1952 – "Qu’est-ce que le "jeu" de l’acteur ?" s’interroge le "Journal de Genève". Réponse avec Gérard Philipe.

 Fanfan la Tulipe (scène de l'auge) copie d'écran DVD René Chateau

 

Qu’est-ce que le jeu d’un comédien ou d’un acteur ? Comment construit-il ses personnages ? Une littérature immense a été écrite sur ce thème, deux des plus célèbres essais restant Le Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot (version définitive en 1777), inspiré en partie par les écrits de la grande tragédienne Mlle Clairon, et Le comédien désincarné de Louis Jouvet (textes et de notes rédigés entre 1939 et 1950).

Il n’est donc pas réellement question pour le journaliste du Journal de Genève de régler une fois pour toute cette importante question dans ce court article, mais de brosser un portrait des multiples facettes d’acteur de Gérard Philipe. Le tournage de Fanfan la Tulipe (film dont le tournage mouvementé défraye déjà les chroniques de presse) et les débuts flamboyants du Théâtre National Populaire de Jean Vilar, lui donnent un prétexte tout trouvé pour évoquer ces variations, avec un article intitulé « Un acteur et ses personnages, Gérard Philipe ».

 

Gérard Philipe, un « acteur qui réfléchit » ?

S’appuyant sur une célèbre déclaration du comédien (« je n’aimerais pas être un acteur qui réfléchit »), le journaliste se livre à un développement filant la métaphore des jeux « enfantins », en gommant avec insistance la part de la « composition » évidemment présente dans l’art de l’acteur. En effet, malgré son assertion, Philipe a eu l’élégance de vouloir « cacher l'art par l'art même » comme le revendiquait le compositeur Jean-Philippe Rameau. Ce n’est que par des témoignages ultérieurs, et quelques rares aperçus de sa « cuisine interne » que l’on connaît le travail acharné dissimulé derrière l’élégance du jeu, lequel occulte une minutieuse mise en place et un travail approfondi sur le personnage auquel il prête ses traits.

Or Gérard Philipe est un « acteur qui réfléchit », même s’il sait très intelligemment quand arrêter cette intellectualisation nécessaire. Ce côté intellectuel est d’ailleurs un des aspects qui avait frappé René Clair quand il l’avait vu jouer Caligula. Ensuite, apparemment, ce sont l’instinct et le métier qui prennent le dessus, après l'intériorisation des choix raisonnés.

En 1956, Gérard Philipe s’est encore défendu de ce travail d’analyse (systématique ?) sur ses personnages, en affirmant qu’il ne « lisait » le scénario terminé 

« qu’une fois, après quoi je ne le relis plus jamais. Je m’occupe avec le metteur en scène de l’aspect physique du personnage, tel qu’il m’est apparu à la lumière de cette seule lecture. Je considère qu’une seule lecture donne l’impression qu’aura le spectateur après une vision. J’aime me retrouver sur le plateau devant des scènes qui me paraissent toutes neuves, mais qui entrent dans un cycle que je me suis formé à la lecture. »  (Cinéma 56 (octobre 1956), retranscrit dans Gérard Philipe par Georges Sadoul, Seghers, 1967, p. 123-124.)

 

Mais Marcel Carné a témoigné qu’il n’en était rien :

 

« Dans son travail, il ne laissait rien au hasard de l’improvisation. Tout était étudié, calculé, annotéUn jour que nous discutions calmementavec lui toutes les discussions étaient calmes de l’intonation d’une phrase, il ouvrit son scénario et me fit remarquer qu’il avait écrit en marge de la scène, à cet endroit précis, le sentiment qu’il entendait exprimer. Il n’en pouvait changer, parce quejoignant le geste à la parole, il tournait les pages tout en poursuivantplus loin une autre réplique était également annotée, un autre sentiment exprimé, qui contrebalançait le premier... Tout le scénario était ainsi rempli de réflexions, de remarques ou de réactions formant un tout réfléchi dont il entendait ne pas s’éloigner. » (Marcel Carné, La vie à belles dents, JP Ollivier, 1975, cité par Philippe Durant, Gérard Philipe, Favre, 1989, p. 74.)

 

Cette intellectualisation du rôle peut prendre divers aspects, l’un étant une attention aiguisée à ce qui l’entoure. Pour ce qui est de l’accumulation d’expérience tirée du vécu, on apprendra que, pour Fanfan, la mémoire a enrichi le jeu de l'acteur lors d’une scène-clé du film :

 

« À d’autres moment, c’est ma mémoire qui m’a servi. Ainsi quand je me lave à grande eau, avec Tranche-Montagne devant une auge. Je devais manifester mon insouciance, tandis qu’arrive le père d’Adeline pour m’annoncer qu’elle a été enlevée. Je me suis rappelé là un jeune homme que j’avais vu un jour en train de parler à son père et qui paraissait heureux de vivre. D’un bond, il avait sauté sur la margelle d’un puits pour se retrouver, accroupi, à côté de son interlocuteur, ses yeux étant restés à peu près à la même hauteur. J’avais trouvé cette manifestation de vitalité caractéristique et l’ai reprise à cette occasion. » (Entretien non référencé, cité dans Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, pp. 287-288.)

Ainsi, la question ironique de l’acteur demandant à Christian-Jaque sur le tournage s’il le trouvait assez « spontané »  s’inscrit-elle dans un jeu en équilibre entre un décorticage soigneux du personnage en situation (on sait qu’à l’origine l’acteur souhaitait doter Fanfan de plus de « conscience sociale ») et une immersion « raisonnée » dans l’action du tournage.

Mais, quel que soit ce dosage, il s’agit toujours de « composer ». En 1956, lors d’une rencontre retranscrite dans Cinéma 56, Gérard Philipe expliquait :

 

« S’identifier [au personnage], c’est beaucoup dire. Un acteur ne peut pas s’identifier complètement. Il y a toujours contrôle. Par exemple, dans ce cas-là [le comte de La Ronde de Max Ophüls], la composition a été préparée par le costume, le casque, les gants, la raideur du personnage qu’il a voulu. Il faut d’abord le projeter dans son imagination, et ensuite, on essaie de le traduire en tant qu’acteur… avec contrôle. (…) Le personnage reste une projection intérieure à définir. » (Retranscrit dans Gérard Philipe par Georges Sadoul, Seghers, 1967.)

 

Quant au théâtre, parlant du Cid, il affirmera que « le travail, cela ne se raconte pas » (cité par Souvenirs et témoignages… p. 126), mais aussi que :

 

« (…) Chaque fois que l’on parle du paradoxe du comédien de Diderot, il vaut mieux pousser à fond les hypothèses. L’acteur sans contrôle de lui-même, qui se laisserait prendre entièrement par son rôle, se casserait la figure en sautant hors de la scène… [ce qui arriva effectivement, lors d’une répétition nocturne à Avignon en 1951] Mais s’il n’a que ce contrôle de soi, l’acteur devient une marionnette… C’est une autre forme de théâtre. Le mieux est une forme d’adaptation instinctive, au théâtre comme au cinéma… (…) » (Cité dans Souvenirs et témoignages… p. 134.)

  

Sam Lévin, tournage de "Fanfan la Tulipe" : répétition d'une scène de duel au sabre (© MAP)

Un portrait de Gérard Philipe annonciateur de Fanfan la Tulipe

 

Ces précisions rappelées, la présentation simpliste du journaliste genevois (resté anonyme) prend une résonance naïve, ouvertement publicitaire :

 

« Ce n'est pas sans raison que l'on parle de "jeu", à propos du travail du comédien. Comme l'enfant, celui-ci anime une fiction et s'amuse de son jeu, dans la mesure où il y croit.

Parmi les jeunes acteurs de l'écran français, Gérard Philipe, mieux qu'aucun autre, nous aide à illustrer cette remarque. Ce qui frappe surtout, chez lui, c'est le sérieux, la conviction qu'il apporte à tout ce qu'il fait. Il ne donne jamais l'impression d'exercer un métier. Mais d'accomplir une action, d'être un personnage... Exactement comme l'enfant qui raye d'un mot le monde extérieur en déclarant : "On serait sur une île déserte"... et qui s'y trouve !

***

Christian-Jaque vient de terminer aux environs de Paris les prises de vues de "Fanfan-la-Tulipe".

Gérard Philipe nous a dit ici même, ce qu'était pour lui ce personnage. Et il l'a joué, comme il l'a vu ; II l'a créé, comme il l'imaginait : intrépide, audacieux, toujours prêt à relever le gant. Un rôle d'action, s'il en est ! Bagarres, poursuites, galopades, combats ! Toutes les heures qui n'étaient pas occupées aux prises de vues, Gérard les passait à répéter avec ses partenaires : Roquevert, Hussenot, Bernard, les duels au sabre qui marqueront leurs rencontres. Un duel, au cinéma, se règle comme un ballet. Le rythme est le seul moyen d'éviter les catastrophes. Pendant trois heures de suite, dans le cloître de Castellaras, nous avons vu Gérard Philipe batailler à tour de bras (c'est le cas de le dire) contre deux ou trois adversaires, imaginant des variantes, maniant à grands gestes un sabre pesant deux kilos, échevelé, suant... Visiblement ravi !... "Ce qu'il y a de merveilleux chez lui, nous disait alors Christian-Jaque, c'est qu'il n'a jamais conscience du danger !" Ce duel, c'était aussi pour lui un jeu, et qui, non seulement le rendait tout entier à son personnage, mais l'amusait. Comme il s'amusait cette nuit où l'on tournait une scène de "La Chartreuse de Parme", dans la cour du palais Spada, à Rome, à se faire promener en chaise à porteurs ou à mimer les spadassins. Ceux qui le connaissent mal, le voyant alors, diraient : "C'est un vrai gosse". Cela est juste, précisément, par le "sérieux" qu'il apporte à ce jeu, et qui révèle sa conviction, sa foi. On sait avec quelle passion il travailla avec Jean Vilar à l'organisation du Festival Théâtral d'Avignon, sorte de prélude aux représentations du Théâtre National Populaire que les deux acteurs donnent, depuis novembre, dans la banlieue de Paris.

"Fanfan-la-Tulipe" devient alors un Rodrigue pathétique. Il est parvenu à rendre à son héros, et, avec ses camarades, au "Cid", de Corneille, l'éternelle jeunesse des chefs-d'œuvre. Là encore, il "joue", mais il est Rodrigue. Et le peuple, et les enfants, lui font fête, parce qu'il sait les faire entrer dans le "jeu"...

… Pas plus dans sa loge de scène que sur le plateau du studio, Gérard Philipe ne semble entretenir avec ses personnages, ce mystérieux colloque, auquel on voit de grands comédiens s'attacher. Il nous disait un jour : "Je n'aimerais pas être un acteur qui réfléchisse ; le jeu n'est pas affaire de réflexion... C'est un don, non seulement de la nature à l'acteur, mais de l'acteur au personnage..."

***

[L’article s’achève sur des détails portant sur le mariage de Gérard Philipe]. » Journal de Genève, 15 février 1952.

 

Illustrations : Sam Lévin, photographie de tournage de Fanfan la Tulipe © Médiathèque de l’architecture et du patrimoine – Copies d’écran de Fanfan la Tulipe version colorisée (édition René Château)

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