Entre le 22 septembre et le 11 octobre 1958, le Théâtre National Populaire (dont fait partie Gérard Philipe) fait une grande tournée au Québec, suivie par une tournée états-unienne entre le 14 octobre et le 11 novembre : Gérard Philipe y joue le Cid et Lorenzaccio.
Vedette (involontaire) de la troupe, il est extrêmement sollicité par les médias. Dès septembre, on lui demande de participer à Music-Hall, une émission télévisées qui pratique allégrement le mélange des genres. Insistance d’autant plus forte que la présentatrice Michelle Tisseyre admire l’art du comédien…
Au prix d’un aller-retour depuis New-York où le TNP se produit, Gérard Philipe participe à l’émission diffusée le 26 octobre 1958. Après un numéro inattendu de ventriloque, il joue un extrait du Cid, le récit de la bataille fait par Rodrigue au roi…
Et c’est ainsi que nous pouvons voir ce qui est sans doute la trace vidéo la plus longue du Rodrigue de Gérard Philipe… et très probablement le seul autre témoignage filmé, avec l’extrait capté en 1951 dans Avignon, bastion de la Provence !
(Gérard Philipe : de 13 minutes 54’’ à 24 minutes 48’’)
L’émission est annoncée par la presse, en termes loufoques :
« Attention, mesdames et mesdemoiselles, c'est Gérard Philippe (sic), le héros de tant de films français, qui sera la vedette de "Music Hall", dimanche soir prochain. Nous vous en faisons part aujourd’hui afin que vous puissiez le dire à vos sœurs, vos cousines, vos voisines et à vos amies et que TOUTES, vous écoutiez CHLT-TV, dimanche soir, à 8h. » La Tribune, 24 octobre 1958.
… ou de manière plus sérieuse. Ainsi L’Union des Cantons de l’Est (23 octobre 1958) présentait-elle les invités de cette émission :
« On ne peut pas parler de théâtre et le cinéma français sans évoquer la personnalité séduisante de Gérard Philipe. Vedette de grands films, étoile du Théâtre National Populaire, comédien hors pair, Gérard Philipe s’est conquis des milliers d ’admirateurs autant au Canada qu’en France et partout à travers le monde.
Les Montréalais ont eu l’avantage de le voir en scène dernière ment. Il campait admirablement le Don Rodrigue du Cid de Corneille ainsi que le rôle-titre de Lorenzaccio de Musset. Au cinéma, il fut [suit une liste des grands rôles de l’acteur.]
Le grand public, qui aime Gérard Philippe (sic) et qui n’a pas eu la chance de l’applaudir au théâtre, pourra le voir à la télévision, dimanche 26 octobre, à 8 heures du soir, alors qu’il sera une des vedettes de la populaire série Music-Hall, que réalise Jacques Blouin, au réseau français de télévision de Radio-Canada.
Après nous avoir présenté Gérard Philipe, l’hôtesse attitrée de Music-Hall, Michelle Tisseyre, accueillera un autre artiste de grande classe, un chanteur canadien cette fois, le ténor de grand caractère Jon Vickers […] [Sont aussi invités] la diseuse Colette Poky, le chanteur Michel Louvain, l’acrobate sur patins à roulettes, Arturo Greco, ainsi qu’un groupe de comédiens bien connus qui joueront une désopila[n]te fantaisie marseillaise. […] L'orchestre sera sous la direction de Henry Matthews. »
La présentatrice Michelle Tisseyre donnera ultérieurement des détails sur la participation de Gérard Philipe, s'épanchera sur des souvenirs personnels évoqués par son Rodrigue… et expliquera quels sont les désagréments subis par le comédien en raison de cet aller-retour entre les États-Unis et le Québec :
« Gérard Philipe, dont je n'ai entendu que des éloges du public pour son numéro de Music-Hall, était fatigué ce jour-là.
Arrivé le jour même de New-York où il jouait avec le T. N. P., il y retournait le soir même (de fait on le retint jusqu'au surlendemain pour des questions de visa, lui qui n'avait même pas apporte sa brosse à dents… Ce délai était pour le moins inattendu.)
J'ai craint de l'ennuyer. Aussi me suis-je abstenue de lui dire, comme j'aurais aimé le faire, la part qu'il a jouée dans mon plus beau souvenir de théâtre.
C'était en juillet, un soir de pleine lune, à Paris.
Le T. N. P. jouait Le Cid, de Corneille, dans la cour de L'Hôtel de Soubise.
La nuit était chaude. Au haut du mur d'enceinte, les mansardes du Marais, le plus vieux quartier de Paris, s'ouvraient. Dans la lumière rose, bleue, or, les gens s'accoudaient aux fenêtres. Et écoutaient la tragi-comédie du grand Corneille.
Pour nous, spectateurs qui entourions le tréteau nu dresse devant la façade du vieil hôtel, ni le temps ni l'espace n'existaient plus. Seuls vivaient et palpitaient ces personnages issus de l'ombre et qui, leur chagrin vécu, leurs batailles gagnées, s'y replongeaient.
Et ces oriflammes, vraie voix du passé, dont la soie claquait au vent.
C'est de tout cela que je me suis souvenu sous les réflecteurs d'un studio de télévision, par un soir d'automne, alors qu'au Music-Hall, Gérard Philipe faisait le sublime récit de la bataille du Cid.
Combien d'autres spectateurs, ayant vu louer le Cid en plein air par le T. N. P. n'ont-ils pas eu envie de décrire à Gérard Philipe l'expérience qu'il leur avait fait vivre.
Se sont tus comme moi.
Eussent été peut-être incompris… » La Revue Moderne, janvier 1959.
Gérard Philipe, un Cid ventriloque discuté
Dans sa rubrique « Sons et images », Marcel Valois résume l’approche du comédien et la logique sous-jacente de l’émission :
« Le music-hall n'est pas nécessairement une suite de numéros de chant, de danse et de variétés sans liens, présentés l’un après l'autre sans préparation. Dimanche dernier, au programme qui porte le nom de "Music-Hall”, il y eut de la véritable mise en scène soutenue par des texte de bonne qualité pour relever le talent de Gérard Philips et de la chanteuse Clairette.
Pour Philipe on fit précéder son apparition d'un numéro bien fait de danse espagnol sur patins à roulettes. Ce furent des clowns qui aperçurent d'abord Gérard Philipe comme ce furent les girls qui l'entraînèrent en coulisse, le faisant danser avec elles, à la fin du numéro du célèbre artiste de la scène et de l'écran. Du cirque Philipe passa au théâtre de marionnettes, ce qui lui permit de montrer des dons inattendus de ventriloque. L’acteur avait écrit lui-même son texte qui résumait et illustrait en bref l’origine du théâtre. De sorte que lorsqu’il en arriva au récit du combat dans "Le Cid", le public était préparé à entendre ce monologue admirable qui n'a pas été fait, pour une salle de music-hall.
Sans costume et sans décors, Philipe a su exprimer l'héroïsme inconscient et nullement vantard de Rodrigue. En prenant le ton le plus simple et le plus naturel du monde, l'interprète rend aux vers de Corneille toute leur beauté enfouie sous la tradition poussiéreuse des études classiques et de spectacles emphatiques. » (La Presse, 28 octobre 1958)
D’autres ont une vision plus ambivalente de ce mélange des genres :
« En deux occasions différentes, Mme Michelle Tisseyre nous offrit deux grandes vedettes la semaine dernière : Ed Sullivan, à son “Rendez-Vous”, et Gérard Philipe, à “Music-Hall”. On fit grande fanfare autour des deux cas. […] Gérard Philippe, lui, fut un ventriloque (ordinaire) un castelier (en passant), un tragédien (Le Cid : récit du combat) et termina son numéro en dansant avec les girls. M. Philipe a une forte présence, une mâle assurance, il joue évidemment très bien, et il s’en tira avec honneur de cette salade où grandiloquence soufflée voisinait avec le beau. » Radiomonde et Télémonde, 1er novembre 1958.
"Qui m’aime généreux, me haïrait infâme". (Le Cid)
« Gérard Philipe fait du ventriloquisme en amateur. Pourquoi pas ? À Music-Hall, cela aurait pu être amusant. Mais Rodrigue l'emporta sur le ventriloque. Victoire dont il n'y a pas lieu de se réjouir. Le ton parfois nasillard du grand acteur, et l'absence de... Jean Vilar, nous empêchèrent de nous mettre dans l'atmosphère. Ça ne fait rien, Comme tout en France se termine par une chanson, Rodrigue commanda : musique, maestro et, bras dessus bras dessous avec les "girls", nous amena tout droit aux Folies-Bergère. On nous avait pourtant prévenu qu’il ne ferait pas de "numéro de clown" » Rubrique « L’air du temps », René Chicoine, Le Petit Journal, 2 novembre 1958.
Enfin, certains sont tout bonnement ravis de la hausse de niveau de l’émission :
Un excellent Music Hall
« Il y a quelque temps, nous avions cru bon de protester un peu sévèrement contre la monotonie et la fadeur de la télémission ‘“Music-Hall’. Aujourd’hui, nous devons avouer que “Music-Hall’ de dimanche dernier était excellent.
Lorsque Gérard Philippe, célèbre acteur français, a mis les pieds en studio pour son "Music-Hall”’ de la semaine précédente, il semble qu'il y ait mis aussi la main à la pâte pour rendre l’homogénéité, la souplesse et la légèreté nécessaires à une telémission de ce genre.
Nous ne savons si Radio-Canada, à ce moment, avait sorti ses gros canons, mais la télémission est devenue tout autre. Les améliorations ont duré et cette fois-ci, ce fut aussi une bonne heure distrayante et artistique. » Michèle Raymond, Le Progrès du Saguenay, 6 novembre 1958.
Illustrations :
captures d’écran de l’émission. (chaîne YouTube Rétro Québec Plus)
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