En 1948, le journaliste helvétique Franck Jotterand publie un entretien-portrait de Gérard Philipe dans La Gazette de Lausanne. Ce « billet parisien » est évidemment l’occasion de revenir sur la carrière du jeune comédien et d’évoquer ses projets. De manière plus originale, Gérard Philipe développe ici son rapport à l’art du mime.
« Gérard Philippe (sic) n'a pas dit un mot depuis qu'il m'a ouvert-la porte d'entrée, et pourtant il me semble que notre conversation est très animée. Ses gestes ont suffi à me donner la réplique, un œil brusquement écarquillé, une épaule qui se levait, l'arc d'un sourcil, le mouvement souple de son corps.
Nous nous sommes assis. Il se penche en avant, les coudes sur les genoux. Parfois il prend sa tête dans ses mains, comme un gosse qui veut réfléchir. Un miroir me montre son profil.
— Pourquoi -êtes-vous devenu acteur ?
— Parce que je n'aimais pas les études. Parte que j'adorais le cinéma. À Nice, je suivais d’assez loin les cours de la faculté de droit. Le cinéma m'attirait, avec son côté brillant, ses noms inscrits au néon dans les rues, ses lumières et ses affiches. Des amis me présentèrent à Marc Allégret. Je crus Ia gloire arrivée, les études terminées. Allégret me conseilla de travailler.
— Ce conseil a dû vous surprendre ?
— J'étais consterné. Mais je suivis aussitôt des cours à Cannes, avec Jean Wal, et la même année — c'était en 1943 — je jouai dans la pièce d'André Roussin : Une grande fille toute simple. Nous fîmes une tournée en Suisse, à Lausanne en particulier, avec ce spectacle. Ensuite ce fut Lyon, Paris, où je tins un rôle dans Sodome et Gomorrhe, au théâtre Hébertot. J'entrai, enfin, au conservatoire où je restai deux ans. Je m'y ennuyais copieusement la première année, en, compagnie de nos grands classiques que l'on nous montrait à travers trois siècles de tradition. J'eus la chance de me faire transférer, ensuite, dans une classe très intéressante.
— Et vos grands rôles ?
— J'appris que Camus avait donné une pièce à Hébertot. J'aimais beaucoup ce que faisait Camus, et le sujet de sa pièce, Caligula, me passionnait. Je jouai le tout pour le tout et demandai à Hébertot de me donner ce rôle. Il refusa. J'insistai. Henri Rollan devait être Caligula. J'obtins d'être désigné comme doublure, Rollan tomba malade. Une insolation. Je suis né sous un bon soleil.
Il rit. Son rire est précis, comme les traits de son visage. Il semble qu'il pourrait en régler la durée, l'intensité. Les sentiments les plus divers se peignant sur sa physionomie, mais il garde une maîtrise extrême de ses expressions, qui restent charmantes et naturelles. Il a enfilé une courte veste de cuir sur sa chemise à carreaux. Nous parlons de ses interprétations : les Épiphanies et des pièces de jeunes auteurs susceptibles d'être jouées.
— La plupart manquent non d'habileté, mais d'inspiration. Je ne connais d'ailleurs que deux jeunes auteurs qui aient quelque chose à dire : Maurice Clavel et peut-être René Servan. Clavel est seul capable à notre époque d'écrire des tragédies comme la Terrasse de Midi. Quant à Servan, je lis un de ses manuscrits : les Complices de Dieu. Il m'intéresse.
Philippe (sic) m'explique alors comment il a trouvé les mimes de K.M.X. Labrador.
— Le mime ne doit pas être stéréotypé, selon la tradition italienne qu'a reprise plus ou moins Barrault. Il s'est formé une sorte de dictionnaire des gestes, qui va du pied-de-nez à la main sur le cœur et grâce auquel l'acteur ou le danseur deviennent des robots bien remontés. Au contraire, les gestes doivent être sans cesse inventés, selon la sensibilité du comédien et de son personnage. Les vieilleries de la comédie italienne ne sauraient exprimer les nuances, les réactions imprévisibles, le mystère de l'âme moderne. Il faut que le mime se renouvelle, qu'il naisse d'un sentiment, qu'il s'assouplisse, qu'il ne soit pas une fabrique de sémaphores perfectionnés. J'ai essayé de ne dédoubler, de devenir le personnage de la pièce, de le vivre dans sa complexité. Dès lors, mes gestes, mon mime, ne pouvaient que représenter cette diversité intérieure. Je n'ai pas eu à les chercher. Ils sont venus d'eux-mêmes.
Avant de parler de ses films, je demande à Gérard Philippe (sic) s'il a quelque difficulté à passer de la scène au studio.
— N'est-ce pas ennuyeux de répéter tant de fois la même scène ?
— Au théâtre, nous répétons tout aussi souvent, sans compter les centaines de représentations.
Celui qui fut l'Idiot, puis l'adolescent troublé du Diable au corps me parle de son récent film, la Chartreuse de Parme.
— On en a fait un roman de cape et d'épée, avec de folles chevauchées, de la nage tout habillé, sous l'eau. Enfin, je désirais depuis longtemps m'amuser un peu…
— Vos projets ?
— Deux films, scénarios de Sigur[d], un copain. Titres : Une si jolie petite plage et M. Pégasse, géomètre [devenu Tous les chemins mènent à Rome]. Dans le premier, une enfance, un village de province, un disque usé, l'incompréhensibilité des événements. Le second sera un film comique. Enfin, je jouerai peut-être l'hiver prochain une pièce de Camus, Voulez-vous aussi vous laver les mains ?… Je vous accompagne jusqu'au métro. Zut, j'aurais dû changer d'habits. » (La Gazette de Lausanne, 15 mai 1948)
Quelques remarques :
Gérard Philipe avait assisté à une représentation de la troupe du Piccolo Teatro di Milano, alors en tournée à Rome en 1947, pendant qu’il y tournait La Chartreuse de Parme. C’est sans doute à cette occasion qu’il eut la possibilité de se familiariser avec les « vieilleries de la comédie italienne ». Précisons que c’est cette même année que Giorgio Strehler, qui venait de cofonder la troupe, étrennait son extraordinaire Arlequin, serviteur de deux maîtres ; spectacle emblématique qu’il remettra sur le métier durant toute sa carrière de metteur en scène…
Jacques Deval qui avait adapté la pièce Petticoat
Fever en K. M. X. Labrador, se souviendra par la suite du numéro
de mime extraordinaire de Philipe en lever de rideau :
« […] il ne se bornait pas à jouer son rôle, il se passionnait pour le spectacle, apportant de nouvelles suggestions. Il avait inventé lui-même un sketch muet de quelques minutes, où il était éblouissant. Et j’ai gardé la feuille sur laquelle il avait récrit la dernière scène de la pièce. Je le vois encore au restaurant où nous déjeunions […], entre deux répétitions. A chaque instant, il me proposait une modification, une idée qui lui était venue… […] » (Gérard Philipe. Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, p. 107-108.
La Terrasse de Midi de Maurice Clavel avait été créée à Avignon en 1947, durant la Semaine d’Art en Avignon (qui sera en réalité la première édition du Festival d’Avignon.) Clavel sera un fidèle compagnon de route du TNP de Jean Vilar.
Quant à René Servan, je ne suis pas parvenue à retrouver sa trace. L’orthographe de son nom serait-elle fautive ?
La pièce d’Albert Camus évoquée, Les Justes, ne sera pas jouée par Gérard Philipe qui ne pourra se libérer : c’est finalement Serge Reggiani qui incarnera Ivan Kaliayev dit Yanek, aux côtés de Maria Casarès (Dora). La pièce sera créée au Théâtre Hébertot le 15 décembre 1949.
Illustrations : Portrait de Gérard Philipe par Thérèse Le Prat (avant 1950 ?) © MAP – Goldoni, Arlecchino, servitore di due padroni - mise en scène de Giorgio Strehler (Archives du Piccolo Teatro di Milano, 1947. Photo de Emmer Claudio.)
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