1951 – Un festival d’Avignon mémorable : chute, admiratrices, Tour de France et travesti

 Gérard Philipe dans Le Cid (Avignon 1951)

En juillet 1951, le cinquième festival d’art dramatique d’Avignon a un relief particulier, apporté par Gérard Philipe, puisqu’il joue un Cid dont on a déjà vu la mise en scène dans des festivals précédents. Ce sera un triomphe, malgré l’accident dont est victime Gérard Philipe la veille de la première… Il devra jouer en partie assis…

Mais ce n’est pas le seul spectacle proposé par la troupe de Jean Vilar : Le Prince de Hombourg de Kleist est une grande première en France, comme l’est La Calandria, une pièce grivoise écrite par un cardinal, pièce qui fait un peu scandale et dans laquelle Gérard Philipe joue un double petit rôle, celui du Prologue et une courtisane très aguichante.

rôles de Gérard Philipe à Avignon, juillet 1951

La presse se fait évidemment l’écho des spectacles, mais aussi des à-côtés et des potins. On en a un aperçu grâce à une coupure de presse non identifiée, et à un compte rendu paru dans l’hebdomadaire féminin Elle. Les voici :

« Pour dix jours, le Festival d’Avignon fait du chef-lieu du Vaucluse la capitale du théâtre. La salle est une des plus belles du monde. Comme décor, il y à la nuit où les projecteurs découpent les murs crénelés du château des papes, il y a les cyprès qui vacillent dans Je mistral, il y a le ciel noir comme de l’encre.

Comme figurants, il y a le vent qui fait claquer les drapeaux aux angles de ta scène et les oiseaux qui traversent la lumière dans de grands claquements d’ailes.

Avec le 5e Festival d'art dramatique, Jean Vilar a fait enfin respirer aux capitaines, aux princes, aux infantes de la tragédie l'air des hommes. Il les a traînés sous le soleil ou sous les étoiles, devant de vrais tours, entre de vrais arbres. Il les a fait jouer dans le verger d’Urbain V ou dans la cour d'honneur. Au point qu’à certains moments, sous le tonnerre qui grondait dans le ciel d’Avignon, on ne savait plus qui, des spectateurs ou des acteurs, était anachronique.

Le Festival a commencé par une pièce inconnue : Le Prince de Hombourg. […]

Dans cette tragédie de la discipline, on entend déjà résonner les mots d’ordre du pangermanisme en même temps qu’on trouve tous les accessoires du romantisme : la vieille Allemagne, le rêve, une Princesse, la guerre et l’amour. Le prince, c'est Gérard Philipe ; l'Électeur, Jean Vilar.

Cette pièce, comme les deux autres qui figurent au Festival, a été répétée deux mois à Paris et une semaine en Avignon avant l’ouverture, à raison de dix-huit heures par jour. En Avignon, personne ne croyait avant la première que Gérard Philipe était bien Gérard Philipe. Son nom figurait dans la distribution à la place alphabétique. "Si c'était lui, a dit une jeune fille à Jean Vilar, il aurait des caractères d'un mètre de haut. " Le lendemain, sur les platanes de la ville, il y avait une affiche jaune collée en travers : "Gérard Philipe joue au palais des Papes."

La seconde pièce présentée par Vilar une tragi-comédie de Pierre Corneille, Le Cid. Le programme citait une opinion de l’auteur sur sa pièce : " Il n’y eu point d’homme au sortir de la représentation du Cid qui ne voulût avoir tué comme lui le père de sa maîtresse pour en recevoir de pareilles douceurs ; ni de fille qui souhaitât que son amant ait été son père, pour avoir la joie de l’aimer en poursuivant sa mort". Cette seconde phrase fit scandale, on rectifia vite par un encart dans le programme : "Ni de-fille qui souhaitât que son amant eût tué son père, etc." La rectification n'a pas, cependant, totalement apaisé les esprits.

Jean Vilar est le roi et Gérard Philipe Don Rodrigue. Il a réfléchi deux ans avant d’accepter ce rôle. C'est la seconde fois qu'il joue la tragédie, avec le Caligula d’Albert Camus, en 1948. Il est à ce point tumultueux, passionné, bondissant, que Jean Vilar, en pleine répétition, lui a dit gentiment : "Ne déclamez pas trop, ne me faites pas des alexandrins qui vont jusqu’à Nîmes." Vilar est content du résultat. "Après ce Cid-là, dit-il, aucun metteur en scène n’osera en faire un autre avant vingt-cinq ans." Fanatique de Corneille, Vilar a essayé de convaincre en 1949 André Gide, qui venait de voir son Œdipe, de rester un jour de plus pour voir Le Cid. "Je n'aime pas Corneille, dit Gide en secouant la main. N’insistez pas, il est trop tard pour me faire changer d’avis." […]

La troisième pièce du Festival est de circonstance en Avignon. Elle a été écrite par le cardinal de Bibbiéna. C’est une "commedia elegantissima in prosa nuovamente intitulata La Calandria". En exergue, sur le programme : une phrase du cardinal : "Il vaut mieux faire et se repentir que ne pas aire et se repentir. " La pièce se joue dans le jardin d’Urbain V qui contient sept cent personnes – la cour d’honneur où se donnent les deux autres pièces peut recevoir trois mille spectateurs).

Le cardinal n'a écrit que cette farce. Elle a été jouée pour la première fois, il y a plus de quatre siècles. Sa seconde représentation a été donnée devant le pape Léon X. C'est une véritable comédie moderne, l’aïeule des vaudevilles de Meilhac et Halévy et de Feydeau. L’intrigue est aussi compliquée et difficile à raconter. Le texte était à ce point scabreux que Michel Arnaud, l’adaptateur, a dû censurer certains passages. […]

Jean Vilar joue, dans La Calandria, le rôle d'un sbire ahuri qui n’a qu’à répéter mécaniquement les cinq répliques d'un autre sbire. Ce qui lui convient admirablement, car il a toujours – faute de temps – le plus grand mal à apprendre son texte. Gérard Philipe est le présentateur, en même temps qu’il joue en travesti le rôle bref et comique d'une courtisane : Artemona.

Ce Festival est aussi celui de la pauvreté. On a calculé qu’à l’heure, les vingt acteurs étaient moins payés qu'une femme de ménage. La scène, de 30 mètres de long, a été fabriquée et montée par vingt-cinq sapeurs du 7e génie. La municipalité donne 4 millions et il en faudrait 20. Pourtant, tout est création, tout est original : les textes, les traductions, les mises en scène, jusqu’aux cent-vingt costumes dont pas un seul n’a été loué. Dans Le Prince de Hombourg, la musique, de Maurice Jarre, est interprétée par une formation identique à celle de l’époque. On a "construit" un clavecin en piquant des punaises aux marteaux du piano.

Cette année, le Festival fera relâche un jour, le 22 juillet, pour faire place à un spectacle plus important par le nombre des acteurs, celui des tableaux et la grandeur de la scène : le Tour de France. […] » (coupure de presse non identifiée.)

Gérard Philipe dans Le Cid (Avignon 1951)

Gérard Philipe a fait pleurer Chimène

« Grâce à Jean Vilar, Avignon est devenu un des hauts lieux de l’art dramatique. Si la vogue des festivals bat son plein, celui d’Avignon est, non seulement le premier en date, mais aussi celui qui jouit justement du plus grand renom. Cette année Jean Vilar présente trois, spectacles : Le Prince de Hombourg, une tragédie d’un romantique allemand, Enrich (sic) von Kleist, à peu près inconnu du public français, Le Cid et La Calandria, une farce fort gaillarde qui a pour auteur le cardinal Bernardo de Bibbiéna et qui fut créée en 1508, au Vatican, devant Léon X.

Le Palais des Papes fournit à ces représentations deux cadres merveilleux. Celui de sa cour, avec ses murailles crénelées, et celui des jardins d’Urbain V avec ses bosquets, ses guirlandes de lierre et ses écharpes de vigne vierge.

La vedette de ce cinquième festival a été Gérard Philipe, qui renonça à un contrat de cinéma pour le seul plaisir de revêtir la cape écarlate de Rodrigue, l’uniforme blanc du prince de Hombourg et le vertugadin d’une courtisane dans La Calandria où il parut, en travesti, jouant de l’éventail et de la prunelle.

Son arrivée du Villeneuve-lès-Avignon, au volant de sa vieille Ford, déchaîna l’enthousiasme des jeunes Provençales qui prirent d’assaut l’auberge où il logeait et Gérard Philipe dut employer mille ruses pour échapper à ses admiratrices et faire retraite, en compagnie du poète Henri Pichette et du romancier Jean-Louis Bory, dans une ancienne cellule de la Chartreuse locale dont le gardien confectionne le meilleur pastis du Vaucluse.

Gérard Philipe faillit d'ailleurs être victime de sa fougue. Au cours d’une répétition, il tomba de l’estrade confectionnée par les soldats du Génie et fit une chute de trois mètres de haut sur un lit de pierres. Blessé au genou et au pied, il dompta sa souffrance et interpréta Rodrigue avec une vaillance qui arracha des larmes à Chimène. Dès qu’ils furent informés de cet accident, deux rebouteux, célèbres dans la région, descendirent de la montagne pour offrir leurs services à Gérard qui profita, en outre, du passage du Tour de France en Avignon pour consulter le masseur de Bobet. Mais les meilleurs conseils lui furent donnés par Jean Vilar qui, autrefois, fut ailier gauche au Football-Club de Sète.

Le succès du Festival a attiré de nombreux metteurs en scène et acteurs, tant étrangers que français. Fernand Gravey interrompit ses vacances et vint spécialement des Baux pour applaudir "Le Prince de Hombourg". On vit également Sophie Desmarets en Avignon. Mais pour une autre raison ! En compagnie de son mari, elle assista au transfert des cendres du Marquis de Baroncelli jusqu’aux Saintes-Maries-de-la-Mer, au milieu d’une escorte de gardians de la Camargue. » (Max Favalelli, Elle, 6 août 1951.)

Gérard Philipe en Artemona (Elle, 6 août 1951) (c) Gallica-BnF

 

Illustrations : Gérard Philipe dans le Cid et les différents rôles de Gérard Philipe (coupure de presse non identifiée) © DR ; Gérard Philipe en Artemona (Elle) © Gallica-BnF.

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