1944 – Une "merveilleuse journée" au Théâtre des Champs-Élysées : poésie, danse (et recto-verso)

La merveilleuse journée (annonce de L'Oeuvre, 3 juin 1944)

Fin avril 1944, on annonçait une « merveilleuse journée » donnée au profit des enfants sinistrés de Seine-et-Oise et organisée « sous l'égide du Secours National » : les bombardements avaient été particulièrement sévères dans le département. D’abord programmée pour le 30 avril, elle fut repoussée « en raison des manifestations et réunions qui doivent avoir lieu à Paris le 30 avril à l'occasion de la Fête du Travail » (Paris-midi, 30 avril 1944).

Un communiqué publié dans plusieurs quotidiens, le 3 juin 1944, faisait miroiter :

« À la Merveilleuse Journée des Champs-Élysées, qui aura lieu demain dimanche au Théâtre des Champs-Élysées, au profit des sinistrés, évacués et réfugiés de Seine-et-Oise, le grand novateur Serge Lifar présentera tout un programme chorégraphique consacré à la danse et à la poésie. Nous savons que Lifar avait déjà tenté à plusieurs reprises rente intéressante expérience, celle de marier le rythme des vers à relui des mouvements.

Il avait été inspiré aussi bien par certains passages de "Britannicus" ou d'"Andromaque", de Racine, que par la mélodie des vers de Baudelaire ou de Jean Cocteau. Certaines de ses créations ont obtenu un succès retentissant.

Cette fois-ci, M. Lifar présentera sur la scène de la Comédie des Champs-Élysées un programme de 12 danses qui est un véritable bilan de son expérience.

Les meilleurs comédiens de Paris prêteront leur concours à cette séance où la musique est exclue : Maurice Escande, Jean Marchat, Renaud Marie, Gérard Philippe (sic), Tony Taffin, Gaston Girard, ainsi que Mlle Clarisse Deudon et Marguerite Daney.

Les chorégraphies de Lifar seront interprétées par les meilleurs danseurs de l'Opéra : Yvette Chauvire, Dinalix, Bardin. Lafon, Colette Marchand, ainsi que MM. Fenonjois, Roland Petit, Christian Foye, Serge Perrault. Janine Charrat, qui a été la première interprète des poèmes dansés, y reprendra ses plus grands succès. Cette séance nous réserve également la révélation de deux toutes Jeunes danseuses : Nathalie Philippart, Irène Skorik. » (L'Œuvre, 3 juin 1944)

 

Le compte rendu de L'Œuvre, s’il rend bien compte de l’ambiance générale, ne se penche guère sur ces poèmes dansés du soir :

« Hier s'est déroulée au Théâtre des Champs-Élysées la "Merveilleuse journée des Champs-Élysées" organisée au profit des sinistrés et réfugiés de Seine-et-Oise.

Dans l'après-midi, eut lieu le spectacle Chartes Munch, au cours duquel ou entendit la Danse des Morts, d'Arthur Honegger, O nuit, de Damais, dans laquelle ce jeune compositeur révèle des qualités de maîtrise fort intéressantes, et le délicieux Daphnis et Chloé de Ravel, qui vint à propos nous consoler des difficultés arides de la Danse des Morts.

Il est des éloges qui ne sont plus à faire, aussi n'insisterons-nous pas sur la perfection d'une exécution dirigée par Charles Munch.

Pendant qu'à l'entr'acte se déroulait une vente aux enchères, un beuglement de détresse vint interrompre la montée des "Américaines" : c'était une vache mélancolique qui, sur le trottoir de lu venue Montaigne, secouait le nœud de ruban piqué entre ses cornes, et rêvait à l'étrangeté de sa destinée qui, de sa ferme natale, l'avait menée aux Champs-Élysées pour y être le clou des enchères.

Le spectacle Serge Lifar termina fort brillamment cette merveilleuse journée. » (C. P., L'Œuvre, 5 juin 1944.)

 

Pourtant un chroniqueur se penchait plus précisément sur l’association entre musicalité poétique et nécessité chorégraphiques :

« M. Serge Lifar a consacré une matinée de charité (Comédie des Champs-Élysées) à un certain nombre de poèmes sur lesquels il a réglé des danses.

Gageure difficile à gagner, car le rythme poétique n’a pas les avantages chorégraphiques qu’offre parfois le rythme musical. Lorsqu’on se trouve devant des mètres précis comme dans Baudelaire, devant de souples battements d’ailes comme dans Verlaine, il est difficile au corps humain de s’adapter à ces cadences.

L’illustration chorégraphique peut alors assez facilement être nuisible aux poèmes (dont l'acteur peut être tenté de ralentir le débit), ou bien elle peut être inutile.

Parfois, au contraire, lorsque le poème, sans recherche de rythme, est tout expression sentimentale, la danse peut lui apporter une traduction valable, ainsi la Nuit d’août de Musset, transcrite par Lifar.

Il peut arriver aussi qu'un poète écrive avec la pensée ou l'arrière-pensée d'une traduction plastique. Tel fut le cas d'un poème de Maurice Rostand, Les Trois Danseuses.

Serge Lifar a fait appel à des ressources très diverses de l'art chorégraphique, par exemple, pour l'Abeille de Paul Valéry, les entrechats classiques, exécutés par M. Fenonjois, étaient tout à fait à leur place.

Pour d'autres poèmes, Ia danse, malgré Lifar sans doute, versait un peu dans la mimique.

Plusieurs danseuses et danseurs avaient donné leur concours à cette matinée. Notamment Mlles Chauviré, Dynalix, M. Christian Foye, etc. Mais il faut dire combien Mlle Janine Charrat s'est parfaitement adaptée aux chorégraphies de Serge Lifar. Intelligente, souple, elle semble être l'interprète idéale de cette forme de la danse. » (F. D., Paris-Midi, 9 juin 1944.)

 

Est-ce à cette soirée ou à une autre du même type que pensait Gérard Philipe quand on lui demanda, bien plus tard (sans doute en 1958) : « Vous êtes-vous déjà trouvé dans une situation ridicule ? » Il répondait :

« C’était en 1945. Jean Cocteau faisait évoluer des danseuses sur la seule musique de grands poèmes, dits à haute voix, par des acteurs. Le poème de Chénier, Diane, que j’étais chargé de dire, était tapé recto-verso. Je ne le savais pas, et j’oublie de tourner la page. Un silence glacial. Jeannine (sic) Charrat s’immobilise. Elle me regarde avec angoisse. Je ne bouge pas. En fin de compte, elle se sauve précipitamment dans la coulisse. Rideau ! » (Propos recueillis par Jacques Baroche dans Vedettes au microscope, Contact Éditions, 1961.)

 

J. Cocteau, R. Petit et J. Charrat (Globe, 31 mai 1945 )

La soirée du 4 juin 1944 au Théâtre des Champs-Élysées n’était pas la première du genre : dès 1942, Serge Lifar chorégraphiait ce type de présentation, rendue d’autant plus populaires qu’elles demandaient peu de moyens.

Jean Cocteau avait collaboré avec Serge Lifar pour des soirées similaires à celle de juin 1944. Gérard Philipe était-il coutumier de ces engagements où il devait lire de la poésie sur des évolutions des danseurs ? Cela attesterait alors que sa diction était appréciée.

 

Daniel Gélin se souvenait en effet d’une autre soirée dans laquelle son ami Gérard Philipe avait été victime d’une mésaventure. Est-elle exagérée ou confondue avec l’anecdote ultérieurement racontée par le comédien ?

« […] Nous avons apporté notre concours également à des récitals de poésie organisés à la salle Pleyel. C'est ainsi que nous fûmes les premiers acteurs à dire des vers sur lesquels évoluaient de jeunes danseurs. Je me souviens d'un ballet-poème exécutés par Christian Foye et Marina De Berg, alors débutants. Dans un coin de la scène je disais alors les Rocs, ce magnifique poème de Guillevic. Je renouvelai l'expérience au théâtre Sarah-Bernhardt avec un poème de Rimbaud.

C'est à l'un de ces récitals qu'il arriva à Gérard une des plus grandes mésaventures de sa carrière. Il devait jouer avec Maria Casarès une scène de Phèdre dansée par Renée Jeanmaire, la future Zizi, et Roland Petit. Sur ces vers de Racine, les deux danseurs mimaient chaque phrase, sur une chorégraphie adaptée minutieusement à chaque mot. Soudain Gérard eut un trou noir. Il fallut s’arrêter et reprendre. Au même endroit, au même vers, de nouveau le trou. Dans le silence terrible de la salle Pleyel archicomble, le ballet racinien recommença. De nouveau le trou. Gérard s’enfuit dans les coulisses, hors du théâtre, en larmes. » (Deux ou trois vies qui sont les miennes, Presses Pocket, 1978, p. 98.)

 

La mémoire de Daniel Gélin lui a-t-elle joué un tour ? En effet, Zizi Jeanmaire ne dansait pas toujours avec son futur mari ; c’est Janine Charrat qui était alors, jusqu’en 1944, associée au danseur.

Le théâtre de l’anecdote diffère lui aussi, toutefois on imagine mal ces évolutions dansées sur la fosse d’orchestre, même recouverte, de la Salle Pleyel… Il s’agit probablement d’une erreur. Mais des récitals poétiques (sans danse) étaient bien donnés Salle Pleyel durant la période, par certains sociétaires de la Comédie Française.

Je ne suis pas non plus parvenue à retrouver trace de l’association de Maria Casarès et Gérard Philipe lors d’une de ces soirées. Mais peut-être les participants n’étaient-ils pas tous nommés lors des annonces parues dans la presse…

 

Illustrations : annonce parue dans L'Oeuvre, 3 juin 1944 ; Jean Cocteau, Janine Charrat et Roland Petit, photographie parue dans Globe, 31 mai 1945 © Gallica-BnF

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