à la fois sarcastique et sinistre (et Gérard avait aussi un geste de bouffonnerie sublime : il faisait tourner la couronne autour de son doigt comme un homme ivre fait le pitre avec un chapeau en papier, avec un de ces "accessoires de cotillon", qu’on distribue aux clients des boîtes de nuit), ce que Vilar réavivait dans ma mémoire, c’était un autre souvenir-dans-le-souvenir, une autre image en filigrane. Car je me souvenais d’un jour où avec Gérard et Anne, un peu avant Richard II, nous avions discuté, de politique, bien entendu. Et, à distance, ce qui avait, ce jour-là, mit si fort en rage Gérard et nous, apparaît maintenant si peu important, tellement dépassé (une de ces imbécillités solennelles que professait alors le parti communiste "sur le front idéologique"). Mais en parlant, en s’emportant, commencé à jouer avec son teckel, qui s’appelait Zoé. Il tenait à la main le collier de cuir de la chienne détaché du cou de la bête. Il agaçait celle-ci avec le collier. Il le tournait, et en parlant, imitait le flic tchèque à la frontière, à son retour de Prague.

La Sécurité tchèque avait gravement saisi dans le wagon de Gérard et de ses camarades du T.N.P. un album sur l’histoire de Prague qui datait de 1947 ou 1948, l’avait emporté dans un bureau où les policiers avaient conféré longuement. Et quand ils avaient rapporté le livre à Gérard, il manquait les vingt dernières pages, que les gardiens de "l’ordre socialiste" avaient arrachées. Parce que la version qu’elles devaient donner des dernières années de la capitale ne devaient plus être orthodoxe, et qu’il fallait éviter à tout prix de contaminer avec un poison idéologique un esprit comme celui de Gérard Philipe.

Alors Gérard, jouant avec le collier, en faisait un monocle géant, une jugulaire, imitant l’accent gendarme tel que pourrait l’avoir un policier tchèque s’il parlait français comme un brigadier des douanes corses. Gérard inventait le discours du ministre de la Culture expliquant que sur le front idéologique-une-fermeté-inébranlable-était-le-devoir-des-intellectuels. Je riais, et j’étais fasciné par le jeu des mains de Gérard maniant le collier, s’en servant comme d’un accessoire qui devenait tour à tour le képi du douanier, le porte-voix de l’orateur politique haranguant une foule, et le rond de l’œil tout rond de celui qui n’en revient pas d’écouter tant de sottises.

Et quelques mois plus tard, sur le plateau du Palais de Chaillot, c’était les mêmes mains, maniant cette fois, non plus, dans le bavardage d’un après-déjeuner, un banal collier de cuir, mais dans les projecteurs de Pierre Saveron, la couronne du roi anglais. C’étaient les mêmes mains dont la fièvre moqueuse, rageuse, me fascinait. (…) » (Claude Roy, Jean Vilar, Calmann-Lévy, 1987, p. 177-179.)

 

Gérard Philipe en Richard II de Shakespeare, avec Jean Vilar

 

Richard II, un passage de relais (discuté) entre Jean Vilar et Gérard Philipe

Fin connaisseur du rôle – et pour cause ! – Jean Vilar se confie très longuement dans son fameux Memento quand il assiste en spectateur à la prise de rôle de son cadet. Sentiment de dissociation ? Regrets ? On ne peut écarter, malgré toute l’admiration de Vilar pour Philipe, ce certain sentiment de malaise qui sourd entre les lignes. Voyons plutôt :

 

« 3 février 1954

Hier soir pour la première fois, Gérard dans le rôle de Richard II.

À chaque fois, je m'émerveille de ses dons, de cette grâce qui sait rester discrète, de cette technique si pure. Spectateur perdu au milieu de cette immense assemblée, je regardais et j’écoutais.

Non sans inquiétude. À la lettre, ici et là, j’avais peur. Oui, peur. Pourtant est-il un comédien jouant sur ce monstrueux plateau qui m’ait jamais inspiré autant de confiance ? Mais je connais trop bien le rôle ; je le jouais encore il y a quinze jours. Attentif au moindre geste des uns et des autres — la mise en scène est nouvelle et a été conçue par Gérard — je revenais toujours à ce "roi des douleurs". Jamais ne me fut plus évident que notre façon de servir un rôle est absolument différente. S’opposent absolument l’utilisation des moyens de chacun et, aussi bien, l’expérience des choses de la scène qu’avec le temps nous avons l’un et l’autre acquise. Enfin, là où il rit, je me laissais gagner par la peine. Il est attendrissant là où je passais en me moquant.

En définitive, ce drame est devenu pour moi hier au soir une autre œuvre. Je ne la reconnaissais plus et j’éprouvais ce sentiment assez étrange d’entendre un texte que je sais par cœur "sortir" à la fois d’un autre et de moi. Car à chaque phrase que là-bas sur le plateau prononçait ce nouveau Richard, jamais je n’oubliais ce que je faisais alors sur la scène. Chose bizarre, un certain fantôme venait se superposer à ce corps réel qui au loin sur le plateau allait et venait, s’asseyait, s’immobilisait, tombait avec le dernier mot. À me souvenir à ce point de ce que je faisais, faut-il donc en conclure que je conduisais le personnage plus que je ne l’étais ?

Gérard, jouant tout à fait autrement ce magnifique rôle, troublait en définitive mon jugement, m’interdisait par ses trouvailles mêmes toute analyse utile et sérieuse de son jeu.

La représentation terminée, j’ai éprouvé un sentiment de vide extrême comme après un long et épuisant effort.

(Mémento : Gérard savait son rôle par cœur dès la première répétition.) » (Jean Vilar, Mémento du 29 novembre 1952 au 1er septembre 1955, Gallimard, 1981 p. 53-54.)

 

Cette différence d’approche, les chroniques dramatiques la met alors très en avant, donnant en général l’avantage à Jean Vilar (dont les emplois penchent davantage vers les rôles d’autorité et de rois), comme en témoigne l’analyse de Cécile Falcon, « "L’illusion et les tentations de la création" : Jean Vilar et La Tragédie du roi Richard II, du premier festival d’Avignon au TNP », dans Shakespeare au XXe siècle. Mises en scène, mises en perspectives de King Richard II, Presses universitaires de Rennes, 2007.

 

Dans Le Monde du 8 février 1954, Robert Kemp est également sensible, comme Jean Vilar, à une certaine inversion des paradigmes du personnages :

« (…) Le personnage de Richard, devenu si différent de ce qu'en faisait Vilar au point qu'on croirait le positif et le négatif d'une même image, a encore semblé énigmatique. Les deux interprètes ont de la peine à le saisir. Mais Philipe semble s’approcher davantage de la vérité qui, dans, le texte, se cache comme l'amande dans sa coque. Vilar, précis, mécanique, les réflexes rapides, donnait, au début, une apparence d'énergie et de ruse à ce roi amolli, vacillant, précocement usé par de sales plaisirs et destiné au masochisme ou au "dolorisme"... Il rendait difficile la compréhension du personnage, avec cette dureté de gestes, son regard "d'acier" et cette voix qui psalmodiait une sorte d'évangile, obscur à qui l'écoutait bien, parce qu'il fourmillait de contradictions...

Gérard Philipe, très jeune, beau et pâle, flexible, les cils blonds, les yeux clignotants d'inquiétude et de doute, fait penser à un beau dégénéré ; à un dé nos derniers Valois ; à un Habsbourg dévirilisé... (…) L'arrêt du combat semblait, avec Vilar, un acte d'autorité... On voit bien, avec Philipe, que c'est une fuite, une esquive des devoirs royaux ; ce roi est une poule mouillée ; il a peur du sang qui coule, et des choix résolus. Il a peur de sa responsabilité de roi... (…) Richard va être ébranlé par la première "botte" de ses adversaires. En ne tranchant pas la querelle Bolingbroke-Norfolk, il a mécontenté toute la noblesse. On l'abandonne. Un beau désespoir va-t-il le secourir ? Non, il va changer de rôle. Il est né comédien. Il va pleurer, pleurnicher ; et, faute de se hausser à la grandeur d'un roi, il tentera de devenir martyr... Je le disais : c'est du dolorisme. Incapable d'énergie active, il saura subir la souffrance, se bien tenir devant l'injure, et donner un air de noblesse à son humiliation. Richard jouera le rôle d'un martyr ; tout enivré de gravir, à son tour, les sentiers rocailleux de son Golgotha... Sa misère le rend lyrique. (…) Il me semble que c'est ainsi que Philipe bâtit le personnage ; lentement mais sûrement. Et ainsi que Shakespeare l'a conçu. (…) Le malheur stoïquement enduré compensant les défaillances de la volonté, de la pensée et du cœur. »

 

Le jugement également nuancé de Marcelle Capron pèse les forces et les faiblesses de cette interprétation :

« (...) Jean Vilar faisait de Richard II un tourmenté, un névrosé sans âge. Le personnage tournait à l'automate, au sublime pantin. C’était une interprétation discutable, donc défendable. Gérard Philipe le marqua de jeunesse. Il y a de la gaminerie dans son jeu. Et Richard n'est-il pas le gamin qui se blague lui-même ? (...) Et Gand ne parle-t-il pas de lui comme d'un grand enfant (...)

Ainsi la composition que fait Gérard Philipe : un Richard léger plutôt que déséquilibré, versatile plutôt que moi, fanfaron de cruauté plutôt que cruel ("Meurs donc, si tu es vieux et chagrin", crie-t-il à Gand) me semble davantage conforme au texte (et à la jeunesse du personnage) que celle de Jean Vilar.

Par contre, les scènes de l'abdication et de la prison, qui m'avaient paru manquer de grandeur (...) prennent maintenant dans mon souvenir un relief et une puissance auxquels le calme de Gérard Philipe n'atteint pas.

Il reste que Gérard Philippe (sic) garde à mes yeux l'avantage car il diversifie en même temps qu'il déploie le rôle, et l'amplifie de sa voix, de ses gestes, et l'anime de sa jeunesse nerveuse, et le pare de sa grâce de jeune prince du théâtre. » (Combat du 20 mars 1954)

 

Bien que Jean Vilar ait déclaré : « Il vaut mieux prévenir que subir (…). Ce personnage aurait un jour ou l'autre cessé d'être de mon emploi. C'est l'occasion ou jamais de le transmettre à Gérard Philipe. » (Le Monde, 31 décembre 1953), il réendossera cependant le rôle dès février 1955 avec l’éloignement momentané de Gérard Philipe du TNP.

 

De très larges extraits d’une représentation de La Tragédie du roi Richard II ont été captés et publiées en 33t, puis en CD.

Le texte de cette traduction de Jean Curtis a été édité dans la Collection du Répertoire n°10, L’Arche, 1954 (avec des photographies d’Agnès Varda montrant les deux titulaires du rôle-titre).

 

Illustrations : photo en couleurs (© DR) – photo en noir et blanc (© Agnès Varda)

Commentaires

  1. Intéressant l'article de votre blog, on imagine bien et des images le prouvent qu'il était très "espiègle", avec beaucoup d'humour, en Provence on dirait "déconneur", mais dans ce rôle de théâtre classique, c'est sûr que ça ne devait pas passer, et on imagine aisément l'inquiétude de Vilar. Mais heureusement que GP a retrouvé son sérieux et son professionnalisme. LES MAINS de Gérard, si fines, si longues, et si "parlantes", dans ces films, je les regarde souvent, comme Vilar et tant d'autres elles me fascinent. C'est beau comme Vilar reconnaît les qualités d'acteur de GP, on ne sent pas une seule pointe de jalousie, comme il le dit la pièce était devenue une "autre œuvre" : Gérard Philipe s'était approprié le rôle, on dirait aujourd'hui il l'a "revisité". Vraiment passionnant cet article, c'est bien, car il ne parle pas seulement que de l'acteur mais aussi de l'homme avec ses imitations, ses convictions politiques, de l'homme réel mais aussi de l'immense comédien qu'il était et qui le restera à jamais.

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    1. Merci pour votre commentaire ! "L'espièglerie" était sans doute une phase de recherche du personnage durant les répétitions... Quant à l'anecdote rapportée par Claude Roy, elle m'a semblé intéressante par l'aperçu qu'elle donne sur l'atelier interne du comédien pour construire son rôle. On connaît effectivement assez peu de témoignages sur cette gestation interne, car, comme le disait Philipe lors d'une interview, "le travail, ça ne se raconte pas" !

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