Quand des réminiscences mal digérées de Scènes de la vie de Bohème d'Henry Murger (qui inspira aussi un opéra à Puccini) rencontrent les caprices de la vedette Viviane Romance, cela accouche d’un beau nanar ! Ce film médiocre ne serait guère passé à la postérité (il ne mérite d’ailleurs qu’une note de bas de page), s’il n’avait été un des premiers films d’Yves Allégret et s’il n’avait donné l’occasion à Gérard Philipe de faire ses premiers pas devant une caméra.
C’est d’ailleurs le nouveau réalisateur
qui l’a fait engager pour cette figuration intelligente. Ce n'est pas la première fois qu'un des frères Allégret joue un rôle déterminant dans la carrière du jeune comédien.
Ces premiers pas sont bien timides, au demeurant… La future vedette du cinéma français n’a que deux-trois répliques à prononcer, perdu dans une foule. Mention d’un rôle « de frère de Raimu » qu’on a proposé à son personnage, invitation à danser à une belle indifférente, vite qualifiée de « gourde ». Pas de quoi marquer les esprits… Gérard Philipe est encore bien maladroit, même si la fraîcheur et le sourire en coin sont déjà bien présents.
On peut s’en assurer soi-même en regardant ces quelques minutes :
Le film non plus n’est pas très brillant… Il est vrai que le scénario a été ficelé sur une idée (assez ridicule) de Viviane Romance, laquelle se mêla aussi de production et exaspéra tant le premier réalisateur, Jean Choux, qu’il passa la main à un autre, bien plus novice et peu enclin à s’opposer à la tyrannique vedette. Appelé par Viviane Romance, Yves Allégret prit donc la relève pour achever ce pensum. Le résultat de ce tournage chaotique se voit à l’écran. Le titre originel du film était d’ailleurs Ce que femme veut… Les supposés caprices de la vedette feront d’ailleurs les choux gras des hebdomadaires de cinéma…
Filmé au printemps 1943 au studios de la Victorine, le film a au moins la qualité de reconstituer un Café de Flore à s’y tromper (même le véritable patron de l’établissement vint tenir son propre rôle), s’il ne présente pas de manière réaliste la « vie de bohème » des personnages…
Les chroniqueurs cinéma ne s’y trompèrent pas et réservèrent un accueil peu chaleureux à La boîte aux rêves à sa sortie… en juillet 1945 ! (La production Scalera Films – profasciste – ne devait pas non plus les prévenir en sa faveur.)
Notons d’ailleurs que les reproches adressés à Viviane Romance, excellente dans la majeure partie de sa filmographie, relèveraient du procès d’intention si son jeu ne s’avérait pas si chargé : en réalité, on lui reprocha d’interpréter une « jeune fille de bonne famille » bien éloignée de sa persona de séductrice venue du peuple, de casser son image établie dans des rôles de vamp, de prostituée et de garce. Le fait qu’elle se soit aussi chargée du scénario et surveillait de près la production ne pouvait pas non plus plaire dans un milieu cinématographique souvent très conservateur. Les chroniqueurs de la presse, hommes et femmes, fustigèrent ce changement d’emploi radical, qui, il faut bien l’avouer, ne convient guère à l’actrice… (Que le scénario ne soit apparemment pas exempt de xénophobie est également, hélas ! dans l’air du temps de l’époque du tournage…)
Une courte revue de presse suffira
pour se persuader de cette réception négative :
« "La Boîte aux rêves" est le premier film (sic) de M. Yves Allégret, frère de M, Marc Allégret. On voudrait être aimable pour ce premier essai et y trouver matière à louanges. Mais c’est difficile. Non pas tant d’ailleurs & cause de la mise en scène elle-même qui n’offre point trop de maladresses qu’à cause du scénario et de l’interprétation du principal rôle féminin, par Mme Viviane Romance.
En quelques lignes, voici le sujet. Quatre habitués du café de Flore, café artistico-littéraire universellement connu sur la rive gauche, logent ensemble. Ce sont quatre joyeux garçons — ô Murger ! — ainsi répartis par profession : un peintre, un romancier, un musicien et un journaliste. Une même prédilection les rapproche : la paresse. Ils vivent le plus souvent de briques — si j’ose dire — et de broc, esquivent de multiples petites dettes et se défendent hargneusement contre l'amour qui encombrerait leur farniente.
Or, un beau soir, une jolie fille surgit en leur commune baignoire. Leur premier mouvement d’auto-défense est de la chasser. Mais elle s‘incruste en s'affirmant une petite ménagère accomplie. Avec elle, l'abondance entre dans l'atelier et tout irait sans doute pour le mieux sans les besoins de rebondissements du scénario, Dès cet instant, volte-face et contretemps se succèdent jusqu‘au -baiser final échangé par Ia pauvre fille qui est, en réalité, une riche héritière et le jeune peintre pour l’amour de qui elle s‘était travestie en Cendrillon.
Cette vie de bohème 1939, pour être plus amusante que celle qui nous fut offerte il y a quelques mois par M. Marcel Lherbier, sonne cependant faux d'un bout à l’autre.
En dépit d’un dialogue souvent charmant de M. René Lefèvre, on y vit d’une fantaisie de rigueur – ô légèreté de René Clair ! – bien plus lourde à porter qu’une vie de chien. La joyeuseté sent la mécanique et l’appris par cœur.
Toutefois l’écueil le plus grave reste encore Mlle Viviane Romance dans le rôle de la jeune fille. Mlle Viviane Romance, dont la personnalité exprime si parfaitement le désir et la lascivité, la passion et le don spontané de la chair, n'est pas du tout à sa place dans ce jeu da banderilles amoureuses. C'est bien simple, elle a l’air de s'être trompée de film en cours de réalisation.
Citons pour compliment, les trois mousquetaires qui, comme à l'ordinaire sont quatre : MM. René Levèvre, Henri Guisol, Pierre Louis et Franck Villar, le bienheureux favori. Félicitons aussi M. Henri Bruy pour son amusante silhouette de Sud-Américain incandescent.
Mais tous ces compliments ne font pas un bon film, Malheureusement. » (Jacques Berland, Front National, 17 juillet 1945.)
« Et voilà ! On prend un scénario "follement gai", un artiste sympathique, une jolie fille, on ajoute quelques mots d’esprit, quelques vérités premières, on saupoudre de quelques calembours à la "comment-vas-tu-yau-de-pipe" pour "faire léger", on brasse le tout et on sort un film. Le public est invité à venir voir quelque chose de derrière les fagots, et il trouve "La Boîte aux rêves".
Dès les premières images, on pressent le navet, en constatant qu'il ne suffit pas de situer une scène au café de Flore pour la rendre intelligente. Mais le petit navet persillé, mijoté qu'on entrevoyait se transforme de minute en minute en un légume monstrueux, en un rutabaga-phénomène, et il ne reste plus au spectateur que la ressource d'une fuite précipitée.
C'est pourquoi je ne saurai jamais — et je m'excuse de ne pouvoir, dans ces conditions, l'apprendre au lecteur — pour quelle raison Mlle Viviane Romance, fille d’un couturier parisien, est devenue la bonne à tout faire d’une bande de parfaits imbéciles habitant le Quartier latin.
Avant cette retraite, on a pourtant envie de prendre à part René Lefèvre pour lui dire simplement avec l'accent d'Isidore : "M. Lefèvre, vous qui êtes quelqu'un d'’intelligent et que nous aimons bien, allez donc chercher votre micro de speaker ou votre stylo d'écrivain, ou bien, si vous préférez, allons prendre un demi en face : mais, de grâce, ne restez pas sur cette attristante pellicule". » (Jean-Gérard Cervier, La Dépêche de Paris, 19 juillet 1945.)
« Pourquoi ce titre ? Parce que le rêve est mis en boîte et que le film vous a un petit air de conserve pour l’exportation ? Conserve de mauvaise qualité. Car il ne suffit pas de mettre au frigidaire, en dose plus ou moins commerciale, turbulence el folie, ivresse et pauvreté, pour faire un film sur la jeunesse. Et quelle jeunesse ! Celle qu'on nous présents est la plus fausse, la plus conventionnelle qui soit, Étudiants, peintres, journalistes ou musiciens, tous ces jeunes gens sont des ratés. Il faut croire à la contagion : le film n'est pas moins raté que ses personnages. […] » (Pierre Lagarde, Résistance, 21 juillet 1945.)
« Quatre godelureaux, un musicien, un peintre, un journaliste et un comédien impécunieux virent ensemble pour lutter contre la misère et conquérir la gloire. Terrible relent de la "vie de bohème", mais relent amusant qui, grâce au dialogue de René Lefèvre, prend un rythme de jazz spirituel. L'évocation du Café de Flore est remplie de touches vives el justes, le caractère des quatre garçons brossé avec vigueur.
Ce n'est pas qu'ils soient bien sympathiques ! Leurs préoccupations n'ont aucune envergure ; leur souci principal : hélas ! se débrouiller. Ils n'ont même pas l'excuse d'enthousiasmes sentimentaux. Par commodité, ils affectent de s'en départir.
Tels qu'ils nous apparaissent, ils promettaient cependant de nous divertir. Mais la catastrophe arrive bien avant le premier quart du film : Viviane Romance, la vedette consacrée, entre en scène sous les traits d'une jeune fille pure et délicate, de bonne famille par surcroît, probablement distinguée, peut-être spirituelle.
Pour Viviane Romance, jouer le rôle d'une jeune fille, cela veut dire garder avec soin les yeux écarquillés et ronds, par crainte de céder à l'habituelle œillade… Cela veut dire laisser les mains tombantes, par crainte d'expression plus corsée. Elle n'est pas la jouvencelle qui tombe amoureuse d'un beau jeune homme : c'est la Carmencita qui jette son dévolu sur le peintre.
À partir de cet instant, tout est faussé, tout devient extravagant, invraisemblable et niais.
La faute n'en incombe pas uniquement à Viviane Romance, loin de là. René Lefèvre, qui nous avait alléchés avec un bon début, tourne casaque et sombre dans l'incohérence.
Bref, sans que nous sachions exactement comment elle y parvient – nous nous en moquons — nous retrouvons la pure jeune fille endormie dans la baignoire des garçons. Leur premier soin : ouvrir le robinet de la douche ! Ensuite, on s'explique… mal, Viviane Romance — Nicole — feint d'avoir perdu la mémoire. Ce qu'elle veut, c'est rester là, s'imposer par son utilité ménagère, ses simagrées de jeune fille amoureuse ou entêtée. Elle y parvient Elle est devenue la bonne à tout faire, une bonne qui reçoit ses robes de chez les grands couturiers. Qu'importe ! Ensuite, elle intrigue pour que les quatre jeunes gens s'éprennent d'elle. N'y parvenant pas, elle imagine d’épouser un métèque (le métèque, c'est Henri Bry, fantaisiste et charmant). Le mariage tourne court, bien entendu, et Nicole fera lourdement comprendre à celui qu'elle a choisi, au peintre, que c'est lui seul qu'elle veut épouser, Il se laissera faire, probablement, son air benêt nous en assure.
Vingt minutes de bon film en somme, malgré le pastiche évident, et une heure dix d'invraisemblances qui peuvent, à la grande rigueur, amuser les plus jeunes. » (Monique Berger, Le Populaire, 2 août 1945.)
Heureusement ce ne sera pas la seule collaboration entre Yves Allégret et Gérard Philipe : ils se rattraperont avec le remarquable Une si jolie petite plage, le documentaire avec vedettes Les Orgueilleux, et l’engagé La meilleure part.
Illustrations : affiche du film (Bibliothèque numérique de Roubaix) ; copies d’écran d’après la VHS René Château – source des articles : Gallica-BnF.
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