1960 – Un tombeau de papier pour Gérard Philipe, un "exemplum" idéal ?

 Gérard Philipe, Souvenirs et témoignages (Gallimard, 1960)

Après le décès de Gérard Philipe, la presse à ragots se déchaîne… Ses excès sont tels qu’Anne Philipe décide probablement de hâter un hommage déjà prévu à son mari défunt, un livre qui viendrait en pendant aux disques déjà prévus. À plusieurs reprises elle s’en ouvre à Georges Perros, ami intime de Gérard et également son ami.

Elle lui explique que, parallèlement au florilège d’enregistrements de théâtre pris sur le vif qui seront publiés par Véga dans un coffret 33t, elle souhaite « susciter un livre sur [la] vie professionnelle [de Gérard Philipe] », elle « [croit] qu’il doit se dégager de sa vie professionnelle une ligne exemplaire sans que le mot soit jamais employé ». (Lettre à Georges Perros datée du 25 décembre 1959, citée dans Georges Perros, Anne & Gérard Philipe, Correspondance 1946-1978, Finitude, 2008, p. 84)

Son utilisation de l’adjectif « exemplaire » est parlant. « Exemplaire » :« qui peut servir d'exemple par sa conduite, qui peut être cité », précise la définition du Larousse. Un terme ambivalent donc, car il peut laisser penser que seuls les témoignages « pouvant être cités », c’est-à-dire montrant une certaine facette du défunt seront retenus. Mais, et surtout, c’est un terme qui se rattache aussi au vieux modèle de l’exemplum latin et médiéval, cet outil rhétorique permettant de mettre en avant un « fait ou dit d'un personnage célèbre du passé qu'il est conseillé d'imiter », une anecdote biographique d’un personnage incarnant donc une vertu particulière, comme une vie de saint ou de « grand homme ». Il s’agirait alors d’une orientation très spécifique, narrée dans des saynètes ou des historiettes mises en avant dans un but précis : exhorter avec des exempla, par l'exemple, était essentiel pour les prédicateurs chrétiens, à tel point que des recueils compilant des exempla étaient disponibles, leur permettant de puiser dans un fonds commun d’exemples souvent tirés de l’expérience réelle, du folklore ou des histoires saintes.

Sous la plume d’Anne Philipe, cet adjectif pourrait donc faire penser à une réécriture de l’histoire dans un but précis, à une sélection opérée sur un scénario pré-écrit. Rien ne semble cependant l’affirmer. Au contraire, l’intention hagiographique est niée dès le départ par la sélection des témoignages et leur diversité. Par ailleurs, en détaillant certaines des étapes nécessaires de son projet mémoriel, Anne Philipe livre également certains de ses fondements. Lui semblent essentielles le respect de la fidélité du public envers le disparu, une certaine démocratisation de l’accès à ce livre et la volonté d'extirper l’image de son mari des racontars gratuits charriés par une certaine presse. Ce travail de mémoire aurait ainsi pour but de dégager la figure « mouvante » de l’homme et du comédien dans toutes ses contradictions, de se libérer des bassesses imprimées inhérentes à son statut de vedette.

Elle écrit :

 « […] Il faut faire rapidement le livre sur Gérard car on ne lit que des choses horribles et vulgaires. Tous ceux qui vont bien se taisent et laissent la parole à ce qu’il y a de plus méprisable.

Serait-il absolument hors de votre sentiment de construire ce livre au moyen de tous les témoignages que l’on aura ? […] Je me suis heurtée à plusieurs obstacles dont celui du prix du livre. […] A la réflexion, à la suite de conversations notamment avec Claude [Roy], j’ai pensé [qu’une vente en souscription] pouvait être à l’encontre d’une véritable fidélité. Il faut que, par exemple, le public que T.N.P. puisse acheter le livre. […] » (18 février 1960, Ibid., p. 85.)

« […] [Pour obtenir les témoignages], il faut voir les gens, leur téléphoner autant de fois qu’il est nécessaire. Chacun est près de sa vie et c’est très bien ainsi. […]

Je me suis mise à ce travail de témoignages j’en ai déjà quelques uns et j’attends ceux du T.N.P. et du groupe "Épiphanies".

Il y a des dizaines et des dizaines de personnes à contacter si l’on veut arriver à un livre qui ait à la fois une densité et une ligne conductrice.

Je voudrais qu’il y ait une chose importante de vous […].

Une fois que j’aurai tous les témoignages, Claude Roy est d’accord pour en faire un livre. […] Il s’y trouvera aussi bien le théâtre que le cinéma ou le syndicat. […] » (29 février 1960, Ibid., p. 86.)

« […] Le livre raconte bien. Certains témoignages sont tout à fait bien.

[…] Il faut les avoir tous pour le 15 juin. Prévenez vos amis. […] » (13 mai 1960, Ibid., p. 87.)

 

Toutefois la parution de cette évocation « professionnelle » ne freina pas une rapide idéalisation de la personne de Gérard Philipe. Anne Philipe y pensait-elle quand elle affirma en janvier 1961, au moment de la parution de l’ouvrage (l’achevé d’imprimé de l’ouvrage porte la date du 21 décembre 1960) :

« Gérard voulait être un homme. Il savait que là était le plus difficile. Il avait ses défauts et ses qualités. Il était lucide, sensible et intelligent. Il était mouvant comme nous le sommes tous. Il détestait, il refusait d’être prisonnier d’un personnage. Qu’il fût beau et aimable, c’est évident et lui-même, à certaines heures, en avait conscience ; mais pourquoi en faire un ange ?... Je n’éprouve pas le besoin d’expliquer un beau caractère ni un homme charmant en disant que c’est un ange, ni un paysage admirable en m’exclamant qu’il est semblable à un rêve. L’homme est là pour assumer le beau et le laid, le bien et le mal, l’intelligence et la bêtise, le meilleur et le pire. » (Les Lettres françaises, 12 janvier 1961, cité par Pierre Cadars, Gérard Philipe, Henri Veyrier, p. 6.)

 

Gérard Philipe, Souvenirs et témoignages (Gallimard, 1960)

Gérard Philipe, Souvenirs et témoignages…, paru fin décembre 1960, est rapidement chroniqué dans les pays francophones. Il devient tout aussi rapidement une matrice additionnelle pour le mythe.

Mais ce portrait « façon patchwork » d’un homme en mouvement, avide d’épouser les évolutions de son temps, reste lettre morte pour certains. Sans doute préfère-t-on un portrait figé dans le marbre… Dominique Bru pour l’AFP souligne le « mystère » entourant le comédien, malgré les « témoignages de cent vingt-quatre personnes ayant approché Gérard Philipe » car, « après sa lecture, on ne saurait dire s'il faut ou non "connaître" Gérard Philipe "comme favorisé du sort", car tous ses amis sont unanimes à affirmer qu'il était un mystère pour ceux mêmes auxquels il semblait le mieux se livrer. La vie l’avait-elle comblé ? Apparemment oui, au-delà de toute espérance. Mais au fond, qu'en pensait l'intéressé ? Personne n'en sait rien. » (Repris dans La Patrie du Dimanche, 12 février 1961)

Au contraire, pour Catherine Simon, dans Le Monde (3 janvier 1961), ce livre n’est pas « un "tombeau" de Gérard Philipe » mais « un portrait non flatté, un instantané. Et particulièrement réussi. » En effet,

« Aux collaborateurs, aux amis du jeune acteur disparu, à tous ceux qui de près ou de loin ont été mêlés à sa vie, on a demandé de témoigner. En toute liberté. Les souvenirs, les impressions, abondent. Certains n'étaient pas absolument favorables. On les a gardés. On a cité des critiques: pour et contre.

La difficulté consistait à utiliser ces innombrables déclarations, ces documents, à les introduire dans le récit sans qu'ils en ralentissent le cours. Le résultat de ce travail de découpage et de montage est inattendu : l'image de Gérard Philipe, que l'on croyait à jamais figée par la mort, prisonnière de sa légende cliché appartenant désormais au passé, son image s'anime, bouge ; elle est diverse, complexe, entourée d'un mystère que ces différents éclairages ne font qu'approfondir. »

 

Gérard Philipe, Souvenirs et témoignages (Gallimard, 1960)

Elle souligne également que « sa mémoire devra beaucoup aux soins de sa femme et de son ami, qui ont eu le courage largement récompensé de faire taire le dithyrambe pour n'écouter que la seule vérité », lignes prémonitoires tant les ouvrages écrits sur le comédien seront tributaires de cette matière vive, la citant quasi obligatoirement.

Lors de la sortie de l'ouvrage, La Gazette de Lausanne (7 janvier 1961) en publie quelques extraits, accompagnés d'une courte présentation. Le journaliste Franck Jotterand, qui avait interviewé le jeune comédien en 1947, se rappelait de cette première rencontre ainsi que de leur dernière :

« La première fois que je rencontrai Gérard Philipe, il m'ouvrit la porte du petit appartement qu’il partageait avec sa mère, exprima l’étonnement, mima l’accueil, me conduisit par gestes jusqu’à la salle de bain, m’offrit une chaise, me fit comprendre du regard qu'il était en train de se raser, je posai une question, il se mit à parler, entre deux coups de rasoir. Le sketch silencieux avait duré trois minutes, déjà j'avais compris le secret de sa présence sur scène, de son extraordinaire "expression corporelle", comme on dit aujourd’hui. C’était en 1947, nous avons parlé une heure, il avait rendez-vous en ville, nous sommes sortis ensemble, devant Ia station du métro il fouilla son veston de cuir, il avait oublié son portefeuille, j‘avais par hasard deux tickets. C’était l'époque des "Épiphanies" […].

La dernière fois que je vis Gérard Philipe, ce fut au café George-V, il m'expliqua longuement son travail de président du Syndicat des acteurs. Il cherchait ses mots, pour préciser des points de droit ou de technique administrative, avec un sérieux qui montrait à quel point il était attaché au jeune syndicat qu'il venait de fonder. Aisance magique, mais application aux techniques qui l’intéressaient, goût du travail en équipe, de la réalisation "sociale". Ce sont ces aspects qui ressortent, avec le sens subtil de l’amitié, du beau livre que sa femme, Anne Philipe, et Claude Roy ont consacré au comédien le plus prestigieux de l’après-guerre.

Grace aux témoignages divers, nous voyons revivre l’acteur, le metteur en scène, et avec lui l'épopée des jeunes théâtres et du TNP. Document important pour une époque de l'art dramatique, livre passionnant pour tous ceux qui aiment "ce héros de notre temps en qui toute une jeunesse voulut s’incarner", témoignage plein de vie et d’émotion. […] »

 

Gérard Philipe, Souvenirs et témoignages (Gallimard, 1960)

De son côté, Le Journal de Genève (6 janvier 1961) faisait paraître une chronique sur cet ouvrage, « Pour ceux qui aiment Gérard Philipe ». Sous la plume d’Eugène Fabre, c’est déjà une hagiographie qui s’esquisse, un « grand livre tout marqué du sacré », bien qu’il nie l’aspect « panégyrique » de l’ouvrage.

Ce compte rendu tout entier est empreint d’un vocabulaire de tonalité religieuse, quasi mystique… Dans le même registre, on peut également s’étonner de cette citation attribuée à l’acteur qui place dans sa bouche des références religieuses ; elles semblent assez déplacées, bien qu’on n’ait pu en vérifier la véracité.

« L’évocation et l'explication d’un grand acteur constituent toujours une entreprise périlleuse. Et même aujourd’hui où l’écran et le disque peuvent vous rendre des parts de sa présence. Mais, quand il s’agit de restituer ou gré des pages un être qui s'est approprié l’âme et l’aspect de tant de héros, ne va-t-on pas à l’échec ?

Il n’en est rien avec le très beau livre qu’Anne Philipe et Claude Roy viennent de composer — comme un poème ou comme une partition à la gloire de Gérard Philipe. Tous ceux qui ont aimé ce jeune prince de la scène et qui lui gardent, pour ce qu'il leur a donné d’incomparables instants à jamais fixés dans leur mémoire et leur sensibilité, une gratitude qui durera autant qu’eux — et, par ce qu’ils en auront dit à d’autres, bien au-delà — le liront avec ferveur. Et quand ils en auront atteint la 441e page finale, je m‘assure que, souvent, ils reviendront à ces souvenirs et à ces témoignages si parfaitement orchestrés pour y retrouver l’âme de celui dont les accompagnent, légères, frémissantes et pathétiques, nombre d‘images que son regard éclaire encore.

Toute la vie de Gérard Philipe y est contée par ceux qui l‘ont connu et il n’est que de les écouter pour prendre mesure du rayonnement du disparu. Il avait, certes, tous les dons en lui et partant, la possibilité de revêtir d'autres humanités, mais avant tout, il était lui-même et c‘est son caractère propre qui lui donnait ce pouvoir d’éveiller la sympathie, de pénétrer les êtres qu'il abordait, d‘ordonner dans l’étude et la méditation, mais toujours dans l’amour, son destin.

Rien donc chez lui de la "bête de théâtre" où c‘est une étrange passivité qui crée, mais un esprit agile, une constante intelligence du cœur grâce à quoi […] il ne cessera de chercher et de trouver le perfectionnement de ses actes, aussi bien ceux de l’acteur que de l’homme.

C'est [Henri] Pichette qui a dit de lui : "Le don visible sur la face, il avait l’air de l’ange." Une autre lumière l’habitait, dont témoignait l’"aura", que percevaient tous ceux qui l‘approchaient ou jouaient avec lui. Vous pouviez dire et décrire le style et la manière de ses interprétations, expliquer, avec des comparaisons et des rappels, telle novation recréant une scène, il subsistait toujours par-delà tous ces éléments saisissables quelque chose d‘autre qu’il vous fallait renoncer à exprimer et que lui-même un jour avait indiquée, disant : "Cette part de Dieu qui est en nous... "

Mais ce grand livre, tout marqué du sacré, n’est pas que le portrait d’une âme. Il fait paraître tous les aspects d’un vivant et singulièrement ceux qu‘anima le comédien de la scène et de l’écran. Sur chacune des œuvres qu’il interpréta, les auteurs ont, avec une émouvante piété, rassemblé les moindres éléments propres à expliquer l’art de Gérard Philipe. […]

[…] On voit tout aussi bien et ses dons et sa science se refléter dans le témoignage de ses camarades ; ce qu’ils ont dit de ce partenaire unique va demeurer comme un document ou les jeunes comédiens viendront prendre leçon. Le théâtre n‘est jamais aussi bien expliqué, commenté que par les acteurs : avec eux le verbe dramatique dépouille tout le livresque — point inutile mais mineur — des historiens et des critiques. La parole est action et elle s'inscrit dans un mouvement et un comportement qui sont une recréation même de la vie. Tout ce qui est dit ici des lectures, des répétitions, des représentations qu’animait Gérard Philipe, est enseignement. […]

Un autre mérite de ce passionnant recueil, c’est qu'il n’a pas cru devoir ne donner que dans le panégyrique. Tout ange qu'il apparaît, Gérard Philipe avait ses refus et ses sautes d’humeur : loin de diminuer l’homme et l’acteur, ils aident à pénétrer plus avent dans la connaissance d’un caractère qui savait se reprendre et tenter d’atteindre à la plus heureuse économie de sa vie. Il a donné le moins possible dans les absurdes jeux de la vedette : dans son foyer il a vécu de la belle et tendre vie d’un homme aimant et aimé, tout près de ses enfants dont il se faisait le bon maître. Mais dans ce refuge préféré, aucun égoïsme. Le prochain existait pour lui : À l’organisation d’une profession pleine d’aléas et de risques, il a dévoué une large part de ses énergies et […] institué une communauté qui put se protéger contre des abus trop longtemps tolérés.

Trop brève, certes, cette vie à qui du moins la gloire n’a pas manqué, mais si magnifiquement accomplie dans le don généreux de ses dons et le perpétuel effort d’un dépassement, qu'elle va durer par-delà la mort comme un exemple propre à féconder l’avenir et, avec l’écho retenu de ses voix et les images qu'elle a fixées sur l’écran, peupler longtemps encore le rêve des générations. »

 

Si l'ouvrage conçu par Anne Philipe et Claude Roy ne s'inscrit pas ouvertement dans le sillage des exempla, ce compte rendu y est bien en plein ! Les vies de saints ne sont-elles pas remplies des efforts méritoires que font ces derniers pour tendre vers la sainteté et vers le dépassement ? 

Cette image sanctifiée d’Épinal collera à la mémoire de Gérard Philipe. En 2003, un documentaire de Michel Viotte, Gérard Philipe, un homme, pas un ange, fera encore allusion à une perception qui a la vie dure.

 

Illustrations : couvertures et quatrième de couverture de Gérard Philipe, Souvenirs et témoignages… (Gallimard)

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