1952 – Promotion québécoise de "Fanfan la Tulipe" (interview)

Le 26 août 1952, Gérard Philipe et son épouse sont à Montréal, car l’acteur doit être présent pour le gala de première de Fanfan La Tulipe. À cette occasion, ainsi qu’il le fait pour d’autres représentants de la presse québécoise, il a accordé une longue interview à Clément Fluet, journaliste à RadioMonde. Ce dernier en conclut que « Gérard Philipe, c’est votre petit frère ! »

[La mise en caractère gras est un ajout de ma part. Le texte est resté en romain et non en italique pour une meilleure lisibilité.]

 

« […] La récente visite de Gérard Philippe (sic) à la métropole canadienne, à l'occasion de la première montréalaise de "Fanfan la Tulipe" nous a permis de connaître l'homme. Nous avons eu l'impression de faire connaissance avec notre petit frère.

Telle est eu moins l’impression que j'ai ressentie en causant avec Gérard Philippe. J’ai eu le sentiment de parler à un jeune homme pas complètement dégagé de son adolescence, aussi capable d'un geste d'enfant que du sérieux d'un homme fait, tout aussi capable de sombrer dans la mélancolie que de l'enthousiasme le plus délirant. Malgré ses trente ans (on lui en donnerait vingt-deux au maximum), Gérard Philippe a conservé une fraîcheur qu’on ne trouve d'ordinaire que chez les enfants.

On s'étonne de le constater... et on envie celui qui a su conserver cette précieuse qualité. Ainsi, au moment où je l'interrogeais, dans le hall du cinéma où l'on montrait son avant-dernier film, “Fanfan la Tulipe”, il m'a brusquement quitté et a couru vers la salle, pour voir quelle scène avait déclenché cette saillie de rires chez l'auditoire. Il est revenu vers moi avec, exactement, le sourire qu'aurait un petit gars s'il avait réussi à sauter du haut d'un mur sans se faire mal.

Car Gérard Philippe est tout le contraire d ’une vedette. Ses admiratrices connaissent, grâce à l'écran. ce regard bleu qui charme par sa limpidité et sa pureté. Dans la vie, Gérard Philippe a ce même regard clair, ouvert sur la vie comme celui d’un enfant, les mêmes cheveux un peu rebelles. Je l'avoue, j’ai cru revoir le petit collégien de “Diable au corps”.

Pourtant, Gérard Philippe a trente ans, c'est un excellent acteur qui ne vit que pour son métier. Je lui demande de me dire un mot de ses projets d'avenir. C’est simple, en somme. Il ambitionne tout bonnement de consacrer sa vie à son métier d’acteur. Au cinéma et au théâtre. En France, me dit-il, la télévision n'intéresse pas beaucoup les comédiens. Pour l'instant, ses projets concernent surtout le théâtre. Une tournée avec la troupe de Jean Vilar le mènera autour de la France, en Suisse, en Allemagne et en Italie. Cette troupe, qui joue des pièces ou répertoire (Cid, Prince de Hambourg (sic), Amer Courage (sic), Lorenzaccio, etc.) s'efforce d'intégrer davantage le public à l’action. Ainsi, elle préfère supprimer la rampe qui sépare trop nettement acteurs et public et faire avancer le plateau jusqu’auprès des spectateurs. — Un peu la formule élisabéthaine, quoi ? Ai-je demandé. — Pas tout à fait. Il ne serait pas question, par exemple, de faire asseoir des spectateurs sur la scène, comme dans ce temps-là, répond Gérard Philippe. Mais sans aller si loin, nous essayons d'établir une communion plus étroite entre acteurs et public. Jouera-t-on au Canada ? Il en est question pour dans deux ans, dit Gérard Philippe (sic). Une tournée outre-Atlantique coûte nécessairement très cher, mais de plus en plus, les acteurs de France se rendent compte qu'ils ont au Canada des amis fidèles. Si c'est le moindrement passible, ils ne négligeront pas ces amis.

Mais, toujours, ta conversation revient sur le sujet du cinéma. Quels sont les projets de Gérard Philippe (sic) ? Il en a beaucoup. D'abord, il doit aller, en janvier, tourner un film au Mexique [Les Orgueilleux]. Dans ce film, dont la mise en scène sera confiée à Luis Bunuel, Gérard Philippe (sic) jouera le rôle d'un étranger au pays. C'est tout ce qu'il a voulu me dire du scénario. Pour le reste, il est question surtout de deux projets, dont un qui intéressera surtout les Canadiens. On projette de tourner, en 1954, une suite à "Fanfan la Tulipe. Conçu dans la même veine, le film ferait revivre le héros Fanfan la Tulipe, Fier-à-Bras et Tranche-Montagne. Le film se passerait et serait tourné à Québec. On y traiterait avec le même humour parisien les guerres qui ont mis aux prises les Français et les Anglais, du temps de Montcalm. — C'est sérieux, ce projet ? ai-je demande. — Très sérieux, m'a-t-on répondu, mais pas définitif. Et Gérard Philippe (sic) me rappelle avec un sourire que l’homme propose... Quand il faut décider deux ans à l'avance, on n'ose pas affirmer plus que ça.

L'autre projet, c'est un film fondé sur la légende de Till Eulenspiegel […]. Pour réaliser ce rêve longtemps caressé. Gérard Philippe (sic) a dû se faire producteur. Avec l'équipe qui a fait “Fanfan la Tulipe", il' compte tourner Till. À ce qu'il me dit, je comprends qu'il ne s'agira pas d'un simple prétexte à farces, puisqu'on entend insister sur l’aspect liberté. Évidemment, dans la province de Québec, un tel film risque de déplaire à quelques-uns, puisqu’il sera forcément question d'inquisiteurs, etc.

Interrogé là-dessus, Gérard Philippe (sic) répond : "Peut-être que nous ne le passerons pas au Canada". En France, la censure s'appelle familièrement Anastasie ; il ne faudrait pas méjuger trop tôt notre Anastasie canadienne... Les lecteurs de Radiomonde auront peut-être l'occasion de voir un jour Gérard Philippe dans Till Eulenspiegel.

Et maintenant, me dis-je, parlons du Canada. À cette question : "Que pensez-vous du Canada ?"

Gérard Philippe commence par me dire que le Canada correspond entièrement à l'idée qu'il s’en était fait grâce à la littérature et aux photos. Et la Gaspésie ? Bien entendu, il n ’y est pas allé. Comme tout le monde, il est allé tout bonnement faire un tour dans le nord, du côté de Ste-Adèle. “C'est extraordinaire, comme il peut y avoir des lacs par ici, dit-il. Et on me dit qu'il y en a deux millions seulement dans la province de Québec !"

Enfin, voici le temps de poser ma question embarrassante. Un journaliste a sur les autres cet avantage de pouvoir poser des questions sans passer pour un indiscret ou un impertinent. Ou plutôt, on s’attend qu'il soit à la fois curieux et pas gêné. Mais quand on est au service de la vérité, que voulez-vous ?

Je sais pertinemment que Gérard Philippe (sic) a, au Canada, X milliers d'admiratrices (et au moins un admirateur). Je me doute bien de ce qu'elles pensent de lui, mais lui, qu’a-t-il pensé d'elles, après avoir fait connaissance. Ça peut l'embarrasser un peu de le lui demander, mais c'en vaut la peine.

En effet, la question a exactement l'effet que j'avais prévu. Je lui demande : "Que pensez-vous de la Canadienne ?" et Gérard Philippe (sic) me répond : "Euh", tout en remontant de la main une mèche rebelle.

Pour blaguer, je lui dis : "C’est très chaud l’hiver, mais l’été c'est inutile”. Il me regarde, un moment perplexe, puis se met à rire, ayant compris tout de suite que je fais allusion au vêtement dont le nom rappelle nos aimables concitoyennes. Du tac au tac, il me répond : "Ou encore, c'est utile dans vos lacs mais inutile sur vos routes". C’est à mon tour à de viner qu'il veut dire l’embarcation que nous appelons simplement un canot.

Mais la vraie, l’authentique Canadienne, qu'en pense-t-il ? Ce qui a frappé surtout Gérard Philippe (sic), c'est la désinvolture de nos concitoyennes. Au moment où je lui ai parlé, il faut dire qu'il revenait des Laurentides et qu'on ne saura jamais à qui il a eu affaire : à des citadines en villégiature ou à des jeunes filles de nos petits villages et de nos campagnes. Cette allure désinvolte, a-t-il dit, lui a plu. "Au fond, cela rejoint la franchise". Quant à leur façon de s'habiller, Gérard Philippe (sic) pense que les Canadiennes ont tendance à suivre la mode américaine, “mais, ajoute-t-il, beaucoup ont un vrai chic de Parisiennes. Elles ont l’air vraiment gentil”.

Nous passons ensuite à Fanfan, le rôle qui lui a valu de venir au Canada. Sur ce sujet, Gérard Philippe (sic) parle d'abondance. D'abord, il nous dit que c'était son premier rôle dans un film de mouvement. Tous ses personnages antérieurs exigeaient moins d'action physique et plus d'interprétation physique. Au contraire, Fanfan lui a permis de courir, de sauter, de poursuivre à cheval les ravisseurs de la belle Adeline et de se faire de l'escrime plein son saoul. Quand il en parle, ses yeux luisent et j’ai l'impression d'écouter un jeune collégien me racontant sa journée, particulièrement mouvementée.

A-t-il été doublé pour certaines scènes dangereuses ? “Une seule. Celle où de la fenêtre nous sautons sur nos chevaux. C'est un peu extraordinaire. En général, je ne suis pas sportif ". Il m'apprend ensuite qu'il a reçu une estafilade à la main, causée par un sabre, bien des égratignures. Le plus drôle, c'est qu'il s'était râpé la cuisse juste avant de commencer à tourner ce film, en tombant d'un tréteau. Et si le projet se réalise, il sera heureux de reprendre son rôle de Fanfan. Je l'assure d'avance que le Canada sera de nouveau heureux de l'accueillir et je le remercie de son amabilité. Il ne me reste plus qu'à attendre la venue au Canada de “Belles de nuit”, le film que Gérard Philippe a tourné après Fanfan. C'est une réalisation de René Clair. » (RadioMonde et TéléMonde, 6 septembre 1952)

 

Gérard Philipe à Montréal en 1952 (photo de RadioMonde)

Mais tous n’ont pas eu cette chance d’un échange cordial…

Des années plus tard, le journaliste et historien Pierre Vennat, du journal La Presse, se souvenait d’une toute autre atmosphère… Tout en citant certains extraits d’un article paru à l’époque, il publiait ses souvenirs dans un numéro du 18 août 2002, sous le titre ironique de « Gérard Philipe incognito » :

 

« Il y a un demi-siècle, Gérard Philipe était le Beau Brummell du théâtre et du cinéma français. Aussi, lorsqu’il arriva à Montréal pour assister au lancement de son dernier film, Fanfan la Tulipe, les journalistes essayèrent de l’interviewer. Bien en vain. Le 13 août 1952, on dut se contenter d’écrire qu’il était de passage incognito à Montréal et partait avec sa femme pour la Gaspésie, en auto.

Deux semaines plus tard, Jean Béraud, qui l’avait rencontré, écrivait (30 août 1952) : "L’interview est un plaisir. Mais pas avec Gérard Philipe. Il y a 15 jours déjà que le jeune et beau et grand acteur français est dans notre province. Son mentor, M. Charles Philipp, le mentor aussi du père Chopin, nous avait fait dire : "Il faut le laisser se reposer, il est harassé. On va le promener tranquillement en province. Et puis la veille du lancement de Fanfan la Tulipe au cours d’un cocktail, les journalistes auront le bonheur de le voir, de lui parler." Eh bien ouiche !

Les journalistes l’avaient vu, mais c’était un annonceur de la radio qui l’a interviewé sur scène pour n’obtenir que des réponses plutôt insipides. Puis, lorsque les journalistes ont pu le cerner au milieu de 250 invités le verre à la main, ils n’ont souvent pas obtenu de réponse. Il a ensuite lancé qu’il ne pourrait pas jouer à Montréal une pièce de son répertoire, "car les critiques..." Et Béraud d’écrire : "On n’a pas su très bien si cela voulait dire que les critiques montréalais sont des imbéciles, manquent de culture ou quoi ? Ça se prépare, M. Philipe, une interview pour le public, pour celui qui paye et qui fait vivre l’acteur, aussi grand soit-il !" »

 

Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec

 

 

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